jeudi 23 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 2ème partie - ch 7 - Chaque prince qui meurt


VII
CHAQUE PRINCE QUI MEURT… 


 
  À ceux qui ne l’avaient pas vu durant les dernières semaines, combien Monseigneur de Valois apparaissait changé ! D’abord, on avait l’habitude qu’il fût toujours coiffé, soit d’une grande couronne scintillante de pierreries, les jours d’apparat, soit d’un chaperon de velours brodé dont l’immense crête dentelée lui retombait sur l’épaule, ou encore d’un de ces bonnets à cercle d’or qu’il portait en appartement. Pour la première fois, il se montrait en cheveux, des cheveux blonds mélangés de blanc, auxquels l’âge avait donné une couleur délavée, dont la maladie avait défrisé les rouleaux, et qui pendaient sans vie, le long des joues et sur les coussins. L’amaigrissement, chez cet homme naguère gras et sanguin, était impressionnant, mais moins toutefois que l’immobilité contractée d’une moitié du visage, que la bouche un peu tordue dont un serviteur essuyait régulièrement la salive, moins impressionnant que la fixité éteinte du regard. Les draps brochés d’or, les courtines bleues semées de fleurs de lis qui, drapées comme un dais, surmontaient le chevet, ne faisaient qu’accuser la déchéance physique du moribond. Et lui-même, avant de recevoir tout ce monde qui se pressait dans sa chambre, avait demandé un miroir, et il avait un moment étudié ce visage qui impressionnait si fort, deux mois plus tôt, les peuples et les rois. Que lui importaient à présent le prestige, la puissance ? Où étaient donc les ambitions qu’il avait si longtemps poursuivies ? Que signifiait cette satisfaction, si vivace naguère, de marcher toujours le front levé entre des fronts baissés, depuis que sous ce front s’était produit ce grand éclatement, ce grand basculement de tout ? Et cette main sur laquelle serviteurs, écuyers et vassaux se jetaient pour en baiser le dos et la paume, qu’était donc cette main morte le long de lui-même ? Et l’autre main, qu’il commandait encore, dont il se servirait tout à l’heure une dernière fois pour signer le testament qu’il allait dicter… si une main gauche voulait bien se prêter à tracer les signes de l’écriture !… cette main lui appartenait-elle davantage que le cachet gravé dont il scellait ses ordres et qu’on ferait glisser de son doigt après qu’il serait mort ? La jambe droite, totalement inerte, semblait lui avoir déjà été reprise. 
Dans sa poitrine, par moments, se produisait comme un vide de gouffre. L’homme est une unité pensante qui agit sur les autres hommes et transforme le monde. Et puis, soudain, l’unité se désagrège, se délie et qu’est-ce alors que le monde, et que sont les autres ? 
  L’important en cette heure, pour Monseigneur de Valois, ce n’étaient plus les titres, les possessions, les couronnes, les royaumes, les décisions du pouvoir, la primauté de sa personne parmi les vivants. Les emblèmes de son lignage, les acquisitions de sa fortune, même les descendants de son sang qu’il voyait autour de lui assemblés, tout cela pour lui avait perdu valeur essentielle. L’important, c’était l’air de septembre, les feuillages encore verts, avec déjà quelques roussissures et qu’il apercevait par les fenêtres ouvertes, mais l’air surtout, l’air qu’il aspirait avec difficulté et qui allait s’engloutir dans cet abîme qu’il portait au fond de la poitrine. Tant qu’il sentirait l’air pénétrer dans sa gorge, le monde continuerait d’exister avec lui en son centre, mais un centre fragile, pareil à la fin de la flamme d’un cierge. Ensuite, tout cesserait d’être, ou plutôt tout continuerait, mais dans l’ombre totale et l’effrayant silence, comme une cathédrale existe quand le dernier cierge s’y est éteint. Valois se rappelait les grands trépas de sa famille. Il réentendait les paroles de son frère Philippe le Bel : « Regardez ce que vaut le monde. Voici le roi de France ! » Il se souvenait des mots de son neveu Philippe le Long : « Voyez votre souverain seigneur ; il n’est nul d’entre vous, le plus pauvre fût-il, avec qui je ne voudrais échanger mon sort ! » Il avait entendu ces phrases-là sans les comprendre ; voilà donc ce qu’avaient éprouvé les princes ses parents au moment de passer dans la tombe ! Il n’existait pas d’autres mots pour le dire, et ceux qui avaient encore du temps à vivre étaient impuissants à le saisir. Chaque homme qui meurt est le plus pauvre homme de l’univers. Et quand tout serait éteint, dissous, délié, quand la cathédrale se serait emplie d’ombre, qu’allait-il découvrir ce très pauvre homme, de l’autre côté ? Trouverait-il ce que lui avaient appris les enseignements de la religion ? Mais qu’étaient-ils ces enseignements, sinon d’immenses, d’angoissantes incertitudes ? Serait-il traduit devant un tribunal ; quel était le visage du juge ? Et tous les gestes de la vie, en quelle balance seraient-ils pesés ? Quelle peine peut être infligée à ce qui n’est plus ? Le châtiment… Quel châtiment ? 
