dimanche 19 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 2ème partie - ch 3 - Le chemin de Paris


III
LE CHEMIN DE PARIS 



  Qu’il sonnait clair, sous le fer des chevaux, le sol des routes françaises ! Quelle musique heureuse produisait le crissement du gravier ! Et l’air qu’on respirait, l’air léger du matin traversé de soleil, quel merveilleux parfum, quelle merveilleuse saveur il possédait ! Les bourgeons commençaient à s’ouvrir, et de petites feuilles vertes, tendres et plissées, venaient chercher pour une caresse le front des voyageurs jusqu’au milieu du chemin. 
  L’herbe des talus et des prés d’Ile-de-France était moins riche, moins fournie, sans doute, que l’herbe d’Angleterre ; mais pour la reine Isabelle, c’était l’herbe de la liberté, enfin, et de l’espérance. La crinière de la jument blanche ondulait au rythme de la marche. Une litière, portée par deux mules, suivait à quelques toises. La reine trop heureuse, trop impatiente pour rester enfermée dans cette balancelle, avait préféré monter sa haquenée ; pour un peu, elle eût galopé dans les herbages ! Boulogne, où elle s’était mariée quinze ans auparavant, Montreuil, Abbeville, Beauvais, avaient été les haltes de son voyage. 
  Elle venait de passer la nuit précédente à Maubuisson, près de Pontoise, dans le manoir royal, où, pour la dernière fois, elle avait vu son père Philippe le Bel. Sa route était comme un pèlerinage à travers son propre passé. Il lui semblait remonter les étapes de sa vie pour revenir au départ. Mais quinze années malheureuses se pouvaient-elles abolir ? 
  — Votre frère Charles l’aurait sans doute reprise, disait Robert d’Artois qui cheminait à côté d’elle, et il nous l’aurait imposée pour reine, tant il continuait de la regretter et tant il montrait peu de décision au choix d’une nouvelle épouse. 
  De qui parlait Robert ? Ah oui ! De Blanche de Bourgogne. Il en parlait à cause de Maubuisson où, tout à l’heure, une cavalcade composée d’Henry de Sully, de Jean de Roye, du comte de Kent, de Lord Mortimer, de Robert d’Artois lui-même et de toute une troupe de seigneurs, était venue accueillir la voyageuse. Isabelle avait éprouvé un grand plaisir à se sentir de nouveau traitée en reine. 
  — Je crois que Charles, vraiment, prenait quelque plaisir secret à caresser les cornes qu’elle lui avait plantées, continuait Robert. Par malheur, par bonheur plutôt, la douce Blanche, l’année avant que Charles devînt roi, se fit engrosser en prison, par le geôlier ! 
  Le géant chevauchait à gauche, du côté du soleil, et, monté sur un immense percheron pommelé, il portait de l’ombre sur la reine. Celle-ci poussait sa haquenée, s’efforçant de rester dans la lumière. Robert discourait sans trêve, tout à l’enthousiasme de la retrouvaille, et cherchant, dès ces premières lieues, à renouer les liens du cousinage et d’une ancienne amitié. Isabelle ne l’avait pas revu depuis onze ans ; il avait peu changé. La voix était toujours la même, et toujours la même aussi cette odeur de gros mangeur de venaison que son corps dégageait dans l’animation de la marche et que la brise portait autour de lui par bouffées. Il avait la main rousse et velue jusqu’à l’ongle, le regard méchant même lorsqu’il croyait le faire aimable, la panse dilatée pardessus sa ceinture comme s’il eût avalé une cloche. Mais l’assurance de sa parole et de ses gestes était à présent moins feinte et appartenait définitivement à sa nature ; la ride qui encadrait la bouche s’était inscrite plus profondément dans la graisse. 
  — Et Mahaut, ma bonne gueuse de tante, a dû se résigner à l’annulation du mariage de sa fille. Oh ! non sans se débattre et plaider devant les évêques ! Mais elle a finalement été confondue. Votre frère Charles, pour une fois, s’obstina. Parce qu’il ne pardonnait pas l’affaire du geôlier et de la grossesse. Et quand il s’obstine, ce faible homme, on ne le fait plus démordre ! Au procès d’annulation, on n’a pas posé moins de trente et une questions aux témoins. On a exhumé de la poussière la dispense accordée par Clément V et qui permettait à Charles d’épouser une de ses parentes, mais sans que le nom en soit spécifié. Or qui, dans nos familles, se marie autrement qu’avec une cousine ou une nièce ? Alors, Monseigneur Jean de Marigny, bien habilement, souleva l’empêchement de la parenté spirituelle. Mahaut était la marraine de Charles. Elle assurait que non, bien sûr, et qu’elle n’avait été au baptême que comme assistante et commère. Alors tout le monde a comparu, barons, chambriers, valets, clercs, chantres, bourgeois de Creil où le baptême avait eu lieu, et tous ont répondu qu’elle avait bien tenu l’enfant pour le tendre ensuite à Charles de Valois, et qu’on ne pouvait s’y tromper vu qu’elle était la plus haute femme qui se trouvait en la chapelle et dépassait tout un chacun du chef. Voyez la belle menteuse ! 
