vendredi 10 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - ch. 2 - La reine blessée - 2ème partie

 
La reine blessée – 2ème partie



   Les deux Le Despenser se rapprochèrent l’un de l’autre, comme pour faire front. Lady Le Despenser le Jeune se dressa devant l’échiquier ; elle était la fille du feu comte de Gloucester. Édouard II frappa du pied le dallage. La reine était trop irritante, à la fin, n’ouvrant la bouche que pour lui remontrer ses erreurs et ses fautes de gouvernement !
  — Je remets les grands fiefs à qui je veux, Madame, je les remets à qui m’aime et me sert, s’écria Édouard en posant la main sur l’épaule de Hugh le jeune. Sur qui d’autre pourrais-je m’appuyer ? Où sont mes alliés ? Votre frère de France, Madame, qui devrait se conduire comme le mien, puisque, après tout, c’est dans cette espérance que l’on m’a engagé à vous accueillir pour épouse, quel secours me porte-t-il ? Il me requiert de venir lui rendre l’hommage pour l’Aquitaine, voilà tout son appui. Et où m’envoie-t-il sa sommation ? En Guyenne ? Que nenni ! C’est ici, en mon royaume, qu’il me la fait délivrer, comme s’il avait mépris de toutes les coutumes féodales, ou le vouloir de m’offenser. Ne croirait-on pas qu’il se prend aussi pour le suzerain de l’Angleterre ? D’abord je l’ai rendu cet hommage, je ne suis que trop allé le rendre. Une première fois à votre père, quand j’ai manqué de rôtir dans l’incendie de Maubuisson, et puis encore à votre frère Philippe, voici trois ans, quand je suis allé à Amiens. À la fréquence, Madame, où meurent les rois de votre famille, il me faudra bientôt m’installer sur le Continent !
   Les seigneurs, évêques et notables du Yorkshire, dans le fond de la pièce, se regardaient entre eux, nullement effrayés mais atterrés de cette colère sans force qui s’égarait si loin de son objet, et leur découvrait, en même temps que les difficultés du royaume, le caractère du roi. Était-ce donc là le souverain qui leur demandait subsides pour son Trésor, auquel ils devaient obéissance en toutes choses, et d’aventurer leur vie quand il les requérait à ses combats ? Lord Mortimer avait eu certes quelques bonnes raisons de se rebeller… Les conseillers intimes eux-mêmes paraissaient mal à l’aise, bien qu’ils connussent cette habitude du roi, et qui se retrouvait jusque dans sa correspondance, de refaire le compte de tous les ennuis de son règne à chaque nouveau désagrément qui survenait.
   Le chancelier Baldock se frottait la pomme d’Adam, machinalement, à l’endroit où s’arrêtait sa robe d’archidiacre. L’évêque d’Exeter, Lord Trésorier, se rongeait l’ongle du pouce, à petits coups de dents, et observait ses voisins d’un regard sournois. Seul Hugh Le Despenser le Jeune, trop frisé, trop paré, trop parfumé pour un homme de trente-trois ans, montrait de la satisfaction. La main du roi posée sur son épaule prouvait à tous son importance et sa puissance. Le nez bref, la lèvre sinueuse, abaissant et relevant le menton comme un cheval au piaffer, il approuvait chaque déclaration d’Édouard d’un petit raclement de gorge, et son visage semblait dire : « Cette fois la coupe est pleine, nous allons prendre des mesures sévères ! » Il était maigre, long de taille, assez étroit de torse, et avait une mauvaise peau, sujette aux inflammations.
  — Messire de Bouville, dit soudain le roi Édouard se retournant contre l’ambassadeur, vous répondrez à Monseigneur de Valois que le mariage qu’il nous a proposé, et dont nous avons apprécié tout l’honneur, décidément ne se fera pas. Nous avons d’autres vues pour notre fils aîné. Ainsi en sera-t-il terminé avec une déplorable coutume qui veut que les rois d’Angleterre prennent leurs épouses en France, sans qu’il leur en vienne jamais aucun bienfait.
   Le gros Bouville pâlit sous l’affront et s’inclina. Il adressa à la reine un regard désolé, et sortit. Première conséquence, et bien imprévue, de l’évasion de Roger Mortimer : le roi d’Angleterre rompait avec les alliances traditionnelles. Il avait voulu, par ce trait, blesser sa femme ; mais il avait blessé en même temps ses demi-frères Norfolk et Kent dont la mère était française. Les deux jeunes gens regardèrent leur cousin Tors-Col, lequel haussa un peu plus l’épaule, d’un mouvement d’indifférence résignée. Le roi venait, sans réflexion, de s’aliéner à jamais le puissant comte de Valois dont chacun savait qu’il gouvernait la France au nom de son neveu Charles le Bel.