  Le châtiment consistait peut-être à conserver la conscience claire au moment de franchir le mur d’ombre. Enguerrand de Marigny avait eu lui aussi – Charles de Valois ne pouvait se distraire d’y penser – la conscience claire, la conscience encore plus claire d’un homme en pleine santé, en pleine force, arraché à la vie non point par la rupture de quelque rouage secret de l’être, mais par le vouloir d’autrui. Non pas la dernière lueur du cierge, mais toutes les flammes soufflées d’un coup. Les maréchaux, les dignitaires, les grands officiers qui avaient accompagné Marigny jusqu’au gibet, les mêmes ou leurs successeurs dans les mêmes charges, étaient là, en ce moment, autour de lui, emplissant toute la chambre, débordant dans la pièce voisine au-delà de la porte, et avec les mêmes regards d’hommes conduisant un des leurs à la dernière pulsation de son cœur, étrangers à la fin qu’ils guettent, et tout entiers dans un avenir dont le condamné est éliminé. Ah ! Comme on donnerait toutes les couronnes de Byzance, tous les trônes d’Allemagne, tous les sceptres et tout l’or des rançons, pour un regard, un seul, où l’on ne se sente pas éliminé ! 
  Du chagrin, de la compassion, du regret, de l’effroi, et les émotions du souvenir : on rencontrait tout cela dans le cercle d’yeux de toutes couleurs qui entouraient un lit de prince mourant. Mais chacun de ces sentiments n’était qu’une preuve de l’élimination. Valois observait son fils aîné, Philippe, ce gaillard à grand nez, debout auprès de lui sous le dais, et qui serait, qui allait être, demain, ou un jour tout proche, ou dans une minute peut-être, le seul, le vrai comte de Valois, le Valois vivant ; il était triste comme il convenait de l’être, le grand Philippe, et pressait la main de sa femme, Jeanne de Bourgogne la Boiteuse ; mais soucieux aussi de son attitude, à cause de cet avenir devant lui, il semblait dire aux assistants : « Voyez, c’est mon père qui meurt ! » Dans ces yeux là aussi Valois était déjà effacé. Et les autres fils… Charles d’Alençon qui, lui, évitait de croiser le regard du moribond, se détournant lentement lorsqu’il le rencontrait ; et le petit Louis, qui avait peur, qui paraissait malade de peur parce que c’était la première agonie à laquelle il assistait… Et les filles… Plusieurs d’entre elles étaient présentes : la comtesse de Hainaut, qui faisait un signe, de temps à autre, au serviteur chargé d’essuyer la bouche, et sa cadette, la comtesse de Blois, et plus loin la comtesse de Beaumont auprès de son géant époux Robert d’Artois, tous deux faisant groupe avec la reine Isabelle d’Angleterre et le petit duc d’Aquitaine, ce garçonnet à longs cils, sage comme on l’est à l’église, et qui ne garderait de son grand-oncle Charles que ce seul souvenir. 
