mardi 14 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - ch.6 - Les bouches à feu 1


VI
LES BOUCHES À FEU - 1



  L’alarme surprit le jeune comte Edmond de Kent allongé sur le dallage d’une chambre du château où il cherchait en vain quelque fraîcheur. Il s’était à demi dévêtu et gisait là, en chausses de toile et torse nu, bras écartés, immobile, terrassé par l’été du Bordelais. Son lévrier favori haletait à côté de lui. Le chien fut le premier à entendre le tocsin. Il se dressa sur les pattes de devant, nez pointé, oreilles couchées et frémissantes. 
  Le jeune comte de Kent sorti de sa somnolence, s’étira et comprit soudain que ce grand vacarme provenait de toutes les cloches de La Réole sonnées à la volée. En un instant, il fut debout, saisit sa chemise de légère batiste qu’il avait jetée sur un siège, l’enfila en hâte. Déjà des pas se pressaient vers la porte. Messire Ralph Basset, le sénéchal, entra, suivi de quelques seigneurs locaux, le sire de Bergerac, les barons de Budos et de Mauvezin, et le sire de Montpezat à propos de qui – du moins le croyait-il, et pour s’en faire gloire – cette guerre était née. 
  Le sénéchal Basset était vraiment très petit ; le jeune comte de Kent s’en trouvait surpris chaque fois qu’il le voyait apparaître. Avec cela rond comme une futaille, et toujours au bord d’une colère qui lui faisait enfler le cou et saillir les yeux. Le lévrier n’aimait pas le sénéchal et grondait dès qu’il le voyait. 
  — Est-ce l’incendie ou bien les Français, messire sénéchal ? demanda le comte de Kent. 
  — Les Français, les Français, Monseigneur ! s’écria le sénéchal presque choqué de la question. Venez donc ; on les aperçoit déjà. Le comte de 
  Kent se pencha vers un miroir d’étain pour remettre en ordre ses rouleaux blonds sur les oreilles, et suivit le sénéchal. En chemise blanche, ouverte sur la poitrine et qui blousait autour de la ceinture, sans éperons à ses bottes, tête nue, parmi les barons vêtus de mailles de fer, il donnait une étrange impression d’intrépidité et de grâce, de manque de sérieux aussi. L’intense vacarme des cloches le surprit à la sortie du donjon et le grand soleil d’août l’éblouit. Le lévrier se mit à hurler. 
  On monta jusqu’au sommet de la Thomasse, la grosse tour ronde construite par Richard Cœur de Lion. Que n’avait-il pas bâti, cet ancêtre ? L’enceinte de la tour de Londres, Château-Gaillard en Normandie, la forteresse de La Réole… La Garonne, large et miroitante, coulait au pied du coteau presque à pic, et son cours dessinait des méandres à travers la grande plaine fertile où le regard se perdait jusqu’à la lointaine ligne bleue des monts de l’Agenais. 
  — Je ne distingue rien, dit le comte de Kent qui s’attendait à voir les avant-gardes françaises aux abords de la ville. 
  — Mais si, Monseigneur, lui répondit-on en criant pour dominer le bruit du tocsin. Le long de la rivière, en amont, vers Sainte-Bazeille ! 
  En plissant les yeux et en mettant la main en visière, le comte de Kent finit par apercevoir un ruban scintillant qui doublait celui du fleuve. On lui dit que c’était le reflet du soleil sur les cuirasses et les caparaçons des chevaux. Et toujours ce fracas de cloches qui brisait l’air ! Les sonneurs devaient avoir les bras rompus. 
  Dans les rues de la ville, autour de l’hôtel communal surtout, la population s’agitait, fourmillante. Comme les hommes semblaient petits, observés depuis les créneaux d’une citadelle ! Des insectes. Sur tous les chemins qui aboutissaient à la ville, se pressaient des paysans apeurés, qui tirant sa vache, qui poussant ses chèvres, qui aiguillonnant les bœufs de son attelage. On abandonnait les champs en courant ; arriveraient bientôt les gens des bourgs environnants, leurs hardes sur le dos ou entassées dans les chariots. Tout le monde se logerait comme il pourrait, dans une ville déjà surpeuplée par la troupe et les chevaliers de Guyenne. 
  — Nous ne commencerons vraiment à pouvoir compter les Français que dans deux heures, et ils ne seront pas sous les murs avant la nuit, dit le sénéchal. 
  — Ah ! c’est piètre saison pour faire la guerre, dit avec humeur le sire de Bergerac qui avait dû s’enfuir de Sainte-Foy-la-Grande quelques jours plus tôt, devant l’avance française. 
  — Pourquoi donc n’est-ce pas bonne saison ? demanda le comte de Kent en montrant le ciel pur et cette belle campagne qui s’étendait devant eux. 
