jeudi 30 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 4ème partie - La chevauchée cruelle - ch 1 - Harwichch 4 -


QUATRIÈME PARTIE
LA CHEVAUCHÉE CRUELLE
I
HARWICH 


 
  Les mouettes, encerclant de leur vol criard les mâtures des navires, guettaient les déchets tombant à la mer. Dans l’embouchure où se jettent à la fois l’Orwell et la Stour, la flotte voyait se rapprocher le port de Harwich, son môle de bois et sa ligne de maisons basses. Déjà deux embarcations légères avaient abordé, débarquant une compagnie d’archers chargés de s’assurer de la tranquillité des parages ; la rive ne paraissait pas gardée. Il y avait eu un peu de confusion sur le quai où la population, d’abord attirée par toutes ces voiles qui arrivaient du large, s’était enfuie en voyant des soldats prendre pied ; mais bientôt rassurée, elle s’attroupait à nouveau. 
  Le navire de la reine, arborant à sa corne la longue flamme brodée des lis de France et des lions d’Angleterre, filait sur son erre. Dix-huit vaisseaux de Hollande le suivaient. Les équipages, aux commandements des maîtres mariniers, abaissaient les voilures ; les longues rames venaient de sortir du flanc des nefs, comme des plumes d’ailes soudain déployées, pour aider à la manœuvre. Debout sur le château d’arrière, la reine d’Angleterre, entourée de son fils le prince Édouard, du comte de Kent, de Lord Mortimer, de messire de Jean de Hainaut et de plusieurs autres seigneurs anglais et hollandais, assistait à la manœuvre et regardait grandir la rive de son royaume. Pour la première fois depuis son évasion, Roger Mortimer n’était pas habillé de noir. Il portait non point la grande cuirasse à heaume fermé, mais simplement l’équipement de petite bataille, le casque sans visière auquel s’attachait le camail d’acier, et le haubert de mailles par-dessus quoi flottait sa cotte d’armes rouge et bleu, ornée de ses emblèmes. La reine était vêtue de la même manière, son mince et blond visage enchâssé dans le tissu d’acier, et la jupe traînant jusqu’à terre mais sous laquelle elle avait chaussé, comme les hommes, des jambières de mailles. Et le jeune prince Édouard, lui aussi, se montrait en tenue de guerre. Il avait beaucoup grandi, ces derniers mois, et pris un peu tournure d’homme. Il observait les mouettes, les mêmes, lui semblait-il, aux mêmes cris rauques, aux mêmes becs avides, qui avaient accompagné le départ de la flotte dans l’embouchure de la Meuse. Ces oiseaux lui rappelaient la Hollande. Tout, d’ailleurs, la mer grise, le ciel gris nuancé de vagues traînées roses, le quai aux petites maisons de brique où l’on allait bientôt aborder, le paysage vert, onduleux, laguneux qui s’étendait derrière Harwich, tout s’accordait pour le faire se souvenir des paysages hollandais. Mais aurait-il contemplé un désert de pierres et de sable, sous un soleil flambant, qu’il eût encore songé, par différence, à ces terres de Brabant, d’Ostrevant, de Hainaut, qu’il venait de quitter. 
  C’est que Monseigneur Édouard, duc d’Aquitaine et héritier d’Angleterre, était, pour ses quatorze ans trois quarts, tombé amoureux en Hollande. Et voici comment la chose s’était faite, et quels notables événements avaient marqué la mémoire du jeune prince Édouard. Après qu’on eut fui Paris à la sauvette, en ce petit matin où Monseigneur d’Artois avait intempestivement éveillé le Palais, on s’était hâté, en forçant les journées, pour gagner au plus pressé les terres d’Empire, jusqu’à ce qu’on fût parvenu chez le sire Eustache d’Aubercicourt, lequel, aidé de sa femme, avait fait un accueil tout d’empressement et de liesse à la reine anglaise et à sa compagnie. Dès qu’installée et répartie au mieux dans le château cette chevauchée inattendue, messire d’Aubercicourt avait sauté en selle pour s’en aller prévenir le bon comte Guillaume, dont la femme était cousine germaine de la reine Isabelle, en sa ville capitale de Valenciennes. 
