lundi 27 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 3ème partie - ch 3 - La reine du Temple


III
LA REINE DU TEMPLE 


 
  Pour un enfant de neuf ans dont tout l’horizon, depuis qu’il avait l’âge de se souvenir, avait été limité par un ruisseau, des fosses à fumier et des toits de campagne, la découverte de Paris ne pouvait être qu’un enchantement. Mais que dire quand cette découverte s’accomplissait sous la conduite d’un père si fier, si glorieux de son fils, et qui le faisait habiller, friser, baigner, oindre, qui l’amenait dans les plus belles boutiques, le gavait de sucreries, lui offrait une bourse de ceinture, avec de vrais sols dedans, et des souliers brodés ! 
  Jeannot, ou Giannino, vivait des jours éblouis. Et toutes ces belles maisons où il pénétrait ! Car Guccio, sous des prétextes divers, souvent même sans aucun prétexte, visitait à tour de rôle ses connaissances d’antan, simplement pour pouvoir prononcer orgueilleusement : « mon fils ! », et montrer ce miracle, cette splendeur unique au monde : un petit garçon qui lui disait : « padre mio » avec un bon accent d’Ile-de-France. 
  Si l’on s’étonnait de la blondeur de Giannino, Guccio faisait allusion à la mère, une personne de noblesse ; il prenait alors ce ton faussement discret qui annonce l’indiscrétion et cet air un peu fanfaron dans le mystère qu’ont les Italiens pour feindre de se taire sur leurs conquêtes. Ainsi tous les Lombards de Paris, les Peruzzi, les Boccanegra, les Macci, les Albizzi, les Frescobaldi, les Scamozzi, et le signor Boccace lui-même étaient au courant. L’oncle Tolomei, un œil ouvert, un œil fermé, le ventre pesant et la jambe lourde, ne participait pas peu à cette ostentation. Ah ! si Guccio avait pu se réinstaller à Paris, sous son toit, et avec le petit Giannino, comme il se serait senti heureux, le vieux Lombard, pour les jours qui lui restaient à vivre. Mais c’était là un rêve impossible. Pourquoi ne voulait-elle pas de régularisation du mariage, pourquoi ne voulait-elle pas accepter la vie commune avec son époux, cette sotte, cette entêtée de Marie de Cressay, puisque maintenant tout le monde semblait d’accord ? Tolomei, quelque répugnance qu’il éprouvât à entreprendre le moindre déplacement, s’offrait à aller à Neauphle tenter une ultime démarche. 
  — Mais c’est moi qui ne veux plus d’elle, mon oncle, déclarait Guccio. Je ne laisserai pas bafouer mon honneur. Et puis quelle plaisance y aurait-il à vivre auprès d’une femme qui ne m’aime plus ? 
  — En es-tu bien sûr ? 
  Il y avait un signe, un seul, qui pouvait permettre à Guccio de se poser la question. Il avait reconnu au cou de l’enfant le petit reliquaire de corps à lui-même offert par la reine Clémence quand il se trouvait en l’hôtel-Dieu de Marseille, et dont il avait à son tour fait présent à Marie, une fois qu’elle était fort malade. 
  — Ma mère l’a ôté de son cou et l’a passé au mien, quand mes oncles m’ont mené vers vous l’autre matin, avait expliqué l’enfant. 
  Mais pouvait-on se fonder sur un si faible indice, sur un geste qui pouvait n’être que de religiosité ? Et puis le comte de Bouville avait été formel. 
  — Si vous voulez garder cet enfant, il faut que vous partiez avec lui pour Sienne, et le plus tôt sera le mieux, avait-il dit à Guccio. 
  L’entrevue avait eu lieu en l’hôtel de l’ancien grand chambellan, derrière le Pré-aux-Clercs. Bouville se promenait dans son jardin clos de murs. Et les larmes lui étaient venues aux paupières en voyant Giannino. Il avait baisé la main du petit garçon avant de le baiser aux joues et, le contemplant, le détaillant des cheveux aux souliers, il avait murmuré : 
  — Un vrai petit prince, un vrai petit prince ! 
  En même temps, il s’essuyait les yeux. Guccio était étonné de cette émotion excessive, et il en était touché comme d’un hommage d’amitié à lui-même rendu. 
  — Un vrai petit prince, comme vous le dites, messire, avait répondu Guccio tout heureux ; et c’est chose bien surprenante quand on songe qu’il n’a connu que la vie des champs et que sa mère, après tout, n’est qu’une paysanne ! 