  Il faisait un peu chaud, certes, mais cela ne valait-il pas mieux que la pluie et la boue ? S’ils avaient connu, ces gens d’Aquitaine, les guerres d’Ecosse, ils se seraient bien gardés de se plaindre. 
  — Parce qu’on est à un mois des vendanges, Monseigneur, dit le sire de Montpezat ; parce que les vilains vont gémir de voir fouler leurs récoltes, et nous opposer leur mauvaise volonté. Le comte de Valois connaît bien ce qu’il fait ; déjà, en 1294, il a agi de la sorte, ravageant tout pour lasser le pays plus vite. 
  Le duc de Kent haussa les épaules. Le pays bordelais n’en était pas à quelques barriques près, et guerre ou pas guerre, on continuerait de boire du claret. Il circulait en haut de la Thomasse une petite brise inattendue qui pénétrait dans la chemise ouverte du jeune prince et lui glissait agréablement sur la peau. Comme le seul fait de vivre procurait parfois une sensation merveilleuse ! Accoudé aux pierres tièdes du créneau, le comte de Kent se laissait aller à rêver. Il était, à vingt-trois ans, lieutenant du roi pour tout un duché, c’est-à-dire investi de toutes les prérogatives royales et figurant, en sa personne, le roi luim-ême. Il était celui qui disait : « Je veux ! » et auquel on obéissait. Il pouvait ordonner : « Pendez ! »… Il ne songeait pas à le dire, d’ailleurs, mais il pouvait le faire. Et puis, surtout, il était loin de l’Angleterre, loin de la cour de Westminster, loin des lubies, des colères, des suspicions de son demi-frère Édouard II, loin des Despensers. Ici, il se trouvait enfin livré à lui-même, son seul maître, et maître de tout ce qui l’entourait. Une armée venait à sa rencontre qu’il allait charger et vaincre, il n’en doutait pas. Un astrologue lui avait annoncé qu’entre sa vingt-quatrième et sa vingt-sixième année il accomplirait ses plus hautes actions, qui le mettraient fort en vue… 
  Ses songes d’enfance devenaient brusquement réels. Une grande plaine, des cuirasses, une autorité souveraine… Non, vraiment, il ne s’était, depuis sa naissance, senti plus heureux d’exister. La tête lui tournait un peu, d’une griserie qui ne lui venait de rien d’autre que de luim-ême, et de cette brise qui passait contre sa poitrine, et de ce vaste horizon…     
  — Vos ordres, Monseigneur ? demanda messire Basset qui commençait à s’impatienter. 
  Le comte de Kent se retourna et regarda le petit sénéchal avec une nuance d’étonnement hautain. 
  — Mes ordres ? dit-il. Mais faites sonner les busines [24] , messire sénéchal, et mettez votre monde à cheval. Nous allons nous porter en avant et charger. 
  — Mais avec quoi, Monseigneur ? 
  — Mais pardieu, avec nos troupes, Basset ! 
  — Monseigneur, nous avons ici, à toute peine, deux cents armures, et il nous en vient plus de quinze cents à l’encontre, aux chiffres que nous avons. N’est-il pas vrai, messire de Bergerac ? 
  Le sire Réginald de Pons de Bergerac approuva de la tête. Le courtaud sénéchal avait le cou plus rouge et plus gonflé que de coutume ; vraiment il était inquiet et près d’éclater devant tant d’inconsciente légèreté. 
  — Et des renforts, nulle nouvelle ? dit le comte de Kent. 
  — Eh non, Monseigneur ! Toujours rien ! Le roi votre frère, pardonnez mon propos, nous laisse par trop choir. 
  Il y avait quatre semaines qu’on attendait ces fameux renforts d’Angleterre. Et le connétable de Bordeaux qui, lui, avait des troupes, en prenait prétexte pour ne pas bouger, puisqu’il avait reçu l’ordre exprès du roi Édouard de se mettre en route aussitôt que les renforts arriveraient. 
   Le jeune comte de Kent n’était pas aussi souverain qu’il y paraissait… Par suite de cette attente et de ce manque d’hommes – à se demander si les renforts annoncés étaient seulement embarqués ! – on avait permis à Monseigneur de Valois de se promener à travers le pays, d’Agen à Marmande et de Bergerac à Duras, comme dans un parc de plaisance. Et maintenant que Valois était là, à portée du regard, avec son gros ruban d’acier, on ne pouvait toujours rien faire. 
  — C’est aussi votre conseil, Montpezat ? demanda le comte de Kent. 
  — À regret, Monseigneur, oh ! bien à regret, répondit le baron de Montpezat en mordant ses noires moustaches. 
  — Et vous, Bergerac ? questionna encore Kent. 