   Le jeune prince Édouard, toujours près de la fenêtre, immobile et silencieux, observait sa mère, jugeait son père. C’était de son mariage, après tout, qu’il s’agissait, et dans lequel il n’avait mot à dire. Mais si on lui avait demandé ses préférences entre son sang d’Angleterre et celui de France, il eût penché pour ce dernier. Les trois plus jeunes enfants avaient cessé de jouer ; la reine fit signe aux chambrières qu’on les éloignât. Puis, très calmement, les yeux dans ceux du roi, elle dit :
  — Quand un époux hait son épouse, il est naturel qu’il la tienne pour responsable de tout.
   Édouard n’était pas homme à répondre de front.
  — Toute ma garde de la Tour enivrée à mort, cria-t-il, le lieutenant envolé avec ce félon, et mon constable malade à périr de la drogue dont on l’a abreuvé ! À moins qu’il ne feigne la maladie, le traître, pour éviter le châtiment qu’il mérite ! Car c’était à lui de veiller à ce que mon prisonnier ne s’échappât ; vous entendez, Winchester ?
   Hugh Le Despenser le père, depuis un an comte de Winchester, et qui était responsable de la nomination du constable Seagrave, se courba au passage de l’orage. Il avait l’échine étroite et maigre, avec une voussure en partie naturelle et en partie acquise dans une longue carrière de courtisan. Ses ennemis l’avaient surnommé « la belette ». La cupidité, l’envie, la lâcheté, l’égoïsme, la fourberie, et de plus toutes les délectations que peuvent procurer ces vices, semblaient s’être logés dans les rides de son visage et sous ses paupières rougies. Pourtant il ne manquait pas de courage ; mais il ne se connaissait de sentiments humains qu’envers son fils et quelques rares amis, dont Seagrave, précisément, faisait partie.
   — My Lord, prononça-t-il d’une voix calme, je suis certain que Seagrave n’est en rien coupable…
  — Il est coupable de négligence et de paresse ; il est coupable de s’être laissé berner ; il est coupable de n’avoir rien deviné du complot qui se montait sous son nez ; il est coupable de malchance peut-être… Je ne pardonne pas la malchance. Bien que Seagrave soit de vos protégés, Winchester, il sera châtié ; on ne dira donc point que je ne tiens pas la balance égale, et que mes faveurs ne vont qu’à vos créatures. Seagrave remplacera le Lord de Wigmore en prison. Ses successeurs, ainsi, veilleront à faire meilleure garde. Voilà, mon fils, comment l’on gouverne ! ajouta le roi en s’arrêtant devant l’héritier du trône.
   L’enfant leva les yeux vers lui et les rabaissa aussitôt. Hugh le jeune, qui savait assez bien faire dévier les colères du roi, renversa la tête en arrière et dit, en regardant les poutres du plafond :
   — Celui qui par trop vous nargue, cher Sire, est l’autre félon, cet évêque Orleton qui a tout apprêté de sa main et paraît vous redouter si peu qu’il n’a pas même pris la peine de s’enfuir ou de se cacher.
 Édouard regarda Hugh le Jeune avec reconnaissance et admiration. Comment pouvait-on ne pas être ému par la vue de ce profil, par ces belles attitudes que Hugh prenait en parlant, par cette voix haute, bien modulée, et puis cette manière, à la fois tendre et respectueuse, qu’il avait pour dire : « Cher Sire », à la française, comme autrefois le gentil Gaveston que les barons et les évêques avaient tué… Mais à présent Edouard était un homme mûr, averti de la méchanceté des hommes, et qui savait qu’on ne gagnait pas à composer. On ne le séparerait pas de Hugh, et tous ceux qui voudraient s’opposer seraient frappés à tour de rôle, impitoyablement…
  — Je vous annonce, mes Lords, que l’évêque Orleton sera traduit devant mon Parlement pour y être jugé et condamné.
   Édouard croisa les bras et attendit l’effet de ses paroles. L’archidiacre-chancelier et l’évêque-trésorier, bien qu’ils fussent les pires ennemis d’Orleton, avaient sursauté, par solidarité de gens d’Église. Henry Tors-Col, homme sage et pondéré qui, pensant au bien du royaume, ne pouvait s’empêcher de rappeler le roi à la raison, fit observer calmement qu’un évêque ne pouvait être traduit que devant une juridiction ecclésiastique constituée par ses pairs.