  Bouville hochait la tête. Oui, oui, tout cela était bien étonnant… 
  — Emmenez-le, vous ne pouvez mieux faire. D’ailleurs, n’avez-vous pas l’auguste approbation de notre Très Saint-Père ? Je vous ferai donner cette fois deux sergents pour vous accompagner jusqu’aux frontières du royaume, afin qu’aucun mal ne vous survienne, ni à… cet enfant. Il ne lui semblait pas aisé de prononcer : « votre fils ». 
  — Adieu, mon petit prince, dit-il en embrassant encore Giannino. Vous reverrai-je jamais ? 
  Et puis il s’éloigna très vite, parce que les pleurs recommençaient à abonder dans ses gros yeux. Vraiment, cet enfant ressemblait trop douloureusement au grand roi Philippe ! 
  — Retourne-t-on à Cressay ? demanda Giannino le matin du 11 mai, devant les portemanteaux et les malles de bât qu’on emplissait. 
  Il ne paraissait pas trop impatient de rentrer au manoir. 
  — Non, mon fils, répondit Guccio, nous allons d’abord à Sienne. 
  — Ma mère va-t-elle venir avec nous ? 
  — Non, pas à présent ; elle nous rejoindra plus tard. 
  L’enfant parut tranquillisé. Guccio pensa qu’après neuf ans de mensonges au sujet de son père, Giannino allait maintenant être abreuvé de nouveaux mensonges à propos de sa mère. Mais comment agir autrement ? Un jour peut-être faudrait-il lui laisser croire que sa mère était morte… 
  Avant de se mettre en route, il restait à Guccio une visite à faire, la plus prestigieuse sinon la plus importante ; il désirait saluer la reine douairière Clémence de Hongrie. 
   — Où est-ce donc, la Hongrie ? demanda l’enfant. 
  — Très loin, du côté du Levant. Il faut de nombreuses semaines de route pour y parvenir. Peu de gens y sont allés. 
  — Pourquoi est-elle à Paris, cette dame Clémence, si elle est reine de Hongrie ? 
  — Mais elle n’a jamais été reine de Hongrie, Giannino ; son père en fut roi, mais elle, elle a été reine de France. 
  — Alors, c’est la femme du roi Charles le Biau ?        
  Non, la femme du roi c’était Madame d’Évreux, qu’on couronnait ce jour même ; et l’on irait d’ailleurs, tout à l’heure, au palais royal, donner un coup d’œil sur la cérémonie à la Sainte-Chapelle, afin que Giannino partît sur un dernier souvenir plus beau que tous les autres. Guccio, l’impatient Guccio, n’éprouvait ni ennui ni lassitude à expliquer à cette petite cervelle des choses qui semblaient évidentes et ne l’étaient nullement, si l’on ne les savait pas de longtemps. C’est ainsi que se fait l’apprentissage du monde. 
  Mais cette reine Clémence qu’on allait voir, qui était-elle alors ? Et comment Guccio la connaissait-il ? De la rue des Lombards au Temple, par la rue de la Verrerie, il y avait peu de distance. Chemin faisant, Guccio racontait à l’enfant comment il était allé à Naples, avec le comte de Bouville… le gros seigneur, tu sais, que nous avons visité l’autre jour et qui t’a embrassé… afin de demander cette princesse en mariage pour le roi Louis Dixième qui était mort à présent. Et comment lui-même, Guccio, s’était trouvé auprès de Madame Clémence sur le bateau qui la conduisait en France, et comment il avait manqué de périr dans une grande tempête avant d’aborder à Marseille. 
  — Et ce reliquaire, que tu portes au cou, me fut donné par elle pour me remercier de l’avoir sauvée de la noyade. 
  Et ensuite, quand la reine Clémence avait eu un fils, c’était la mère de Giannino qui avait été choisie pour nourrice. 
  — Ma mère ne m’en a jamais rien dit, s’écria l’enfant surpris. 
  Ainsi elle connaissait aussi Madame Clémence ? Tout cela était bien compliqué. Giannino aurait aimé savoir si Naples était en Hongrie. Et puis il y avait des passants qui les bousculaient ; une phrase commencée restait en suspens ; un marchand d’eau, avec le tintamarre de ses seaux, interrompait une réponse. Il était bien difficile à l’enfant de faire de l’ordre dans le récit… 
  « Ainsi tu es le frère de lait du petit roi Jean le Posthume qui mourut à cinq jours… » Frère de lait, cela Giannino comprenait bien ce que c’était. À Cressay il en entendait parler tout le temps ; des frères de lait, il y en a plein la campagne. Mais frère de lait d’un roi ? Il y avait matière à rester songeur. Car un roi, c’est un homme grand et fort, avec une couronne en tête… 
  Il n’avait jamais pensé que les rois pussent avoir des frères de lait, ni même être jamais de petits enfants. Quant à « posthume »… un autre mot bizarre, lointain comme la Hongrie. 
