mardi 21 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 2ème partie - ch 5 - La croix de sang


LA CROIX DE SANG 



  Ils n’avaient pas conscience du temps écoulé. Le vin de liqueur, parfumé de romarin, de rose et de grenade, était plus qu’à demi épuisé dans la cruche de cristal ; les braises s’écroulaient dans le foyer. Ils n’avaient pas même entendu les cris du guet qui s’élevaient, lointains, d’heure en heure dans la nuit. Ils ne pouvaient s’arrêter de parler, la reine surtout qui, pour la première fois depuis bien des années, ne craignait pas qu’un espion fût caché derrière la tapisserie pour rapporter le moindre de ses propos. Elle n’aurait pu dire s’il lui était jamais arrivé de se confier aussi librement ; elle avait perdu jusqu’à la mémoire de la liberté. Mais jamais elle ne s’était trouvée devant un homme qui l’eût écoutée avec plus d’intérêt, lui eût répondu avec plus de justesse, et dont l’attention fût chargée de plus de générosité !     
  Bien qu’ils eussent devant eux des jours et des jours où il leur serait loisible de s’entretenir, ils ne pouvaient se décider à interrompre leur orgie de confidences. Ils avaient tout à se dire, sur l’état des royaumes, sur le traité de paix, sur les lettres du pape, sur leurs communs ennemis, et Mortimer à raconter sa prison, son évasion, son exil, et la reine à avouer ses tourments, et les outrages subis.            
  Isabelle comptait demeurer en France jusqu’à ce qu’Édouard y vînt lui-même pour l’hommage ; l’évêque Orleton, avec lequel elle avait eu une entrevue secrète entre Londres et Douvres, le lui conseillait.    
  — Vous ne pouvez point, Madame, retourner en Angleterre avant que les Despensers aient été chassés, dit Mortimer. Vous ne le pouvez ni ne le devez. 
  — Leur but était clair, en ces derniers mois, à me si cruellement tourmenter. Ils attendaient que je commisse quelque folle entreprise de révolte, afin de me clore en quelque couvent ou quelque château lointain comme on a fait de votre épouse. 
  — Pauvre amie Jeanne, dit Mortimer. Elle a bien fort pâti pour moi.  

  Et il alla mettre une bûche dans le foyer. 
  — Je lui dois d’avoir appris l’homme que vous étiez, reprit Isabelle. Souventes nuits, je la faisais dormir à mes côtés, tant je craignais qu’on ne m’assassinât. Et elle me parlait de vous, toujours de vous… Ainsi ai-je su les préparatifs de votre évasion, et j’ai pu y contribuer. Je vous connais mieux que vous ne pensez, Lord Mortimer. 
  Il y eut un moment comme d’attente de part et d’autre, et un peu de gêne aussi. Mortimer demeurait penché vers l’âtre dont les lueurs éclairaient son menton profondément incisé, ses sourcils épais. 
  — Sans cette guerre d’Aquitaine, continua la reine, sans les lettres du pape, sans cette mission auprès de mon frère, je suis certaine qu’il me serait arrivé grand malheur. 
  — Je savais, Madame, que c’était le seul moyen. Je n’avais guère plaisir, croyez-le, à cette guerre entreprise contre le royaume. Si j’ai accepté d’en partager la conduite et d’y faire figure de traître… car se rebeller pour défendre son droit est une chose, mais passer à l’armée adverse en est une autre… 
  Il avait sa campagne d’Aquitaine sur le cœur, et voulait s’en bien disculper. 
  — … c’est que je savais qu’il n’était d’autre façon d’espérer vous délivrer, sinon en affaiblissant le roi Édouard. Et votre venue en France, Madame, est aussi mon idée ; j’y ai œuvré sans relâche jusqu’à ce que vous soyez là. 
  La voix de Mortimer était animée d’une vibration grave. Les paupières d’Isabelle se fermèrent à demi. Sa main redressa machinalement l’une des tresses blondes qui encadraient son visage comme des anses d’amphore. 
  — Quelle est cette blessure à la lèvre que je ne vous connaissais pas ? demanda-t-elle. 
  — Un présent de votre époux, Madame, un coup de fléau qui me fut assené par les gens de son parti lorsqu’ils me renversèrent dans mon armure, à Shrewsbury, où je fus malheureux. Et malheureux, Madame, moins pour moi-même, moins de la mort risquée et de la prison endurée, que d’avoir échoué à vous porter la tête des Despensers, à l’issue d’un combat livré pour vous. 