  Il semblait à Valois que l’on complotait de ce côté-là ; on y préparait un avenir également dont il était éliminé. S’il inclinait la tête vers l’autre bord du lit, il rencontrait, droite, compétente, mais déjà veuve, Mahaut de Châtillon-Saint-Pol, sa troisième épouse. Gaucher de Châtillon, le vieux connétable, avec sa tête de tortue et ses soixante-dix-sept ans, était en train de remporter encore une victoire ; il regardait un homme plus jeune de vingt ans s’en aller avant lui. Étienne de Mornay et Jean de Cherchemont, tous deux anciens chanceliers de Charles de Valois avant d’être devenus tour à tour chanceliers de France, Miles de Noyers, légiste et maître de la Chambre des Comptes, Robert Bertrand, le chevalier au Vert Lion, nouveau maréchal, le frère Thomas de Bourges, confesseur, Jean de Torpo, physicien, étaient tous là pour l’aider, chacun au titre de sa fonction. Mais qui donc aide un homme à mourir ? 
  Hugues de Bouville essuyait une larme. Sur quoi pleurait-il, le gros Bouville, sinon sur sa jeunesse enfuie, sa vieillesse prochaine, et sa propre vie écoulée ? Certes, un prince qui meurt est plus pauvre homme que le plus pauvre serf de son royaume. Car le pauvre serf n’a pas à mourir en public ; sa femme et ses enfants peuvent le leurrer sur l’imminence de son départ ; on ne l’entoure pas d’un apparat qui lui signifie sa disparition ; on n’exige pas de lui qu’il dresse, in extremis, constat de sa propre fin. Or, c’était bien cela qu’ils réclamaient, tous ces hauts personnages assemblés. Un testament, qu’est-ce d’autre que l’aveu qu’on fait soi-même de son décès ? Une pièce destinée à l’avenir des autres… 
  Son notaire particulier attendait, l’encrier fixé au bord de la planche à écrire, le vélin et la plume prêts. Allons ! il fallait commencer… ou plutôt achever. Le plus pénible n’était pas tant l’effort d’esprit que l’effort de renoncement… Un testament, cela débutait comme une prière… 
  — Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…          
  Charles de Valois avait parlé. Et l’on crut qu’il priait. 
  — Écrivez donc, l’ami, dit-il au secrétaire. Vous entendez bien que je dicte !… Je, Charles… 
  Il s’arrêta, parce que c’était une sensation bien douloureuse, bien effrayante que d’écouter sa propre voix, prononcer son propre nom pour la dernière fois… Le nom, n’est-ce pas le symbole même de l’existence de l’être et de son unité ? Valois eut envie vraiment d’en finir là, parce que rien d’autre ne l’intéressait plus. Mais il y avait tous ces regards. Une ultime fois, il fallait agir, et pour les autres, dont il se sentait déjà si profondément séparé. 
  — Je, Charles, fils du roi de France, comte de Valois, d’Alençon, de Chartres et d’Anjou, fais savoir à tous que je, sain d’esprit bien que malade de corps… 
  Si l’élocution était partiellement gênée, si la langue accrochait sur certains mots, parfois les plus simples, la mécanique cérébrale continuait en apparence de fonctionner normalement. Mais cette dictée s’effectuait dans une sorte de dédoublement et comme s’il avait été son propre auditeur. Il lui semblait se tenir au milieu d’un fleuve embrumé ; sa voix s’adressait à la rive dont il se détachait ; il tremblait de ce qui adviendrait lorsqu’il toucherait l’autre berge. 
  — … et demandant à Dieu merci, redoutant qu’il ne m’étonnât d’épouvante quant au jugement de l’âme, j’ordonne ici de moi et de mes biens, et fais mon testament et ma dernière volonté de la manière ci-après écrite. Premièrement je remets mon âme à Notre Seigneur Jésus-Christ et à sa miséricordieuse Mère et à tous les Saints… 
  Sur un signe de la comtesse de Hainaut, un serviteur essuya la salive qui coulait par un coin de la bouche. Toutes les conversations particulières s’étaient arrêtées et l’on évitait même les froissements d’étoffe. Les assistants paraissaient stupéfaits qu’en ce corps immobilisé, réduit, déformé par la maladie, la pensée eût gardé tant de précision et même de recherche dans la formulation. Gaucher de Châtillon murmura à l’adresse de ses voisins : 
  — Ce n’est pas aujourd’hui qu’il va passer. 