  — J’en ai les larmes de rage, dit Pons de Bergerac avec l’accent bien chantant qu’avaient tous les seigneurs de la région. 
  Edmond de Kent se dispensa d’interroger les barons de Budos et de Fargues de Mauvezin ; ceux-là ne parlaient ni le français, ni l’anglais, mais seulement le gascon, et Kent ne comprenait rien à leurs palabres. Leurs visages d’ailleurs fournissaient suffisante réponse. 
  — Alors faites fermer les portes, messire sénéchal, et installons-nous pour être assiégés. Et puis quand les renforts arriveront, ils prendront les Français à revers, et ce sera peut-être mieux ainsi, dit le comte de Kent pour se consoler. 
  Il gratta du bout des doigts le front de son lévrier, et puis se réaccouda aux pierres tièdes pour observer la vallée. Un vieil adage disait : « Qui tient La Réole tient la Guyenne. » On tiendrait le temps qu’il faudrait. 
  Une avance trop aisée est presque aussi épuisante, pour une troupe, qu’une retraite. Faute de trouver devant soi une résistance qui permît de s’arrêter, fût-ce une journée, et de reprendre haleine, l’armée de France marchait, marchait, sans relâche, depuis plus de trois semaines, depuis vingt-cinq jours exactement. Le grand ost, bannières, armures, goujats, archers, chariots, forges, cuisines, et puis les marchands et les bordeliers à la suite, s’étirait sur plus d’une lieue. Les chevaux blessaient au garrot, et il ne se passait pas de quart d’heure que l’un ne se déferrât. 
  Beaucoup de chevaliers avaient dû renoncer à porter leurs cuirasses qui, la chaleur aidant, leur provoquaient plaies et furoncles aux jointures. La piétaille traînait ses lourds souliers cloutés. En plus, les belles prunes noires d’Agen, qui semblaient mûres sur les arbres, avaient purgé avec violence les soldats assoiffés et chapardeurs ; on en voyait qui quittaient la colonne à tout instant pour aller baisser leurs chausses le long du chemin. 
  Le connétable Gaucher de Châtillon somnolait le plus qu’il pouvait, à cheval. Près de cinquante ans de métier des armes et huit guerres ou campagnes lui en avaient donné l’entraînement. 
  — Je vais dormir un petit, annonçait-il à ses deux écuyers. 
  Ceux-ci, réglant le pas de leurs montures, venaient se placer de part et d’autre du connétable, de façon à bien l’encadrer pour le cas où il aurait glissé de côté ; et le vieux chef, les reins appuyés au troussequin, ronflait dans son heaume. 
  Robert d’Artois suait sans maigrir et répandait à vingt pas une odeur de fauve. Il avait fait amitié avec un des Anglais qui suivaient Mortimer, ce long baron de Maltravers qui ressemblait à un cheval, et il lui avait même offert de marcher dans sa bannière parce que l’autre était fort joueur et toujours prêt, aux haltes, à manier le cornet de dés. 
  Charles de Valois ne décolérait pas. Entouré de son fils d’Alençon, de son neveu d’Évreux, des deux maréchaux Mathieu de Trye et Jean des Barres, et de son cousin Alphonse d’Espagne, il s’emportait contre tout, contre le climat intolérable, contre la touffeur des nuits et la fournaise des jours, contre les mouches, contre la nourriture trop grasse. Le vin qu’on lui servait n’était que piquette de manant. Pourtant on était dans un pays de crus fameux ? Où donc ces gens-là cachaient-ils leurs bonnes barriques ? Les œufs avaient mauvais goût, le lait était aigre. 
  Monseigneur de Valois se réveillait parfois avec des nausées, et depuis quelques jours il éprouvait dans la poitrine une douleur sournoise qui l’inquiétait. Et puis la piétaille n’avançait pas, non plus que les grosses bouches à poudre fournies par les Italiens et dont les patins de bois semblaient coller aux chemins. Ah ! si l’on avait pu faire la guerre seulement avec la chevalerie !… 
  — Il semble que je sois voué au soleil, disait Valois. Ma première campagne, quand j’avais quinze ans, je l’ai faite ainsi, mon cousin Alphonse, par une chaleur brûlante, dans votre Aragon pelé, dont je fus un moment roi, contre votre grand-père. 
  Il s’adressait à Alphonse d’Espagne, héritier du trône d’Aragon, lui rappelant sans ménagement les luttes qui avaient divisé leurs familles. Mais il pouvait se le permettre, car Alphonse était bien débonnaire, prêt à tout accepter pour contenter chacun, prêt à partir pour la croisade puisqu’on l’en avait prié, et à combattre les Anglais pour s’entraîner à la croisade. 