  Cela n’était pas là vérité totale ; la sauvegarde de ses domaines et de ses prérogatives avait pesé au moins aussi lourd, dans les décisions militaires du baron des Marches, que le service de la reine. Mais en ce moment, il était sincèrement persuadé d’avoir agi pour la défendre. Et Isabelle y croyait aussi ; elle avait tant souhaité pouvoir le croire ! Elle avait tant espéré que se dressât un jour un champion de sa cause ! Et voilà que ce champion était là, devant elle, avec sa grande main maigre qui avait tenu l’épée, et la marque au visage, légère mais indélébile, d’une blessure. Il semblait surgir tout droit, dans ses vêtements noirs, d’un roman de chevalerie. 
  — Vous rappelez-vous, ami Mortimer… vous rappelez-vous le lai du chevalier de Graëlent ? 
  Il fronça ses sourcils épais. Graëlent ?… Un nom qu’il avait déjà entendu ; mais il ne se rappelait pas l’histoire. 
  — C’est dans un livre de Marie de France, que l’on m’a volé, comme tout le reste, reprit Isabelle. Ce Graëlent était chevalier si fort, si bellement loyal, et son renom était si grand, que la reine de ce temps s’éprit de lui sans le connaître ; et l’ayant fait mander, elle lui dit pour premières paroles, lorsqu’il apparut devant elle : « Ami Graëlent, je n’ai jamais aimé mon époux ; mais je vous aime autant qu’on peut aimer et suis à vous. » 
  Elle était étonnée de sa propre audace, et que sa mémoire lui eût fourni si à propos les paroles qui traduisaient tout exactement ses sentiments. Pendant plusieurs secondes, le son de sa voix lui parut se prolonger à ses propres oreilles. Elle attendait, anxieuse et troublée, confuse et ardente, la réponse de ce nouveau Graëlent. 
  « Puis-je à présent lui avouer que je l’aime ? » se demandait Roger Mortimer, comme si ce n’avait pas été la seule chose à dire. Mais il est des champs clos où les hommes les plus braves en bataille se montrent singulièrement malhabiles. 
  — Avez-vous jamais aimé le roi Édouard ? répondit-il. 
  Et ils se sentirent l’un et l’autre également déçus. Était-il bien nécessaire, en cet instant, de parler d’Édouard ? La reine se redressa un peu dans son siège. 
  — J’ai cru l’aimer, dit-elle. Je m’y suis efforcée avec des sentiments appris ; et puis j’ai vite reconnu l’homme auquel on m’avait unie ! À présent je le hais, et d’une si forte haine qu’elle ne peut s’éteindre qu’avec moi… ou avec lui. Savez-vous que pendant de longues années j’ai cru que les éloignements d’Édouard envers moi venaient d’une faute de ma nature ? Savez-vous, s’il faut tout vous avouer… d’ailleurs votre épouse le sait bien… que les dernières fois qu’il se força de fréquenter ma couche, quand fut conçue notre dernière fille, il exigea que Hugh le Jeune l’accompagnât jusqu’à mon lit ; et il se mignotait et il se caressait avec lui avant que de pouvoir accomplir acte d’époux, disant que je devais aimer Hugh comme lui-même, puisqu’ils étaient si bien unis qu’ils ne faisaient qu’un. C’est alors que j’ai menacé d’en écrire au pape… 
  La fureur avait empourpré le visage de Mortimer. L’honneur et l’amour se trouvaient en lui également atteints. Édouard était vraiment indigne d’être roi. Quand donc pourrait-on crier à tous ses vassaux : « Sachez enfin qui est votre suzerain, et reprenez vos serments ! » N’était-il pas injuste, quand le monde comptait tant de femmes infidèles, qu’un tel homme ait épousé une femme de si haute vertu ? N’eût-il pas mérité qu’elle se fût livrée à tout venant pour le honnir ?… Mais était-elle absolument demeurée fidèle ? Quelque amour secret n’avait-il pas traversé une si désespérante solitude ? 
  — Et jamais vous ne vous êtes abandonnée à d’autres bras ? demanda-t-il, d’une voix, déjà, de jaloux, cette voix qui plaît tant aux femmes, au début d’un sentiment, et leur devient si lassante à la fin d’une liaison. 
