jeudi 16 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 2ème partie - Isabelle aux amours - ch 1 - La table du pape Jean 1


DEUXIÈME PARTIE
ISABELLE AUX AMOURS
I
LA TABLE DU PAPE JEAN 


 
  L’église Saint-Agricol venait d’être entièrement reconstruite. La cathédrale des Doms, l’église des Frères Mineurs, celle des Frères Prêcheurs et des Augustiniens, avaient été agrandies et rénovées. Les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem s’étaient construit une magnifique commanderie. Au-delà de la place au Change s’élevait une nouvelle chapelle Saint-Antoine, et l’on creusait les fondations de la future église Saint-Didier. 
  Le comte de Bouville, depuis une semaine, parcourait Avignon sans la reconnaître, sans plus rien trouver des souvenirs qu’il y avait laissés. Chaque promenade, chaque trajet était cause pour lui d’une surprise et d’un émerveillement. Comment une ville, en huit ans, pouvait-elle avoir changé si totalement d’aspect ? Car ce n’étaient pas seulement les sanctuaires qui étaient sortis de terre, ou bien avaient pris façades différentes, et montraient de toutes parts leurs flèches, leurs ogives, leurs rosaces, leurs broderies de pierre blanche que dorait un peu le soleil d’hiver et où chantait le vent du Rhône. Partout s’élevaient hôtels princiers, habitations de prélats, édifices communaux, demeures de bourgeois enrichis, maisons de compagnies lombardes, entrepôts, magasins. Partout on entendait le bruit patient, incessant et pareil à la pluie, du marteau des tailleurs de pierre, ces millions de petits coups de métal contre la roche tendre et par lesquels s’édifient les capitales. Partout la foule nombreuse, et souvent écartée par le cortège de quelque cardinal, partout la foule active, vivace, affairée, marchait dans les gravats, la sciure, la poussière calcaire. 
  C’est le signe des âges de richesse que d’y voir les souliers brodés de la puissance se souiller aux déchets du bâtiment. Non, Hugues de Bouville ne reconnaissait plus rien. Le mistral lui jetait aux yeux, en même temps que la poussière des travaux, un constant éblouissement. Les négoces, qui tous s’honoraient d’être fournisseurs du Très Saint-Père ou des éminences de son Sacré collège, regorgeaient des plus somptueuses marchandises de la terre, des velours les plus épais, des soieries, toiles d’or et passementeries les plus lourdes. Les bijoux sacerdotaux, croix pectorales, crosses, bagues, ciboires, ostensoirs, patènes, et puis aussi plats à manger, cuillers, gobelets, hanaps gravés d’armoiries tiarées ou cardinalices, s’entassaient sur les étagères du Siennois Tauro, du marchand Corboli et de maître Cachette, argenteurs. Il fallait des peintres pour décorer toutes ces nefs, ces voûtes, ces cloîtres, ces salles d’audience ; les trois Pierre, Pierre du Puy, Pierre de Carmelère et Pierre Gaudrac, aidés de leurs nombreux élèves, étendaient l’or, l’azur, le carmin, et traçaient les figures du Zodiaque autour des scènes des deux Testaments. Il fallait des sculpteurs ; maître Macciolo de Spolète taillait dans le rouvre et le noyer les effigies des saints qu’il peignait ensuite ou recouvrait d’or. Et l’on saluait très bas dans les rues un homme qui n’était pas cardinal, mais que n’escortait pas moins une suite imposante d’acolytes et de serviteurs chargés de toises et de grands rouleaux de vélin ; cet homme était messire Guillaume de Coucouron, chef de tous les architectes pontificaux qui, depuis l’an 1317, rebâtissaient Avignon pour la dépense fabuleuse de cinq mille florins d’or. 