  — Il faut un début à toutes choses, Leicester. La conspiration contre les rois n’est pas, que je sache, enseignée par les saints Évangiles. Puisque Orleton oublie ce qu’il faut rendre à César, César s’en souviendra pour lui. Encore une des grâces que je dois à votre famille, Madame, continua le roi à l’adresse d’Isabelle, puisque c’est votre frère Philippe Le Cinquième qui a fait nommer par son pape français, et contre mon vouloir, cet Adam Orleton à l’évêché de Hereford. Soit ! Il sera le premier prélat à être condamné par la justice royale, et son châtiment sera exemplaire.
  — Orleton ne vous était point hostile, naguère, mon cousin, insista Tors-Col, et il n’aurait eu aucune raison de le devenir si vous ne vous étiez pas opposé, ou si l’on ne s’était opposé dans votre Conseil, à ce que le Saint-Père lui donnât la mitre. C’est un homme de grand savoir et d’âme forte. Peut-être pourriez-vous aujourd’hui, justement parce qu’il est coupable, vous le rallier plus facilement par un acte de mansuétude que par une action de justice qui va, entre tous vos embarras, attiser l’hostilité du clergé.
  — Mansuétude, clémence ! Chaque fois que l’on me nargue, chaque fois que l’on me provoque, chaque fois que l’on me trahit, vous n’avez que ces mots à la bouche, Leicester ! On m’a conseillé, et j’ai eu grand tort d’écouter les avis, on m’a supplié de gracier Wigmore ! Avouez donc que si j’en avais usé avec lui comme avec votre frère, ce rebelle aujourd’hui ne serait pas en train de courir les chemins.
   Tors-Col haussa sa grosse épaule, ferma les yeux, et eut une moue lassée. Combien était irritante, chez Édouard, cette habitude qu’il croyait royale d’appeler ses parents ou ses principaux conseillers par les noms de leurs comtés, et de s’adresser à son cousin germain en lui criant « Leicester », au lieu de dire simplement « mon cousin », comme chacun dans la famille royale le faisait, comme la reine elle-même. Et ce mauvais goût de rappeler, à tout propos, la mort de Thomas de Lancastre, comme s’il en tirait gloire ! 
  Ah ! l’étrange homme et le mauvais roi qui s’imaginait pouvoir décapiter ses proches parents sans s’attirer de ressentiment, qui croyait qu’une embrassade suffisait à effacer un deuil, qui exigeait le dévouement de ceux-là mêmes qu’il avait blessés, et voulait trouver partout fidélité alors qu’il n’était lui-même que cruelle inconséquence !
  — Sans doute avez-vous raison, my Lord, dit Tors-Col, et puisque vous régnez depuis seize ans, vous devez savoir ajuster vos actes. Traduisez donc votre évêque devant le Parlement. Je n’y mettrai point d’obstacles. 
  Et il ajouta entre les dents, pour n’être entendu que du jeune comte de Norfolk :
  — Ma tête est de travers, certes, mais je tiens toutefois à la garder où elle se trouve.
  — Car c’est me narguer, vous en conviendrez, continuait Édouard en fouettant l’air de la main, que de s’évader en perçant les murs d’une tour que j’ai fait moi-même construire, pour qu’on ne s’en échappe pas.
  — Peut-être, Sire mon époux, dit la reine, vous êtes-vous plus occupé quand vous la bâtissiez de la gentillesse des maçons que de la solidité de la pierre.
   Le silence tomba d’un coup sur l’assistance. La pointe était brutale et soudaine. Chacun retenait son souffle et regardait, qui avec déférence, qui avec haine, cette femme de formes assez fragiles, droite sur son siège, seule, et qui tenait tête de telle façon. Les lèvres un peu écartées, la bouche entrouverte, elle découvrait ses dents fines, pressées les unes contre les autres, de petites dents carnassières, bien coupantes. Isabelle était visiblement satisfaite du coup qu’elle venait de porter. Hugh le Jeune était devenu écarlate ; Hugh le père feignait de n’avoir pas entendu. Édouard allait se venger certainement ; mais de quelle manière ? La riposte tardait à venir. La reine observait les gouttelettes de sueur qui perlaient au front de son mari. Rien ne répugne davantage à une femme que la sueur d’un homme qu’elle a cessé d’aimer.
  — Kent, cria le roi, je vous ai fait gardien des Cinque Ports et gouverneur de Douvres. Que gardez-vous en ce moment ? Pourquoi n’êtes-vous pas sur les côtes que vous avez à commander et sur lesquelles notre félon doit chercher à s’embarquer ?