  Le lendemain même accourait le frère cadet du comte, messire Jean de Hainaut. Curieux homme que celui-ci ; non point d’apparence, car il était bien honnêtement fait, le visage rond sur un corps solide, l’œil rond, le nez rond au-dessus d’une brève moustache blonde ; mais singulier dans sa manière d’agir. Car, arrivé devant la reine, et pas encore débotté, il avait mis un genou sur les dalles, et s’était écrié, la main sur le cœur : 
  — Dame, voyez ici votre chevalier qui est prêt à mourir pour vous, quand même tout le monde vous ferait faute et j’userai de tout mon pouvoir, avec l’aide de vos amis, pour vous reconduire, vous et Monseigneur votre fils, par-delà la mer en votre État d’Angleterre. Et tous ceux que je pourrai prier y mettront leur vie, et nous aurons gens d’armes assez, s’il plaît à Dieu. 
  La reine, pour le remercier d’une aide si soudaine, avait esquissé le geste de s’agenouiller devant lui ; mais messire Jean de Hainaut l’en avait empêchée et la saisissant à pleins bras, et toujours la serrant et lui soufflant dans la figure, avait continué : 
  — Ne plaise à Dieu que jamais la reine d’Angleterre ait à se ployer devant quiconque. Confortez-vous, Madame, et votre gentil fils aussi, car je vous tiendrai ma promesse. 
  Lord Mortimer commençait à faire la longue figure, trouvant que messire Jean de Hainaut avait l’empressement un peu vif à mettre son épée au service des dames. Vraiment cet homme-là se prenait proprement pour Lancelot du Lac, car il avait déclaré tout soudain qu’il ne souffrirait dormir ce soir-là sous le même toit que la reine, afin de ne pas la compromettre, et comme s’il n’apercevait pas au moins six grands seigneurs autour d’elle ! Il s’en était allé faire benoîtement retraite en une abbaye voisine, pour revenir tôt le lendemain, après messe et boire, quérir la reine et conduire toute cette compagnie à Valenciennes. 
  Ah ! les excellentes gens que ce comte Guillaume le Bon, son épouse et leurs quatre filles, qui vivaient dans un château blanc ! Le comte et la comtesse formaient un ménage heureux ; cela se voyait sur leurs visages et s’entendait dans toutes leurs paroles. Le jeune prince Édouard, qui avait souffert dès l’enfance du spectacle de désaccord donné par ses parents, regardait avec admiration ce couple uni et, en toutes choses, bienveillant. Comme elles étaient heureuses, les quatre jeunes princesses de Hainaut, d’être nées en pareille famille ! Le bon comte Guillaume s’était offert au service de la reine Isabelle, de moins éloquente façon que son frère, toutefois, et en prenant quelques avis afin de ne point s’attirer les foudres du roi de France, ni celles du pape. Messire Jean de Hainaut, lui, se dépensait. Il écrivait à tous les chevaliers de sa connaissance, les priant sur l’honneur et l’amitié de le venir joindre dans son entreprise et pour le vœu qu’il avait fait. 
  Il mit tant à rumeur Hainaut, Brabant, Zélande et Hollande que le bon comte Guillaume s’inquiéta ; c’était tout l’ost de ses États, toute sa chevalerie, que messire Jean était en train de lever. Il l’invita donc à plus de modération ; mais l’autre ne voulait rien entendre. 
  — Messire mon frère, disait-il, je n’ai qu’une mort à souffrir, qui est dans la volonté de Notre Seigneur, et j’ai promis à cette gentille dame de la conduire jusque en son royaume. Ainsi ferai-je, même s’il m’en faut mourir, car tout chevalier doit aider de son loyal pouvoir toutes dames et pucelles déchassées et déconfortées, à l’instant qu’ils en sont requis !
  Guillaume le Bon craignait aussi pour son Trésor, car tous ces bannerets auxquels on faisait fourbir leur cuirasse, il allait bien falloir les payer ; mais là-dessus, il fut rassuré par Lord Mortimer, qui semblait tenir des banques lombardes assez d’argent pour entretenir mille lances. On resta donc près de trois mois à Valenciennes, à mener la vie courtoise, tandis que Jean de Hainaut annonçait chaque jour quelque nouveau ralliement d’importance, tantôt celui du sire Michel de Ligne ou du sire de Sarre, tantôt du chevalier Oulfart de Ghistelles, ou Perceval de Semeries, ou Sance de Boussoy. On alla comme en famille faire pèlerinage en l’église de Sebourg aux reliques de saint Druon, fort vénérées depuis que le grand-père du comte Guillaume, Jean d’Avesnes, qui souffrait d’une pénible gravelle, en avait obtenu guérison. 