  Les femmes, dans cette métropole religieuse, se vêtaient plus bellement qu’en aucun lieu du monde. Les voir sortir des offices, traverser les rues, courir les boutiques, tenir cour en pleine rue, frileuse et rieuses, dans leurs manteaux fourrés, parmi des seigneurs empressés et des clercs fort délurés, était un enchantement du regard. Certaines allaient même fort aisément au bras d’un chanoine ou d’un évêque, et les deux robes avançaient, balayant la poussière blanche d’un pas bien accordé. Le Trésor de l’Église faisait prospérer toutes les activités humaines. Il avait fallu construire de nouveaux établissements bordeliers et agrandir le quartier des follieuses, car tous les moines, moinillons, clercs, diacres et sous-diacres qui hantaient Avignon n’étaient pas forcément des saints. Les consuls avaient fait afficher sur panonceaux de sévères ordonnances : « Il est fait défense aux femmes publiques et maquerelles de demeurer dans les bonnes rues, de se parer des mêmes atours que les femmes honnêtes, de porter voile en public et de toucher de la main le pain et les fruits dans les boutiques sous peine d’être obligées d’acheter les marchandises qu’elles ont tâtées. Les courtisanes mariées seront expulsées de la ville et déférées aux juges si elles viennent à y rentrer. »      
  Mais, en dépit des ordonnances, les courtisanes se paraient des plus beaux tissus, achetaient les plus beaux fruits, racolaient dans les rues nobles, et se mariaient sans peine tant elles étaient prospères et recherchées. Elles regardaient avec assurance les femmes dites honnêtes mais qui ne se conduisaient guère mieux, à cette seule différence que le sort leur avait fourni des amants de plus haut rang. Non seulement Avignon, mais tout le pays environnant se transformait. 
  De l’autre côté du pont Saint-Bénezet, sur la rive de Villeneuve, le cardinal Arnaud de Via, un neveu du pape, faisait édifier une énorme collégiale ; et déjà l’on appelait la tour de Philippe le Bel « la vieille tour » parce qu’elle datait de trente ans. Mais sans Philippe le Bel, qui avait naguère imposé à la papauté le séjour d’Avignon, tout cela eût-il existé? À Bédarrides, à Châteauneuf, à Noves, d’autres églises, d’autres châteaux, sortaient de terre. Bouville en éprouvait quelque fierté personnelle. Non seulement parce qu’il se sentait concerné par tous les actes de ce roi, mais encore parce qu’il avait pendant de longues années tenu la charge de grand chambellan auprès de Philippe le Bel et qu’il se pensait un peu responsable de l’actuel pontificat. N’était-ce pas lui, Bouville, qui voici neuf ans, après une épuisante course à la recherche des cardinaux éparpillés entre Carpentras et Orange, avait le premier proposé le cardinal Duèze pour être le candidat de la cour de France ? Les ambassadeurs se croient volontiers seuls inventeurs de leurs missions lorsqu’elles ont réussi. Et Bouville, se rendant au banquet que le pape Jean XXII offrait en son honneur, gonflait le ventre en imaginant bomber le torse, secouait ses cheveux blancs sur son col de fourrure, et parlait assez haut à ses écuyers dans les rues d’Avignon. 
  Une chose, en tout cas, paraissait bien acquise : le Saint-Siège ne retournerait pas en Italie. On en avait fini avec les illusions entretenues sous le pontificat précédent. Les praticiens romains pouvaient bien s’agiter contre Jean XXII et le menacer, s’il ne regagnait pas la Ville éternelle, de créer un schisme en élisant un autre pape qui occuperait vraiment le trône de saint Pierre. L’ancien bourgeois de Cahors avait su répondre aux princes de Rome, en ne leur accordant que quatre chapeaux sur les seize qu’il avait imposés depuis son avènement. Tous les autres chapeaux rouges étaient allés à des Français. 
  — Voyez-vous, messire comte, avait dit le pape Jean à Bouville, quelques jours plus tôt, lors de la première audience, et s’exprimant par ce souffle de voix avec lequel il commandait en maître à la chrétienté… voyez-vous, messire comte, il faut gouverner avec ses amis contre ses ennemis. Les princes qui usent leurs jours et leurs forces à se gagner leurs adversaires mécontentent leurs vrais soutiens et ne s’acquièrent que de faux amis, toujours prêts à les trahir. 