  Jean de Torpo, l’un des médecins, eut une moue négative. Pour lui, Monseigneur Charles n’atteindrait pas la nouvelle aurore. Mais Gaucher reprit : 
  — J’en ai vu, j’en ai vu… Je vous dis qu’il reste de la vie dans ce corps-là… 
  La comtesse de Hainaut, le doigt sur la bouche, pria le connétable de se taire ; Gaucher était sourd et n’appréciait pas la force de son chuchotement. Valois poursuivait sa dictée : 
  — Je veux la sépulture de mon corps en l’église des Frères Mineurs de Paris, entre les sépultures de mes deux premières épouses compagnes… 
  Son regard chercha le visage de sa troisième épouse, la vivante, bientôt comtesse douairière. Trois femmes, et toute une vie était passée… C’était Catherine, la seconde, qu’il avait le plus aimée… à cause, peut-être, de sa couronne féerique de Constantinople. Une beauté, Catherine de Courtenay, bien digne de porter un titre de légende ! Valois s’étonnait qu’en sa malheureuse chair, à moitié inerte et au bord de s’anéantir, demeurât vaguement, diffusément, comme un frémissement des anciens désirs qui transmettent la vie. Il reposerait donc à côté de Catherine, à côté de l’impératrice titulaire de Byzance ; et de l’autre côté, il aurait sa première épouse Marguerite, la fille du roi de Naples, toutes deux en poudre depuis si longtemps. Quelle étrangeté que le souvenir d’un désir pût persister quand le corps qui en était l’objet n’existe plus ! Est-ce que la résurrection… Mais il y avait la troisième épouse, celle qui le regardait, et qui avait été bonne compagne aussi. Il fallait lui laisser quelque fragment charnel. 
  — Item, je veux mon cœur en ladite ville et au lieu où ma compagne Mahaut de Saint-Pol élira sa sépulture ; et mes entrailles en l’abbaye de Chaâlis, le droit au partage de ma chair m’ayant été octroyé par bulle de Notre Très Saint-Père le pape… 
  Il hésita, cherchant la date qui lui échappait et ajouta : 
  — … précédemment. 
  Quelle fierté n’avait-il pas retirée de cette autorisation, donnée seulement aux rois, de pouvoir distribuer son cadavre, comme on divise les saints en reliques ! Il lui serait fait traitement de roi jusque dans le tombeau. Mais maintenant il pensait à la grande résurrection, seul espoir laissé à ceux parvenus sur l’extrême bord de l’ultime marche. Si les enseignements de la religion étaient vrais, comment se passerait pour lui cette résurrection ? Les entrailles à Chaâlis, le cœur au lieu que Mahaut de Saint-Pol choisirait, et le corps en l’église de Paris… Était-ce avec une poitrine vide, un ventre bourré de paille et recousu de chanvre, qu’il se dresserait entre Catherine et Marguerite ? Oh ! difficile espérance puisque inconcevable à l’esprit humain ! Y aurait-il cette presse de corps et de regards, comme celle qui se tenait en ce moment autour de son lit ? Quelle grande confusion attendre, si se dressaient ensemble tous les ancêtres, et tous les descendants, et les meurtriers face à leurs victimes, et toutes les maîtresses, et toutes les trahisons… Est-ce que Marigny surgirait devant lui ? 
  — …Item, je laisse à l’abbaye de Chaâlis soixante livres tournois pour faire mon anniversaire… 
  Le linge à nouveau essuya son menton. Près d’un quart d’heure durant, il cita toutes les églises, abbayes, fondations pieuses situées dans ses fiefs, et auxquelles il laissait, à l’une cent livres, à l’autre cinquante, ici cent vingt, ici une fleur de lis pour embellir une châsse. Énumération monotone sauf pour le mourant à qui chaque nom prononcé représentait un clocher, une ville, un bourg dont il était pour quelques heures ou jours encore le seigneur. Couleurs d’un rempart, silhouette d’une flèche ajourée, sonorité des pavés ronds d’une rue montante, parfums d’une aire de marché, toutes choses une dernière fois, par la parole, possédées… 
  Les pensées des assistants s’échappaient, comme à la messe quand le service est trop long. Seule Jeanne la Boiteuse, qui souffrait de rester si longtemps sur ses jambes inégales, écoutait avec attention. Elle additionnait, elle calculait. À chaque chiffre elle levait vers son mari, Philippe de Valois, un visage nullement disgracieux, mais qu’enlaidissaient les mauvaises pensées de l’avarice. Tous ces legs amputaient l’héritage. Dans l’embrasure d’une fenêtre, Isabelle chuchotait avec Robert d’Artois ; mais l’inquiétude qui se lisait sur les traits de la reine n’était pas inspirée par la funèbre circonstance. 