  Des quatre filles du comte Guillaume, la deuxième, Philippa, avait plu tout de suite au jeune prince Édouard. Elle était rousse, potelée, criblée de taches de son, le visage large et le ventre déjà bombu ; une bonne petite Valois, mais teintée de Brabant. Les deux jeunes gens se trouvaient parfaitement appareillés par l’âge ; et l’on eut la surprise de voir le prince Édouard, qui ne parlait jamais, se tenir autant qu’il le pouvait auprès de la grosse Philippa, et lui parler, parler, parler pendant des heures entières… 
  Cette attirance n’échappait à personne ; les silencieux ne savent plus feindre dès qu’ils abandonnent le silence. Aussi la reine Isabelle et le comte de Hainaut étaient-ils vite venus à l’accord de fiancer leurs enfants qui montraient l’un pour l’autre si grande inclination. Par là Isabelle cimentait une alliance indispensable ; et le comte de Hainaut, du moment que sa fille était promise à devenir reine un jour en Angleterre, ne voyait plus que du bien à prêter ses chevaliers. Malgré les ordres formels du roi Édouard II, qui avait interdit à son fils de se fiancer ou de se laisser fiancer sans son consentement, les dispenses avaient été déjà demandées au Saint-Père. Il semblait vraiment écrit dans les destins que le prince Édouard épouserait une Valois ! Son père, trois ans plus tôt, avait refusé pour lui une des dernières filles de Monseigneur Charles, bienheureux refus puisque maintenant le jeune homme allait pouvoir s’unir à la petite-fille de ce même Monseigneur Charles, et qui lui plaisait. 
  L’expédition, aussitôt, avait pris pour le prince Édouard un sens nouveau. Si le débarquement réussissait, si l’oncle de Kent et Lord Mortimer, avec l’aide du cousin de Hainaut, parvenaient à chasser les mauvais Despensers et à commander en leur place auprès du roi, celui-ci serait bien forcé d’agréer à ce mariage. On ne se gênait plus, d’ailleurs, pour parler devant le jeune homme des mœurs de son père ; il en avait été horrifié, écœuré. Comment un homme, un chevalier, un roi, pouvait-il se conduire de pareille manière avec un seigneur de sa cour ? Le prince était résolu, quand viendrait son tour de régner, à ne jamais tolérer pareilles turpitudes parmi ses barons, et il montrerait à tous, auprès de sa Philippa, un vrai, bel et loyal amour d’homme et de femme, de reine et de roi. Cette ronde, rousse et grasse personne, déjà fortement féminine, et qui lui paraissait la plus belle demoiselle de toute la terre, avait sur le duc d’Aquitaine un pouvoir rassurant. 
  Ainsi c’était son droit à l’amour que le jeune homme allait gagner, et cela effaçait pour lui la peine qu’il y a à marcher en guerre contre son propre père. Trois mois donc avaient passé de cette manière heureuse, les plus beaux sans conteste qu’eut connus le prince Edouard. Le rassemblement des Hennuyers, puisque ainsi s’appelaient les chevaliers de Hainaut, s’était fait à Dordrecht, sur la Meuse, jolie ville étr approcher. Les équipages eux-mêmes étaient incommodés et les chevaux, bousculés dans les écuries d’entrepont, répandaient des odeurs affreuses. Une tempête est plus effrayante de nuit que de jour. Les aumôniers s’étaient mis en prières. Messire Jean de Hainaut faisait merveille de courage et de réconfort auprès de la reine Isabelle, un peu trop même, car il est certaines occasions où l’empressement des hommes peut devenir importun aux dames. 
  La reine avait éprouvé comme un soulagement lorsque messire de Hainaut s’était trouvé malade à son tour. Seul, Lord Mortimer paraissait résister au gros temps ; les hommes jaloux ne souffrent pas du mal de mer, du moins cela se dit. En revanche, le baron de Maltravers présentait lorsque vint l’aurore un pitoyable aspect. Le visage plus long et plus jaune que jamais, les cheveux pendant sur les oreilles, la cotte d’armes maculée, il était assis les jambes écartées contre un rouleau de filin, et gémissait à chaque vague comme si elle eût apporté son trépas. 