  Il n’était besoin, pour se convaincre de la volonté du pape de demeurer en France, que de voir le château qu’il venait de construire sur la place de l’ancien évêché, et qui dominait la ville de ses créneaux, tours et mâchicoulis. L’intérieur était distribué entre des cloîtres spacieux, des salles de réception et des appartements splendidement décorés sous des plafonds d’azur semés d’étoiles, comme le ciel. Il y avait deux huissiers de la première porte, deux huissiers de la seconde, cinq pour la troisième, et quatorze huissiers encore pour les autres portes. Le maréchal du palais commandait à quarante courriers et à soixante-trois sergents d’armes. « Tout ceci ne représente pas un établissement provisoire », se disait Bouville en suivant le maréchal venu l’attendre en personne à la porte du palais, et qui le guidait à travers les salles. Et pour savoir avec qui le pape Jean avait choisi de gouverner, il suffit à Bouville d’entendre nommer les dignitaires qui venaient de prendre place, dans la salle des festins tendue de tapisseries de soie, à la longue table étincelante de vaisselle d’or et d’argent. 
  Le cardinal-archevêque d’Avignon, Arnaud de Via, était fils d’une sœur du pape. Le cardinal-chancelier de l’Église romaine, c’est-à-dire le premier ministre du monde chrétien, homme assez large et solide, bien assis dans sa pourpre, était Gaucelin Duèze, fils de Pierre Duèze, le propre frère du pape que le roi Philippe V avait anobli. Neveu du pape encore, le cardinal Raymond Le Roux. Un autre neveu, Pierre de Vicy, gérait la maison pontificale, mandatait les dépenses, dirigeait les deux panetiers, les quatre sommeliers, les maîtres de l’écurie et de la maréchalerie, les six chambriers, les trente chapelains, les seize confesseurs pour les pèlerins de passage, les sonneurs de cloches, les balayeurs, les porteurs d’eau, les lavandières, les archiatres apothicaires et barbiers. Le moindre des « neveux » ici attablés n’était certes pas le cardinal Bertrand du Pouget, légat itinérant pour l’Italie, et dont on chuchotait… mais qui donc ici ne chuchotait pas ?… qu’il était un fils naturel qu’aurait eu Jacques Duèze au temps qu’il n’avait pas encore, à quarante ans passés, quitté son Quercy natal ! 
  Tous les parents du pape Jean, jusqu’aux cousins issus de germains, logeaient en son palais et partageaient ses repas ; deux d’entre eux habitaient même dans l’entresol secret, sous la salle à manger. Tous étaient pourvus d’emplois, celui-là parmi les cent chevaliers nobles, celui-ci comme dispensateur des aumônes, cet autre comme maître de la chambre apostolique qui administrait tous les bénéfices ecclésiastiques, annates, décimes, subsides, caricatifs, droits de dépouilles et taxes de Sacrée Pénitencerie. Plus de quatre cents personnes formaient cette cour dont la dépense annuelle dépassait quatre mille florins. 
  Quand, huit ans plus tôt, le conclave de Lyon avait porté au trône de saint Pierre un vieillard épuisé, diaphane, dont on attendait, dont on espérait même, qu’il rendît l’âme la semaine suivante, il ne restait rien dans le Trésor papal. En huit années, ce même petit vieillard, qui avançait ainsi qu’une plume poussée par le vent, avait si bien administré les finances de l’Église, si bien taxé les adultères, les sodomites, les incestueux, les voleurs, les criminels, les mauvais prêtres et les évêques coupables de violence, vendu si cher les abbayes, fait contrôler si justement les ressources et biens ecclésiastiques qu’il s’était assuré les plus gros revenus du monde et possédait les moyens de rebâtir une ville. Il pouvait largement nourrir sa famille et régner par elle. Il n’était chiche ni de dons aux pauvres ni de présents aux riches, offrant à ses visiteurs joyaux et saintes médailles d’or dont l’approvisionnait son fournisseur habituel, le Juif Boncœur. 