  — Sire mon frère, dit le jeune comte de Kent tout éberlué, c’est vous qui m’avez donné ordre de vous accompagner en votre voyage…
Eh bien, à présent, je vous en donne un autre qui est de rejoindre votre comté, d’en faire battre les bourgs et les campagnes à la recherche du fugitif, et de veiller vous-même à ce qu’on visite tous les bateaux qui seront dans les ports.
  — Qu’on mette des espions à bord des bâtiments et qu’on prenne ledit Mortimer, vif ou mort, s’il venait à y monter, dit Hugh le jeune.
  — C’est justement conseillé, Gloucester, approuva Edouard. Quant à vous, Stapledon…
   L’évêque d’Exeter ôta son pouce de ses dents et murmura :
   — My Lord…
  — Vous allez à toute hâte regagner Londres ; vous irez à la Tour sous la raison d’y vérifier le Trésor ; vous prendrez la Tour sous votre commandement et surveillance jusqu’à ce qu’un nouveau constable soit nommé. Baldock établira sur l’heure, pour l’un et l’autre, les commissions qui vous feront obéir.
   Henry Tors-Col, les yeux vers la fenêtre et l’oreille contre l’épaule, semblait rêver. Il calculait… Il calculait que six jours s’étaient écoulés depuis l’évasion de Mortimer, qu’il en faudrait huit au moins pour que les ordres commencent à entrer en exécution, et qu’à moins d’être un fol, ce qui n’était naturellement pas le cas de Mortimer, celui-ci aurait à coup sûr quitté le royaume. Il se félicitait aussi de s’être solidarisé avec la plupart des évêques et des seigneurs qui, après Boroughbridge, avaient obtenu la vie sauve pour le baron de Wigmore. Car, à présent que celui-ci s’était évadé, l’opposition aux Despensers allait peut-être retrouver le chef qui lui manquait depuis la mort de Thomas de Lancastre, un chef de plus d’efficace, plus habile et plus fort que ne l’avait été Thomas… Le dos royal ondula ; Édouard pivota sur les talons pour se replacer face à sa femme.
  — Eh, si ! Madame ; je vous tiens justement pour responsable. Et d’abord lâchez cette main que vous ne cessez de serrer depuis que je suis entré ! Lâchez la main de Lady Jeanne ! cria Édouard en frappant le sol du pied. C’est fournir caution à un traître que de mettre tant d’ostentation à en garder l’épouse auprès de soi. Ceux qui ont aidé à l’évasion de Mortimer pensaient bien qu’ils avaient l’agrément de la reine… Et puis on ne s’évade pas sans argent ; les trahisons se payent, les murs se percent avec de l’or. De la reine à sa dame de parage, de la dame de parage à l’évêque, de l’évêque au rebelle, le chemin est facile. Il va me falloir vérifier plus étroitement votre cassette.
  — Sire mon époux, je crois que ma cassette est assez bien contrôlée, dit Isabelle en désignant Lady Le Despenser.
   Hugh le Jeune semblait s’être soudain désintéressé du débat. Enfin la colère du roi se tournait, comme à l’habitude, contre la reine, et Hugh se sentait un peu plus triomphant. Il prit un livre qui se trouvait là et que lady Mortimer lisait à la reine avant l’entrée du comte de Bouville. C’était un recueil des lais de Marie de France ; le signet de soie marquait ce passage :
En Lorraine ni en Bourgogne,
Ni en Anjou ni en Gascogne,
En ce temps ne pouvait trouver
Si bon ni si grand chevalier.
Sous ciel n’était dame ou pucelle,
Qui tant fut noble et tant fut belle
Qui n’en voulut amour avoir…
   « La France, toujours la France… Elles ne lisent que ce qui touche à ce pays, se disait Hugh. Et quel est dans leur pensée ce chevalier dont elles rêvent ? Le Mortimer, sans doute… »
  — My Lord, je ne surveille pas les aumônes, dit Aliénor Le Despenser.
  Le favori releva les yeux et sourit. Il féliciterait sa femme pour ce trait.
  — Je vois donc qu’il me faudra aussi renoncer aux aumônes, dit Isabelle. Il ne me restera bientôt plus rien d’une reine, pas même la charité.
  — Et il faudra aussi, Madame, pour l’amour que vous me portez et que chacun voit, poursuivit Édouard, vous séparer de Lady Mortimer, car nul ne comprendrait plus dans le royaume qu’elle restât auprès de vous désormais.
   Cette fois, la reine pâlit et se tassa un peu sur son siège. Les grandes mains nettes de Lady Jeanne se mirent à trembler.