  — Méfiez-vous de Stapledon, Robert, murmurait-elle. Cet évêque est la pire créature du diable, et Édouard ne l’a envoyé que pour causer nuisance, à moi ou à ceux qui me soutiennent. Il n’avait rien à faire ici, ce jourd’hui, et pourtant il s’est imposé, parce qu’il a reçu mission, dit-il, d’escorter partout mon fils. Il m’épie… La dernière lettre qui m’est parvenue avait été ouverte et le cachet recollé. 
  On entendait la voix de Charles de Valois : 
  — Item, je lègue à ma compagne, la comtesse, mon rubis que ma fille de Blois me donna. Item, je lui laisse la nappe brodée qui fut à la reine Marie ma mère… 
  Tous les yeux indifférents ou distraits durant l’énoncé des donations pieuses se remirent à briller parce qu’il était question des bijoux. La comtesse de Blois arquait les sourcils et marquait quelque désappointement. Son père aurait bien pu lui faire retour de ce rubis qu’elle lui avait offert. 
  — Item, le reliquaire que j’ai de saint Édouard… 
  En entendant le nom d’Édouard, le jeune prince d’Angleterre releva ses longs cils. Mais non, le reliquaire aussi allait à Mahaut de Châtillon. 
  — Item, je laisse à Philippe, mon fils aîné, un rubis et toutes mes armes et harnois, excepté un haubert d’armure qui est du travail d’Acre, et l’épée avec laquelle le seigneur d’Harcourt combattit, que je laisse à Charles, mon fils second. Item, à ma fille de Bourgogne, femme de Philippe mon fils, la plus belle de toutes mes émeraudes. 
  Les joues de la Boiteuse rosirent un peu, et elle remercia d’une inclination de tête qui parut une indécence. On pouvait être assuré qu’elle exigerait l’examen des émeraudes par un expert, pour reconnaître la plus belle ! 
  — Item, à Charles mon fils second, tous mes chevaux et palefrois, mon calice d’or, un bassin d’argent et un missel. 
  Charles d’Alençon se mit à pleurer, bêtement, comme s’il ne prenait conscience de l’agonie de son père, et de la peine qu’elle lui causait, qu’au moment où le moribond le citait. 
  — Item, je laisse à Louis, mon fils troisième, toute ma vaisselle d’argent… 
  L’enfant se tenait collé à la jupe de Mahaut de Châtillon ; celle-ci lui caressa le front d’un geste tendre. 
  — Item, je veux et ordonne que tout ce qui demeurera de ma chapelle soit vendu pour faire prier pour l’âme de moi… Item, que tous les effets de ma garde-robe soient distribués aux valets de ma chambre… 
  Un remous discret se fit près des fenêtres ouvertes, et les têtes se penchèrent. Trois litières venaient d’entrer dans la cour du manoir, au sol couvert de paille pour étouffer le pas des chevaux. D’une grande litière ornée de sculptures dorées et de rideaux brodés des châteaux d’Artois, la comtesse Mahaut, pesante, monumentale, les cheveux tout gris sous son voile, descendait ainsi que sa fille, la reine douairière Jeanne, veuve de Philippe le Long. La comtesse était encore accompagnée de son chancelier, le chanoine Thierry d’Hirson, et de sa dame de parage, Béatrice, nièce de ce dernier. Mahaut arrivait de son château de Conflans près de Vincennes, d’où elle ne sortait plus guère en ces temps pour elle hostiles. 