  Enfoui, plutôt qu’assis, dans un fauteuil au dossier immense, et les pieds posés sur deux épais coussins de soie d’or, le pape Jean présidait cette longue tablée qui tenait à la fois du consistoire et du dîner de famille. Bouville, placé à sa droite, le regardait avec fascination. Comme le Saint-Père avait changé, depuis son élection ! Non pas d’apparence : le temps semblait sans prise sur ce mince visage pointu, ridé, mobile, au crâne enfermé dans un bonnet bordé de fourrure, aux petits yeux de souris, sans cils ni sourcils, à la bouche d’une extrême étroitesse où la lèvre supérieure rentrait un peu sous la gencive sans dents. Jean XXII portait ses quatre-vingts ans plus facilement que bien d’autres la cinquantaine : ses mains en donnaient la preuve, lisses, à peine parcheminées, et dont les jointures jouaient avec beaucoup de liberté. Mais c’était à l’attitude, au ton de la voix, aux propos, que l’on pouvait juger de la transformation. 
  Cet homme qui avait dû son chapeau de cardinal à un faux en écriture royale, puis sa tiare à deux ans d’intrigues sourdes, de corruptions électorales, parachevées par un mois de simulation d’une maladie incurable, paraissait avoir reçu une nouvelle âme, par la grâce du vicariat suprême. Parvenu au sommet des ambitions humaines, délivré d’avoir à rien désirer pour lui-même, toutes ses forces, toute la redoutable mécanique cérébrale qui l’avaient conduit à ce faîte s’employaient, de manière absolument détachée, au seul bien de l’Église tel qu’il le concevait. 
  Et quelle activité il y dépensait ! Parmi ceux qui l’avaient élu, croyant qu’il disparaîtrait vite et laisserait la Curie gouverner en son nom, combien se repentaient à présent ! Jean XXII leur menait la vie dure. Un grand souverain de l’Église en vérité. Il s’occupait de tout, tranchait de tout. Il n’avait pas hésité à excommunier, au mois de mars précédent, l’empereur d’Allemagne Louis de Bavière, le destituant du même coup et ouvrant cette succession au Saint Empire pour laquelle le roi de France et le comte de Valois s’agitaient tant. Il intervenait dans les différends des princes chrétiens, les rappelant, comme il était dans sa mission d’universel pasteur, à leurs devoirs de paix. En ce moment, il se penchait sur le conflit d’Aquitaine, et avait déjà arrêté, dans les audiences données à Bouville, les modalités de son action. Les souverains de France et d’Angleterre seraient priés de prolonger la trêve signée par le comte de Kent, à La Réole. Et qui arrivait à expiration en ce mois de décembre. Monseigneur de Valois n’utiliserait pas les quatre cents hommes d’armes et les mille arbalétriers nouveaux que le roi Charles IV lui avait envoyés ces jours derniers à Bergerac. Mais le roi Édouard serait impérativement invité à rendre l’hommage au roi de France, dans les plus brefs délais. Les deux souverains devraient remettre en liberté les seigneurs gascons qu’ils détenaient respectivement, et ne leur tenir aucune rigueur pour avoir pris le parti de l’adversaire. Enfin le pape allait écrire à la reine Isabelle pour la conjurer d’employer toutes ses forces à rétablir la concorde entre son époux et son frère. 
  Le pape Jean ne se faisait aucune illusion, pas plus que Bouville, sur l’influence dont disposait la malheureuse reine. Mais le fait que le Saint-Père s’adressât à elle ne manquerait pas de lui restituer un certain crédit et de faire hésiter ses ennemis à la maltraiter davantage. Ensuite, Jean XXII conseillerait qu’elle se rendît à Paris, toujours en mission de conciliation, afin de présider à la rédaction du traité qui ne laisserait à l’Angleterre, du duché d’Aquitaine, qu’une mince bande côtière avec Saintes, Bordeaux, Dax et Bayonne. Ainsi les désirs politiques du comte de Valois, les machinations de Robert d’Artois, les vœux secrets de Lord Mortimer allaient recevoir du Saint-Père une aide majeure.
Demain ‘’La louve de France’’ 2ème partie ‘’La table du pape Jean’’ - 2

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