  Enfin, par la grâce de Monseigneur saint Georges la mer s’étant apaisée, chacun avait pu remettre un peu d’ordre sur sa personne. Puis les hommes de vigie avaient reconnu la terre d’Angleterre, à quelques milles seulement plus au sud du point où l’on voulait arriver ; les mariniers s’étaient dirigés vers le port de Harwich où l’on abordait à présent, et dont la nef royale, rames levées, frôlait déjà le môle de bois. 
  Le jeune prince Édouard d’Aquitaine, à travers ses longs cils blonds, contemplait rêveusement les choses autour de lui, car tout ce que son regard rencontrait et qui était rond, roux ou rose, les nuages poussés par la brise de septembre, les voiles basses et gonflées des derniers navires, les croupes des alezans de Flandre, les joues de messire Jean de Hainaut, tout lui rappelait, invinciblement, la Hollande de ses amours. 
  En posant la semelle sur le quai de Harwich, Roger Mortimer se sentit tout à fait semblable à son ancêtre qui, deux cent soixante années plus tôt, avait débarqué sur le sol anglais aux côtés du Conquérant. Et cela se vit bien à son air, à son ton et à la manière dont il prit toutes choses en main. Il partageait la direction de l’expédition, à égalité de commandement, avec Jean de Hainaut, partage assez normal puisque Mortimer n’avait pour lui que sa bonne cause, quelques seigneurs anglais et l’argent des Lombards ; tandis que l’autre conduisait les deux mille sept cent cinquante-sept hommes qui allaient combattre. 
  Toutefois, Mortimer considérait que l’autorité de Jean de Hainaut ne devait s’exercer que sur l’organisation et la subsistance des troupes, tandis que lui-même entendait garder la responsabilité entière des opérations. Le comte de Kent, pour sa part, semblait peu soucieux de se pousser en avant ; car si, en dépit des informations optimistes qu’on avait reçues, une partie de la noblesse demeurait fidèle au roi Édouard, les troupes de ce dernier seraient commandées par le comte de Norfolk, maréchal d’Angleterre, c’est-à-dire le propre frère de Kent. Or, se révolter contre un demi-frère plus vieux de vingt ans et qui se montre mauvais roi est une chose ; mais c’en est une tout autre que de tirer l’épée contre un frère très aimé et dont un an seulement vous sépare. Mortimer, cherchant d’abord le renseignement, avait fait quérir le Lord-maire de Harwich. Savait-il où se trouvaient les troupes royales ? Quel était le plus proche château qui pouvait offrir abri à la reine le temps qu’on débarquât les hommes et qu’on déchargeât les navires ? 
  — Nous sommes ici, déclara Mortimer au Lord-maire, pour aider le roi Édouard à se défaire des mauvais conseillers dont gémit son royaume, et pour remettre la reine en l’état qui lui est dû. Nous n’avons donc point d’autres intentions que celles inspirées par la volonté des barons et de tout le peuple d’Angleterre. 
  Voilà qui était bref, clair, ce que Roger Mortimer répéterait à chaque halte afin d’expliquer, aux gens qui s’en pourraient surprendre, l’arrivée de cette armée étrangère. 
  Le Lord-maire, un vieil homme dont les cheveux blancs voletaient, et qui frissonnait dans sa robe, non point de froid mais de peur, ne paraissait guère avoir d’informations. Le roi, le roi ?… On disait qu’il était à Londres, à moins qu’il ne fût à Portsmouth… En tout cas, à Portsmouth, une grande flotte devait être rassemblée, puisqu’un ordre du mois dernier avait commandé à tous les bateaux de s’y diriger pour prévenir une invasion française ; cela expliquait qu’il y eût si peu de navires dans le port. 
  Lord Mortimer ne négligea pas de montrer à ce moment quelque fierté et particulièrement devant messire de Hainaut. Car il avait fait habilement répandre, par des émissaires, son intention de débarquer sur la côte sud ; la ruse avait pleinement réussi. Mais Jean de Hainaut pouvait être orgueilleux, pour sa part, de ses mariniers hollandais qui avaient tenu leur cap en dépit de la tempête. La région n’était point gardée ; le Lord-maire n’avait pas connaissance de mouvements de troupes dans les parages, ni reçu autre consigne que celle de surveillance habituelle. Un lieu où se retrancher ? Le Lord-maire suggérait l’abbaye de Walton, à trois lieues au sud en contournant les eaux. Il était fort désireux, au fond de soi, de se débarrasser sur les moines du soin d’abriter cette compagnie. Il fallait constituer une escorte de protection pour la reine. 