  — Ah ! La prise de Gérone ! continuait Valois, je m’en souviendrai toujours. Quelle bouilloire ! Le cardinal de Cholet, n’ayant pas de couronne sous la main pour mon sacre, me coiffa de son chapeau. J’étouffais sous ce grand feutre rouge. Oui, j’avais quinze ans… Mon noble père, le roi Philippe le Hardi, mourut à Perpignan des fièvres qu’il avait prises là-bas… 
  Il s’était assombri en parlant de son père. Il pensait que celui-ci était mort à quarante ans. Son frère aîné, Philippe le Bel, avait trépassé à quarante-six, et son demi-frère Louis d’Évreux à quarante-trois. Lui-même en avait maintenant cinquante-quatre, depuis mars ; il avait montré qu’il était le plus robuste de la famille. Mais combien de temps encore la Providence lui accorderait-elle ? 
  — Et la Campanie, et la Romagne, et la Toscane, d’autres pays où il fait chaud ! poursuivit-il. Traverser toute l’Italie depuis Naples, en pleine saison de soleil, jusqu’à Sienne et Florence, pour en chasser les Gibelins comme je l’ai fait, il y a… laissez-moi compter… 1301, vingt-trois ans !… Et ici même, en Guyenne dans l’année 94, c’était aussi l’été ! Toujours l’été ! 
  — Dites-moi, Charles, il fera pire chaleur encore à la croisade, lança ironiquement Robert d’Artois. Vous nous voyez chevauchant contre le Soudan d’Égypte ? Et là-bas, il paraît que la vigne est petite culture. On va lécher le sable. 
  — Oh ! La croisade, la croisade… répondit Valois avec une grande lassitude irritée. Sait-on même si elle partira, la croisade, avec toutes les traverses qu’on me met ! Il est beau de vouer sa vie au service des royaumes et de l’Église, mais on finit par être las d’user toujours ses forces pour des ingrats. 
  Les ingrats, c’était le pape Jean XXII qui rechignait à accorder les subsides, comme si vraiment il avait voulu décourager l’expédition ; c’était surtout le roi Charles IV qui, non seulement, différait toujours d’envoyer la commission de lieutenant à Charles de Valois, au point que cela en devenait offensant, mais en plus venait de profiter de l’éloignement de ce dernier pour se porter lui-même candidat à l’Empire. Et le pape, naturellement, avait accordé soutien officiel à cette candidature. Ainsi, toute la belle machination montée par Valois avec Léopold de Habsbourg s’écroulait. 
  On le tenait pour niais, le Sire Charles le Bel, et de fait il l’était ; mais il s’entendait assez bien aux coups fourrés… Valois avait reçu la nouvelle le jour même, vingt-cinquième d’août. Mauvaise Saint-Louis, en vérité ! Il était de si méchante humeur, et si occupé à chasser les mouches de son visage, qu’il en oubliait de regarder le paysage. Il ne vit La Réole que lorsqu’on fut devant, à quatre ou cinq portées d’arbalète. 
  La Réole, bâtie sur un éperon rocheux et dominée elle-même par un cercle de vertes collines, surplombait la Garonne. Découpée sur le ciel pâlissant, serrée dans ses remparts de bonne pierre ocre que dorait le soleil couchant, montrant ses clochers, les tours de son château, la haute charpente de son hôtel de ville au clocheton ajouré, et tous ses toits de tuiles rouges pressés les uns contre les autres, elle ressemblait aux miniatures qui représentaient Jérusalem dans les Livres d’heures. Une jolie ville, vraiment. En outre, sa position élevée en faisait une idéale place de guerre ; le comte de Kent n’était pas sot de l’avoir choisie pour s’y enfermer. Il ne serait pas facile d’enlever cette forteresse. L’armée s’était arrêtée, attendant les ordres. 
  Mais Monseigneur de Valois n’en donnait pas. Il boudait. Que le connétable, que les maréchaux prissent les décisions qui leur paraîtraient bonnes. Lui, n’étant pas lieutenant du roi, ne se chargeait plus d’aucune responsabilité. 
  — Venez, Alphonse, allons nous rafraîchir », dit-il au cousin d’Espagne. 
  Le connétable tournait la tête dans son heaume pour saisir ce que lui disaient ses chefs de bannières. Il envoya le comte de Boulogne en reconnaissance. Boulogne revint au bout d’une heure, ayant décrit le tour de la ville du côté des collines. Toutes les portes étaient closes, et la garnison ne donnait aucun signe de sortie. 
  On décida donc de camper là, et les bannières s’installèrent un peu comme elles voulurent. Les vignes qui lançaient leurs sarments entre les arbres et les hauts échalas constituaient d’agréables abris en forme de tonnelles. L’armée était fourbue et s’endormit dans le clair crépuscule, avec l’apparition des premières étoiles. 

Demain "La louve de France" ch. 6 "Les bouches à feu" 2

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