  La seconde litière, toute blanche, transportait la reine douairière Clémence, veuve de Louis Hutin. De la troisième litière, modeste, aux simples rideaux de cuir noir, sortait avec quelque peine, et aidé seulement de deux valets, messer Spinello Tolomei, capitaine général des Lombards de Paris. Ainsi s’avançaient dans les couloirs du manoir deux anciennes reines de France, deux jeunes femmes du même âge, trente-deux ans, qui s’étaient succédé au trône, toutes deux vêtues de blanc, entièrement, selon l’usage établi pour les reines veuves, toutes deux blondes et belles, surtout la reine Clémence, et paraissant un peu comme deux sœurs jumelles. Derrière elles, les dominant des épaules, marchait la redoutable comtesse Mahaut dont chacun savait, mais sans avoir eu le courage d’en porter témoignage, qu’elle avait tué le mari de l’une pour que l’autre régnât. Et puis enfin, traînant la jambe, poussant le ventre, les cheveux blancs épars sur son col et les griffes du temps plantées dans les joues, le vieux Tolomei qui avait été, de près ou de loin, mêlé à toutes les intrigues. 
  Parce que l’âge ennoblit tout, et parce que l’argent est la vraie puissance du monde, parce que Monseigneur de Valois, sans Tolomei, n’aurait pu épouser autrefois l’impératrice de Constantinople, parce que, sans Tolomei, la cour de France n’aurait pu envoyer Bouville chercher la reine Clémence à Naples, ni Robert d’Artois soutenir ses procès et épouser la fille du comte de Valois, parce que sans Tolomei la reine d’Angleterre n’aurait pu se trouver ici avec son fils, on accorda au vieux Lombard qui avait tant vu, tant prêté, et s’était beaucoup tu, les égards qui ne vont qu’aux princes. 
  On se tassait contre les murs, on s’effaçait pour libérer la porte. Bouville se mit à trembler quand Mahaut le frôla. Isabelle et Robert d’Artois échangèrent une interrogation muette. Tolomei entrant avec Mahaut, cela signifiait-il que le vieux renard toscan travaillait aussi pour le compte de l’adversaire ? Mais Tolomei, d’un sourire discret, rassura ses clients. Il ne fallait voir, dans cette arrivée simultanée, qu’un hasard de route. L’entrée de Mahaut avait créé une gêne dans l’assistance. Valois s’arrêta de dicter en voyant apparaître sa vieille et géante adversaire, poussant devant elle les deux veuves blanches, comme deux agnelles qu’on mène paître. Et puis Valois aperçut Tolomei. Alors sa main valide, où brillait le rubis qui allait passer au doigt de son fils aîné, s’agita devant son visage, et il dit : 
  — Marigny, Marigny… 
  On crut qu’il perdait l’esprit. Mais non ; la vue de Tolomei lui rappelait leur commun ennemi. Sans l’aide des Lombards, jamais Valois ne serait venu à bout du coadjuteur. On entendit alors la grande Mahaut d’Artois dire : 
  — Dieu vous pardonnera, Charles, car votre repentance est sincère. 
  — La gueuse, prononça Robert d’Artois assez haut pour être entendu de ses voisins ; elle ose parler de remords. 
  Charles de Valois, négligeant la comtesse d’Artois, faisait signe au Lombard d’approcher. Le vieux Siennois vint au bord du lit, souleva la main paralysée, la baisa ; et Valois ne sentit pas ce baiser. 
  — Nous prions pour votre guérison, Monseigneur, dit Tolomei. 
  Guérison ! le seul mot de réconfort que Valois eût entendu parmi tous ces gens dont aucun ne mettait sa mort en doute et qui attendaient son dernier soupir comme une nécessaire formalité ! Guérison… Le banquier lui disait-il cela par complaisance ou bien le pensait-il vraiment ? Ils se regardèrent et, dans le seul œil ouvert de Tolomei, cet œil sombre et rusé, le moribond vit une expression de complicité. Un œil enfin d’où il n’était pas éliminé ! 
  — Item, item, reprit Valois en pointant l’index vers le notaire, je veux et commande que toutes mes dettes soient payées par mes enfants. 
  Ah ! C’était un beau legs qu’il faisait par ces mots à Tolomei, et plus lourd que tous les rubis et tous les reliquaires ! Et Philippe de Valois, et Charles d’Alençon, et Jeanne la Boiteuse, et la comtesse de Blois prirent tous la même mine déconfite. Il avait bien besoin de venir, ce Lombard ! 