  — Une épouse, Édouard, ne peut être tenue de partager en tout les actes de son époux. J’en suis assez bien l’exemple. Veuillez croire que Lady Mortimer est aussi peu associée aux fautes de son mari que je le suis moi-même à vos péchés, s’il vous arrive d’en commettre !
   Mais cette fois, l’attaque ne réussit pas.
  — Lady Jeanne se rendra au château de Wigmore, lequel sera désormais sous la surveillance de mon frère Kent, et ceci jusqu’à ce que j’aie résolu ce qu’il me plaira de faire des biens d’un traître dont je ne veux plus que le nom soit prononcé en ma présence… avant la sentence de mort. Je pense, Lady Jeanne, que vous préférerez vous retirer de gré plutôt que de force.
  — Allons, dit Isabelle, je vois que l’on me veut tout à fait seule.
  — Que parlez-vous de solitude, Madame ! dit Hugh le Jeune de sa belle voix modulée. Ne sommes-nous pas tous vos amis fidèles, étant ceux du roi ? Et madame Aliénor, ma dévouée femme, ne vous est-elle pas de constante compagnie ? C’est un joli livre que vous possédez là, ajouta-t-il en montrant le volume, et finement enluminé ; me ferez-vous la grâce de me le prêter ?
  — Mais certes, certes, la reine vous le prête ! dit le roi. N’est-ce pas, Madame, que vous nous faites le plaisir de prêter ce livre à notre ami Gloucester ?
  — Bien volontiers, Sire mon époux, bien volontiers. Et je sais, quand il s’agit de notre ami Le Despenser, ce que prêter veut dire. Il y a dix ans que je lui ai prêté ainsi mes perles, et vous voyez qu’il les porte toujours au cou.
   Elle ne désarmait pas, mais le cœur lui battait à grands coups dans la poitrine. Elle allait être seule désormais à supporter les quotidiennes blessures. Mais si un jour elle parvenait à se venger, elle n’oublierait rien.
   Hugh le Jeune posa le livre sur un coffre et fit un signe d’intelligence à sa femme. Les lais de Marie de France iraient rejoindre le fermail d’or à lions de pierreries, les trois couronnes d’or, les quatre couronnes enrichies de rubis et d’émeraudes, les cent vingt cuillers d’argent, les trente grands plats, les dix hanaps d’or, la garniture de chambre en drap d’or losange, le char pour six chevaux, le linge, les bassins d’argent, les harnais, les ornements de chapelle, toutes ces choses merveilleuses, dons de son père ou de ses proches, qui avaient formé la corbeille de noces de la reine, et qui étaient passées aux mains des amants d’Édouard, à Gaveston d’abord, au Despenser ensuite. Même le grand manteau de drap de Turquie, tout brodé, et qu’elle portait le jour de son mariage, lui avait été enlevé !
  — Allons, mes Lords, dit le roi en frappant des mains, qu’on se hâte aux tâches que j’ai données et que chacun veille à son devoir.
   C’était l’expression habituelle, une formule encore qu’il croyait royale, par laquelle il marquait la fin de ses Conseils. Il sortit, et chacun à sa suite, et la pièce se dépeupla. L’ombre commençait à descendre dans le cloître du prieuré de Kirkham et, avec l’ombre, un peu de fraîcheur entrait par les fenêtres.
   La reine Isabelle et Lady Mortimer n’osaient prononcer un mot, de peur de se mettre à pleurer. Seraient-elles jamais à nouveau réunies, et quel sort, à chacune, était-il promis ? 
  Le jeune prince Édouard, les yeux baissés, vint se placer silencieusement derrière sa mère, comme s’il voulait remplacer l’amitié qu’on arrachait à la reine. Lady Le Despenser s’approcha pour prendre le livre qui avait plu à son mari, un beau livre, dont la reliure de velours était rehaussée de pierreries. Il y avait longtemps que l’ouvrage excitait sa convoitise. Comme elle allait s’en saisir, le jeune prince Édouard y abattit la main.
  — Ah, non ! mauvaise femme, dit-il, vous n’aurez pas tout !
   La reine écarta la main du prince, prit le livre et le tendit à son ennemie. Puis elle se retourna vers son fils avec un furtif sourire qui découvrit à nouveau ses dents de petit carnassier. Un enfant de onze ans ne pouvait être encore de grand secours ; mais, tout de même, il s’agissait du prince héritier.

Demain ‘’ La louve de France’’ ch. 3 ‘’un nouveau client pour messer Tolomei’’

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