  — Jamais, répondit-elle. 
  — Pas même à votre cousin Robert d’Artois, qui semblait ce matin montrer bien franchement qu’il était épris de vous ? 
  Elle haussa les épaules. 
  — Vous connaissez mon cousin d’Artois ; tout gibier lui est bon. Reine ou truande, pour lui c’est tout un. Un jour lointain, à Westmoutiers, où je lui confiai mon esseulement, il s’offrit à m’en consoler. Voilà tout. D’ailleurs, ne l’avez-vous pas entendu : « Êtes-vous toujours aussi chaste, ma péché sur lui ? 
  Il était assis, il se releva. 
  — Ni vous, ni moi, ma reine, n’avons été mariés par notre vouloir. Nous avons prononcé serment, mais pour des choix que nous n’avions pas faits. Nous avons obéi à des décisions qui étaient de nos familles, et non point à la volonté de notre cœur. Aux âmes comme les nôtres… 
  Il marqua une hésitation. L’amour qui craint de se nommer pousse aux actions les plus étranges ; le désir prend les plus hauts détours pour requérir ses droits. Mortimer était debout devant Isabelle, et leurs mains restaient unies. 
  — Voulez-vous, ma reine, reprit-il, que nous nous afférions ? Voulez-vous accepter d’échanger nos sangs pour qu’à jamais je sois votre soutien, et qu’à jamais vous soyez ma dame ? 
  Sa voix tremblait, de cette inspiration soudaine, démesurée, qu’il avait eue ; et les épaules d’Isabelle frémirent. Car il y avait de la sorcellerie, de la passion et de la foi, et toutes choses divines et diaboliques mêlées, et chevaleresques et charnelles ensemble dans ce qu’il venait de proposer. C’était le lien de sang des frères d’armes et celui des amants légendaires, le lien des Templiers, rapporté d’Orient à travers les croisades, le lien d’amour aussi qui unissait l’épouse mal mariée à l’amant de son choix, et quelquefois par-devant le mari lui-même, à condition que l’amour restât chaste… ou qu’on crût qu’il le restait. C’était le serment des corps, plus puissant que celui des mots et qui ne se pouvait rompre, reprendre ni annuler… Les deux créatures humaines qui le prononçaient se faisaient plus unies que des jumeaux ; ce que chacun possédait devenait possession de l’autre ; ils se devaient protéger en tout et ne pouvaient accepter de se survivre. « Ils doivent être afférés… » On chuchotait cela de certains couples, avec un petit tremblement à la fois de crainte et d’envie. 
  — Je pourrai tout vous demander ? dit Isabelle très bas. 
  Il répondit en abaissant les paupières. 
  — Je me livre à vous, dit-il. Vous pouvez tout exiger de moi et ne me donner de vous-même que ce qu’il vous plaira. Mon amour sera ce que vous désirerez. Je puis m’étendre nu auprès de vous nue, et ne point vous toucher si vous me l’avez interdit.     
  Ce n’était point là la vérité de leur désir, mais comme un rite d’honneur qu’ils se devaient, conforme aux traditions chevaleresques. L’amant s’obligeait à montrer la force de son âme et la puissance de son respect. Il s’offrait à « l’épreuve courtoise », dont la durée était remise à la décision de l’amante ; il dépendait d’elle que le temps en durât toujours ou qu’il fût aussitôt aboli. 
  — Êtes-vous consentante, ma reine ? dit-il. À son tour, elle répondit des paupières. 
  — Au doigt ? au front ? au cœur ? demanda Mortimer. 
  Ils pouvaient se faire une piqûre au doigt, laisser leurs sangs s’égoutter dans un verre, les mêler et y boire à tour de rôle. Ils pouvaient s’inciser le front à la racine des cheveux et, se tenant tête contre tête, échanger leurs pensées… 
  — Au cœur, répondit Isabelle. 
  C’était la réponse qu’il souhaitait. Un coq chanta dans les alentours dont le cri traversa la nuit silencieuse. Isabelle pensa que le jour qui allait se lever serait le premier du printemps. Roger Mortimer ouvrit sa cotte, la laissa choir au sol, arracha sa chemise. Il apparut, poitrine nue, bombée, au regard d’Isabelle. La reine délaça son corsage ; d’un mouvement souple des épaules, elle dégagea des manches ses bras fins et blancs et découvrit ses seins, marqués de leur fruit rosé, et que quatre maternités n’avaient pas blessés ; elle avait mis une fierté décidée dans son geste, presque du défi. 