  — Item, à Aubert de Villepion, mon chambellan, une somme de deux cents livres tournois ; à Jean de Cherchemont qui fut mon chancelier avant d’être celui de France, autant ; à Pierre de Montguillon, mon écuyer… 
  Voilà que Monseigneur de Valois était repris par ce goût de largesse qui lui avait si fort coûté tout au long de sa vie. Il voulait récompenser royalement ceux qui l’avaient servi. Deux cents, trois cents livres ; ce n’étaient point legs énormes, mais lorsqu’il en existait quarante, cinquante à la file et qui s’ajoutaient aux legs religieux… L’or du pape, déjà bien écorné, n’allait pas y suffire, ni une année de revenus de tout l’apanage Valois. Il serait donc prodigue, Monseigneur Charles, jusques après son trépas ! 
  Mahaut s’était rapprochée du groupe anglais. Elle avait salué Isabelle d’un regard où luisait une vieille haine, souri au petit prince Édouard comme si elle l’eût voulu mordre, et enfin elle avait regardé Robert. 
  — Mon bon neveu, te voilà bien en peine ; c’était un vrai père pour toi… dit-elle à voix basse. 
  — Et pour vous aussi, ma bonne tante, c’est là un coup navrant, répondit-il de même. Vous comptez à peu près le même nombre d’ans que Charles. L’âge où l’on meurt… 
  Dans le fond de la salle, on entrait, on sortait. Isabelle s’aperçut soudain que l’évêque Stapledon avait disparu ; ou plus exactement qu’il était en train de disparaître, car elle le vit qui franchissait la porte, de ce mouvement onctueux, glissant et assuré qu’ont les ecclésiastiques pour traverser les foules. Et le chanoine d’Hirson, le chancelier de Mahaut filait dans son sillage. La géante suivait du regard cette sortie elle aussi, et les deux femmes se surprirent dans leur commune observation. 
  Isabelle aussitôt se posa d’inquiètes questions. Que pouvaient avoir à se dire Stapledon, l’envoyé de ses ennemis, et le chancelier de la comtesse ? Et comment se connaissaient-ils, alors que Stapledon était arrivé de la veille ? Les espions d’Angleterre avaient travaillé du côté de Mahaut, ce n’était que trop évident. « Elle a toutes raisons de vouloir se venger et me nuire, pensait Isabelle. J’ai dénoncé autrefois ses filles… Ah ! Comme je voudrais que Roger fût là ! Que n’ai-je insisté pour qu’il vienne ! » 
  Les deux ecclésiastiques en vérité n’avaient guère eu de peine à se joindre. Le chanoine d’Hirson s’était fait désigner l’envoyé d’Édouard. 
  — Reverendissimus sanctissimusque Exeteris episcopus ? lui avait-il demandé. Ego canonicus et comitisso Artesiensis cancellarius sum. 
  Ils avaient mission de s’aboucher à la première occasion. Cette occasion venait de se présenter. À présent, assis côte à côte dans une embrasure de fenêtre, au retrait de l’antichambre, et leur chapelet en main, ils conversaient en latin, comme s’ils se fussent envoyé les répons des prières pour les agonisants. Le chanoine d’Hirson possédait la copie d’une très intéressante lettre d’un certain évêque anglais qui signait « O », adressée à la reine Isabelle, lettre qui avait été dérobée à un commerçant italien pendant son sommeil, dans une auberge d’Artois. Cet évêque « O » conseillait à la destinataire de ne point revenir pour l’heure, mais de se faire le plus de partisans qu’elle pourrait en France, de réunir mille chevaliers et de débarquer avec eux pour chasser les Despensers et le mauvais évêque Stapledon. 
  Thierry d’Hirson avait sur lui cette copie. Monseigneur Stapledon souhaitait-il en prendre connaissance ? Un papier passa du camail du chanoine aux mains de l’évêque, qui y jeta les yeux et y reconnut le style habile, précis, d’Adam Orleton. Si Lord Mortimer, ajoutait celui-ci, prenait le commandement de l’expédition, toute la noblesse anglaise se rallierait en quelques jours. L’évêque Stapledon se rongeait le coin du pouce. 
  — Ille baro de Mortuo Mari concubinus Isabellæ reginæ aperte est, précisa Thierry d’Hirson. 
  L’évêque d’Exeter en voulait-il des preuves ? Hirson lui en fournirait quand il voudrait. Il suffisait d’interroger les serviteurs, de faire surveiller les entrées et sorties du palais de la Cité, de demander simplement leur avis aux familiers de la cour. Stapledon enfouit la copie de la lettre dans sa robe, sous sa croix pectorale. 