  — Je la commanderai ! s’écria Jean de Hainaut. 
  — Et le débarquement de vos Hennuyers, messire, dit Mortimer, qui va y veiller ? Et combien de temps cela va-t-il prendre ? 
  — Trois grosses journées, pour qu’ils soient constitués en ordre de marche. Je laisserai à y pourvoir Philippe de Chasteaux, mon maître écuyer. 
  Le plus grand souci de Mortimer concernait les messagers secrets qu’il avait envoyés de Hollande vers l’évêque Orleton et le comte de Lancastre. Ces derniers avaient-ils été joints, prévenus en temps voulu ? Et où étaient-ils présentement ? Par les moines, on pourrait sans doute le savoir et dépêcher des chevaucheurs qui, de monastère en monastère, parviendraient jusqu’aux deux chefs de la résistance intérieure. 
  Autoritaire, calme en apparence, Mortimer arpentait la grand-rue de Harwich, bordée de maisons basses ; il se retournait, impatient de voir se former l’escorte, redescendait au port pour presser le débarquement des chevaux, revenait à l’auberge des Trois Coupes où la reine et le prince Édouard attendaient leurs montures. En cette même rue qu’il foulait, passerait et repasserait, pendant plusieurs siècles, l’histoire de l’Angleterre. 
  Enfin l’escorte fut prête ; les chevaliers arrivaient, se rangeant par quatre de front et occupant ainsi toute la largeur de High Street. Les goujats couraient à côté des chevaux pour fixer une dernière boucle au caparaçon ; les lances oscillaient devant les étroites fenêtres ; les épées tintaient contre les genouillères. On aida la reine à monter sur son palefroi, et puis la chevauchée commença à travers la campagne vallonnée, aux arbres clairsemés, aux landes envahies par la marée et aux rares maisons coiffées de toits de chaume. Derrière des haies basses, des moutons à laine épaisse broutaient l’herbe autour de flaques d’eau saumâtre. Un pays assez triste, en somme, enveloppé dans la brume de l’estuaire. Mais Kent, Cromwell, Alspaye, la poignée d’Anglais, et Maltravers lui-même, tout malade qu’il fût encore, regardaient ce paysage, se regardaient, et les larmes leur brillaient aux yeux. Cette terre là, c’était celle de l’Angleterre ! Et soudain, à cause d’un cheval de ferme qui avançait la tête par-dessus la demi porte d’une écurie et qui se mit à hennir au passage de la cavalcade, Roger Mortimer sentit fondre sur lui l’émotion du pays retrouvé. Cette joie si longtemps attendue, et qu’il n’avait pas encore ressentie, tant il avait de graves pensées en tête et de décisions à prendre, il venait de la rencontrer, au milieu de la campagne, parce qu’un cheval anglais hennissait vers les chevaux de Flandre. Trois ans d’éloignement, trois ans d’exil, d’attente et d’espérance ! 
  Mortimer se revit tel qu’il était la nuit de son évasion de la Tour, tout trempé, glissant dans une barque au milieu de la Tamise, pour atteindre un cheval, sur l’autre rive. Et voici qu’il revenait, ses armoiries brodées sur la poitrine, et mille lances avec lui pour soutenir son combat. Il revenait, amant de cette reine à laquelle il avait si fort rêvé en prison. La vie survient parfois semblable au songe qu’on en a fait, et c’est seulement alors qu’on peut se dire heureux. Il tourna les yeux, dans un mouvement de gratitude et de partage, vers la reine Isabelle, vers ce beau profil, serti dans le tissu d’acier, et où l’œil brillait comme un saphir. Mais Mortimer vit que messire Jean de Hainaut, qui marchait de l’autre côté de la reine, la regardait aussi, et sa grande joie tomba d’un coup. Il eut l’impression d’avoir déjà connu cet instant-là, de le revivre, et il en fut troublé, car peu de sentiments en vérité sont aussi inquiétants que celui, qui parfois nous assaille, de reconnaître un chemin où l’on n’est jamais passé. Et puis il se souvint de la route de Paris, le jour où il était allé accueillir Isabelle à son arrivée, et se rappela Robert d’Artois cheminant auprès de la reine, comme Jean de Hainaut à présent. Et il entendit la reine prononcer : 
  — Messire Jean, je vous dois tout, et d’abord d’être ici. 