  Mortimer prit sa dague à sa ceinture. Isabelle tira la longue épingle, terminée par une perle, qui retenait ses nattes, et les anses d’amphore tombèrent d’une chute douce. Sans quitter du regard le regard de la reine, Mortimer, d’une main ferme, s’entailla la peau ; le sang courut comme un petit ruisseau rouge à travers la légère toison châtaine. Isabelle accomplit sur elle-même un semblable geste avec l’épingle, à la naissance du sein gauche, et le sang perla, comme le jus d’un fruit. La crainte de la douleur, plus que la douleur même, lui fit crisper la bouche un instant. Puis elle franchit le pas qui la séparait de Mortimer et appuya les seins contre le grand torse sillonné d’écarlate, se haussant sur la pointe des pieds afin que les deux blessures vinssent à se confondre. Chacun sentit le contact de cette chair qu’il approchait pour la première fois, et de ce sang tiède qui leur appartenait à tous deux. 
  — Ami, dit-elle, je vous livre mon cœur et prends le vôtre qui me fait vivre. 
  — Amie, répondit-il, je le retiens avec la promesse de le garder au lieu du mien. 
  Ils ne se détachaient pas, prolongeant indéfiniment cet étrange baiser des lèvres qu’ils avaient volontairement ouvertes dans leurs poitrines. Leurs cœurs battaient du même rythme, rapide et violent, de l’un à l’autre répercuté. Trois ans de chasteté chez lui, chez elle quinze années d’attente de l’amour… 
  — Serre-moi fort, ami, murmura-t-elle encore. 
  Sa bouche s’éleva vers la blanche cicatrice qui ourlait la lèvre de Mortimer, et ses dents de petit carnassier s’entrouvrirent, pour mordre. 
  Le rebelle d’Angleterre, l’évadé de la tour de Londres, le grand seigneur des Marches galloises, l’ancien Grand Juge d’Irlande, Lord Mortimer de Wigmore, amant depuis deux heures de la reine Isabelle, venait de partir glorieux, comblé, et des rêves tout autour de la tête, par l’escalier privé. La reine n’avait pas sommeil. Plus tard peut-être, la lassitude la prendrait ; pour l’instant, elle demeurait éblouie, stupéfaite, comme si une comète continuait de tournoyer en elle. Elle contemplait, avec une gratitude éperdue, le lit ravagé. Elle savourait sa surprise d’un bonheur jusque-là ignoré. Elle n’avait jamais imaginé qu’on pût avoir à s’écraser la bouche contre une épaule, pour étouffer un cri. Elle se tenait debout près de la fenêtre dont elle avait écarté les volets peints. L’aube se levait, brumeuse et féerique, sur Paris. 
  Était-ce vraiment la veille au soir qu’Isabelle était arrivée ? Avait-elle existé jusqu’à cette nuit ? Était-ce bien cette même ville que son enfance avait connue ? Le monde, d’un coup, naissait. La Seine coulait, grise, au pied du Palais, et là-bas, sur l’autre berge, se dressait la vieille tour de Nesle. Isabelle se rappela soudain sa belle-sœur Marguerite de Bourgogne. Un grand effroi la saisit : « Qu’ai-je fait alors ? pensat-elle. Qu’ai-je fait ?… Si j’avais su ! » Toutes les femmes amoureuses, de par le monde et depuis le début des âges, lui semblaient ses sœurs, des créatures élues… « J’ai eu le plaisir, qui vaut toutes les couronnes du monde, et je ne regrette rien !… » Ces paroles, ce cri que Marguerite la morte lui avait jeté, après le jugement de Maubuisson, combien de fois Isabelle se l’était répété, sans comprendre ! Et ce matin où il y avait le printemps nouveau, la force d’un homme, la joie de prendre et d’être prise, elle comprenait enfin ! « Aujourd’hui, sûrement, je ne la dénoncerais pas ! » Et de l’acte de justice royale qu’elle avait cru jadis accomplir, elle eut honte et remords, soudain, comme du seul péché qu’elle eût jamais commis.

Demain ‘’La louve de France’’ 2ème partie ch. 6 ‘’Cette belle année 1325’’

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