  Isabelle s’obligeait à écouter, mais en vérité elle n’était attentive qu’à elle-même et à un contact insolite qui tout à l’heure l’avait émue. Combien cela paraît surprenant aux doigts, soudain, des cheveux d’homme ! La reine leva les yeux vers Roger Mortimer qui était venu se placer à sa droite, d’un mouvement à la fois autoritaire et naturel comme s’il avait été son protecteur et son gardien. Elle regardait les boucles drues qui sortaient de son chaperon noir. On n’imaginait pas que ces cheveux-là fussent si soyeux au toucher ! Cela s’était fait par hasard dans le premier moment de la rencontre. Isabelle avait été surprise de voir apparaître Mortimer auprès du comte de Kent. 
  Ainsi donc, en France, le rebelle, l’évadé, le proscrit Mortimer, marchait côte à côte avec le frère du roi d’Angleterre, et semblait presque avoir le pas sur lui. Et Mortimer, sautant à terre, s’était élancé vers la reine pour baiser le bas de sa robe ; mais la haquenée ayant bougé, les lèvres de Roger s’étaient posées sur le genou d’Isabelle. Elle-même avait machinalement appuyé la main sur la tête découverte de cet ami retrouvé. Et maintenant qu’on chevauchait, sur la route striée d’ombre par les branches, le contact soyeux des cheveux se prolongeait, comme encore perceptible et enfermé sous le velours du gant. 
  — Mais le plus sérieux motif à la nullité du lien, outre que les contractants n’avaient pas l’âge canon pour copuler, fut fondé sur ceci que votre frère Charles, quand on le maria, manquait de discernement pour se chercher femme et de volonté pour exprimer son choix, vu qu’il était incapable, simple et imbécile, et que, partant, le contrat n’avait point de valeur. Inhabilis, simplex et imbecillus !… Et chacun, depuis votre oncle Valois jusqu’à la dernière chambrière, s’est accordé à prononcer sous serment qu’il était bien tout cela, à meilleure preuve que feu la reine sa mère elle-même le trouvait si bête qu’elle l’avait surnommé l’oison ! Pardonnez, ma cousine, de vous parler ainsi de votre frère, mais enfin, c’est là le roi que nous avons. Gentil compagnon au demeurant, et de beau visage, mais de peu d’allant. Vous comprendrez qu’il faille gouverner à sa place. N’attendez pas d’aide de lui. 
  Ainsi, à la gauche d’Isabelle roulait la voix intarissable de Robert d’Artois et flottait son parfum de fauve. À droite, la reine sentait le regard de Roger Mortimer posé sur elle avec une insistance troublante. Elle levait par instants les yeux vers ces prunelles couleur de silex, vers ce visage bien taillé où un sillon profond partageait le menton. Elle était surprise de ne pas se rappeler la cicatrice blanche qui ourlait la lèvre inférieure. 
  — Êtes-vous toujours aussi chaste, ma belle cousine ? demanda brusquement Robert d’Artois. 
  La reine Isabelle rougit et leva furtivement les yeux vers Roger Mortimer comme si la question la mettait un peu en faute déjà, et de façon inexplicable, à son égard. 
  — J’y ai bien été forcée, répondit-elle. 
  — Vous souvenez-vous, cousine, de notre entrevue de Londres ? 
  Elle rougit davantage. Que lui rappelait-il là, et qu’allait penser Mortimer ? Un moment d’abandon lors d’un adieu… pas même un baiser, seulement un front qui s’appuie contre une poitrine d’homme et qui cherche un refuge… Robert y pensait-il donc encore, après onze ans ? Elle en fut flattée, mais nullement émue. Avait-il pris pour l’aveu d’un désir ce qui n’était qu’un moment de désarroi ? Peut-être, en effet, ce jour-là, mais ce jour-là seulement, si elle n’avait pas été reine, s’il n’avait pas été si pressé de repartir pour dénoncer les filles de Bourgogne… 
  — Enfin, s’il vous vient à l’idée de changer de coutume… insistait Robert d’un ton gaillard. J’ai toujours, en pensant à vous, comme le sentiment d’une créance non encaissée… 
  Il s’arrêta net, ayant croisé le regard de Mortimer, un regard d’homme prêt à tirer l’épée s’il en entendait davantage. La reine perçut cet affrontement et, pour se donner contenance, caressa la crinière blanche de sa jument. Cher Mortimer ! Qu’il y avait de noblesse et de chevalerie en cet homme-là ! Et comme l’air de France était bon à respirer, et comme cette route était belle, avec ses clartés et ses ombres ! 
  Robert d’Artois avait un demi-sourire d’ironie coincé dans la graisse de ses joues. Sa créance, selon l’expression qu’il avait employée et qu’il avait crue délicate, il n’y devait plus songer. Il était certain que Lord Mortimer aimait la reine Isabelle et qu’Isabelle aimait Mortimer. « Eh bien ! pensa-t-il, elle va s’amuser, la bonne cousine, avec ce templier. »
Demain ‘’La louve de France ‘’ ch. 4''    le roi Charles''

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