  Mortimer se renfrogna, se montra sombre, brusque, distant, pendant tout le reste du parcours, et encore lorsqu’on fut parvenu chez les moines de Walton et que chacun s’installa, qui dans le logis abbatial, qui dans l’hôtellerie, et la plupart des hommes d’armes dans les granges. À ce point que la reine Isabelle, lorsqu’elle se retira au soir avec son amant, lui demanda : 
  — Mais qu’avez-vous eu, toute cette fin de journée, gentil Mortimer ? 
  — J’ai, Madame, que je croyais avoir bien servi ma reine et mon amie. 
  — Et qui vous a dit, beau sire, que vous ne l’avez point fait ? 
  — Je pensais, Madame, que c’était à moi que vous deviez votre retour en ce royaume. 
  — Mais qui a prétendu que je ne vous le devais point ? 
  — Vous-même, Madame, vous-même, qui l’avez déclaré devant moi à messire de Hainaut, en lui rendant grâces de tout. 
  — Oh ! Mortimer, mon doux ami, s’écria la reine, comme vous prenez ombrage de toute parole ! Quel mal y a-t-il vraiment à remercier qui vous oblige ? 
  — Je prends ombrage de ce qui est, répliqua Mortimer. Je prends ombrage des paroles comme je prends ombrage aussi de certains regards dont j’espérais, loyalement, que vous ne les deviez adresser qu’à moi. Vous êtes fleureteuse, Madame, ce que je n’attendais point. Vous fleuretez ! 
  La reine était lasse. Les trois jours de mauvaise mer, l’inquiétude d’un débarquement fort aventureux et, pour finir, cette course de quatre lieues, l’avaient mise à suffisante épreuve. Connaissait-on beaucoup de femmes qui en eussent supporté autant, sans jamais se plaindre ni causer de souci à personne ? Elle attendait plutôt un compliment pour sa vaillance que des remontrances de jalousie. 
  — Quel fleuretage, ami, je vous le demande ! dit-elle avec impatience. L’amitié chaste que messire de Hainaut m’a vouée peut porter à rire, mais elle vient d’un bon cœur ; et n’oubliez pas en outre qu’elle nous vaut les troupes que nous avons ici. Souffrez donc que sans l’encourager j’y réponde un peu, car comptez donc nos Anglais, et comptez ses Hennuyers. C’est pour vous aussi que je souris à cet homme qui vous irrite tant ! 
  — À mal agir, on découvre toujours quelque bonne raison. Messire de Hainaut vous sert par grand amour, je le veux bien, mais non jusqu’à refuser l’or dont on le paye pour cela. Il ne vous est donc point besoin de lui offrir si tendres sourires. Je suis humilié pour vous de vous voir déchoir de cette hauteur de pureté où je vous plaçais. 
  — Cette hauteur de pureté, ami Mortimer, vous n’avez pas paru blessé que j’en déchusse, le jour que ce fut dans vos bras. 
  C’était leur première brouille. Fallait-il qu’elle éclatât justement ce jour-là qu’ils avaient tant espéré, et pour lequel pendant tant de mois, ils avaient uni leurs efforts ? 
  — Ami, ajouta plus doucement la reine, cette grande ire qui vous prend ne viendrait-elle pas de ce que je vais à présent être à moins de distance de mon époux, et que l’amour nous sera moins facile ? 
  Mortimer baissa le front que barraient ses rudes sourcils. 
  — Je crois en effet, Madame, que maintenant que vous voici sur le sol de votre royaume, il nous faut faire couche séparée. 
  — C’est tout juste ce dont j’allais vous prier, doux ami, répondit Isabelle. 
  Il passa la porte de la chambre. Il ne verrait pas sa maîtresse pleurer. Où étaient-elles, les heureuses nuits de France ? Dans le couloir du logis abbatial, Mortimer rencontra le jeune prince Édouard, portant un cierge qui éclairait son mince et blanc visage. Était-il là pour épier ? 
  — Vous ne dormez donc point, my Lord ? lui demanda Mortimer. 
  — Non, je vous cherchais, my Lord, pour vous prier de me dépêcher votre secrétaire… Je voudrais, ce soir de mon retour au royaume, envoyer une lettre à Madame Philippa…

Demain ‘’La louve de France’’ 4ème partie – ch 2 ‘’L’heure de lumière’’

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