  Monseigneur de Valois, pendant ce temps, avait nommé les exécuteurs de son testament. Son grand sceau, fait d’un semis de fleurs de lis entouré de l’inscription : « Caroli regis Franciæ filli, comitis Valesi et Andegaviae » s’était imprimé dans la cire coulée sur les lacets qui pendaient au bas du document. L’assistance commençait à évacuer la chambre. 
  — Monseigneur, puis-je présenter à votre haute et sainte personne ma nièce Béatrice, damoiselle de parage de la comtesse ? dit Thierry d’Hirson à Stapledon en désignant la belle fille brune, au regard coulant et aux hanches ondoyantes, qui s’approchait d’eux. Béatrice d’Hirson baisa l’anneau de l’évêque ; puis son oncle lui dit quelques mots à voix basse. Elle rejoignit alors la comtesse Mahaut et lui murmura : 
  — C’est chose faite, Madame. 
  Et Mahaut, qui se tenait toujours à proximité d’Isabelle, avança sa grande main pour caresser le front du jeune prince Édouard. Puis chacun repartit pour Paris. Robert d’Artois et le chancelier, parce qu’ils avaient à veiller aux tâches de gouvernement. Tolomei, parce que ses affaires l’appelaient. Mahaut, parce que, sa vengeance mise en route, elle n’avait plus rien à faire là. Isabelle, parce qu’elle désirait au plus tôt parler à Mortimer, les reines veuves parce qu’on n’eût pas su où les loger. Même Philippe de Valois eut à regagner Paris, pour l’administration de ce gros comté dont il était déjà le tenant de fait. Il ne resta auprès du moribond que sa troisième épouse, sa fille aînée la comtesse de Hainaut, ses plus jeunes enfants et ses proches serviteurs. Guère plus de monde qu’autour d’un petit chevalier de province, alors que son nom et ses actes avaient tant agité le monde, depuis les bords de l’Océan jusqu’aux rives du Bosphore. 
  Et le lendemain, Monseigneur Charles de Valois respirait toujours, et le surlendemain encore. Le connétable Gaucher avait vu juste ; la vie continuait à se battre dans ce corps foudroyé. Toute la cour, pendant ces jours-là, se transporta à Vincennes, pour l’hommage que le jeune prince Édouard, duc d’Aquitaine, rendit à son oncle Charles le Bel. Puis, à Paris, une pièce d’échafaudage chut tout près de la tête de l’évêque Stapledon ; une passerelle, le lendemain, se rompit sous les fers de la mule du clerc qui le suivait. Un matin qu’il s’éloignait de son logis à l’heure de la première messe, Stapledon se trouva nez à nez dans une rue étroite avec Gérard de Alspaye, l’ancien lieutenant de la tour de Londres, et le barbier Ogle. Les deux hommes paraissaient se promener, insouciants. Mais sort-on de chez soi à pareille heure, simplement pour entendre chanter les oiseaux ? Dans une encoignure se tenait aussi un petit groupe d’hommes silencieux parmi lesquels Stapledon crut reconnaître le visage chevalin du baron Maltravers. Un convoi de maraîchers qui encombra la chaussée permit à l’évêque anglais de regagner précipitamment sa porte. Le soir même, sans avoir fait aucun adieu, il prenait la route de Boulogne, pour aller secrètement s’embarquer. Il emportait, outre la copie de la lettre d’Orleton, de nombreuses preuves rassemblées pour convaincre de complot et de trahison la reine Isabelle, Mortimer, le comte de Kent et tous les seigneurs qui les entouraient. 
  Dans un manoir d’Ile-de-France, à une lieue de Rambouillet, Charles de Valois, abandonné de presque tous et reclus dans son corps comme déjà dans un tombeau, existait toujours. Celui qu’on avait appelé le second roi de France n’était plus attentif qu’à l’air qui pénétrait ses poumons d’un rythme irrégulier, avec par instants d’angoissantes pauses. Et il continuerait de respirer cet air, dont toute créature se nourrit, de longues semaines encore, jusqu’en décembre. 

Demain "La louve de France" 3ème partie "Le roi volé" ch 1 "Les époux ennemis" 

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