  — Ma mère ne m’en a jamais rien dit, répéta Giannino. 
  Et il commençait à en vouloir à sa mère de tant de choses étonnantes qu’elle lui avait cachées. 
  — Et pourquoi cela s’appelle le Temple, où nous allons ? 
  — À cause des Templiers. 
  — Ah ! oui ! je sais ; ils crachaient sur la croix, ils adoraient une tête de chat, et ils empoisonnaient les puits pour garder tout l’argent du royaume. 
  Il tenait cela du fils du charron qui répétait les propos de son père qui les tenait lui-même de Dieu sait qui. Il n’était pas aisé pour Guccio, dans cette foule et en si peu de temps, d’expliquer à son fils que la vérité était un peu plus subtile. Et l’enfant ne comprenait pas pourquoi la reine qu’on allait voir habitait chez d’aussi vilaines gens. 
  — Ils n’y habitent plus, figlio mio. Ils n’existent plus ; c’est l’ancienne demeure du grand-maître. 
  — Maître Jacques de Molay ? C’était lui ? 
  — Fais les cornes, fais les cornes avec les doigts, mon garçon, quand tu prononces ce nom-là !… 
  Donc les Templiers ont été supprimés, brûlés ou chassés, le roi a pris le Temple qui était leur château… 
  — Quel roi ? Il ne s’y retrouvait plus, le pauvre Giannino, parmi tant de souverains ! 
  — Philippe le Bel. — Tu l’as vu, toi, le roi le Bel ?        
  L’enfant en avait entendu parler, de ce roi terrifiant et maintenant si hautement respecté ; mais cela faisait partie de toutes les ombres d’avant sa naissance. Et Guccio fut attendri. « C’est vrai, pensa-t-il, il n’était pas né ; pour lui, cela veut dire autant que Saint Louis ! » Et comme la presse ralentissait leurs pas : 
  — Oui, je l’ai vu, répondit-il. J’ai même manqué de le renverser, dans une de ces rues, à cause de deux lévriers que je promenais en laisse, le jour de mon arrivée à Paris, il y a douze ans. 
   Et le temps lui reflua sur les épaules comme une grosse vague soudaine qui vous submerge et puis s’éparpille. Une écume de jours s’écroula autour de lui. Il était un homme, déjà, qui racontait ses souvenirs ! 
  — Donc, continua-t-il, la maison des Templiers est devenue la propriété du roi Philippe le Bel, et après du roi Louis, et après du roi Philippe le Long qui a précédé le roi d’à présent. Et le roi Philippe le Long a donné le Temple à la reine Clémence, en échange du château de Vincennes qu’elle avait reçu par testament de son époux le roi Louis. — Padre mio, je voudrais une oublie. 
  Il avait senti une bonne odeur de gaufre s’échappant d’un éventaire, et cela faisait disparaître d’un coup tout intérêt pour ces rois qui se succédaient trop vite et échangeaient leurs châteaux. Il savait déjà, d’autre part, que de commencer sa phrase par « padre mio » était un sûr moyen d’obtenir ce qu’il désirait ; mais cette fois la recette fut vaine. 
  — Non, quand nous reviendrons, car à présent tu te salirais. Rappelle-toi bien ce que je t’ai enseigné. Ne parle à la reine que si elle t’adresse la parole ; et puis tu t’agenouilleras pour lui baiser la main. 
  — Comme à l’église ? 
  — Non, pas comme à l’église. Viens, je vais te montrer, mais moi j’ai du mal à le faire à cause de ma jambe blessée. 
  Ils étaient curieux à voir, vraiment, pour les passants, cet étranger de petite taille, au teint sombre, et cet enfant tout blond qui, dans une encoignure de porte, s’entraînaient à la génuflexion.    
  — … Et puis tu te relèves, rapidement ; mais ne bouscule pas la reine ! 
  L’hôtel du Temple était fort modifié, depuis l’époque de Jacques de Molay ; et d’abord il avait été morcelé. La résidence de la reine Clémence ne comprenait que la grande tour carrée à quatre poivrières, quelques logis secondaires, remises, écuries, autour de la cour pavée, et un jardin partie potager et partie d’agrément. Le reste de la commanderie, les habitations des chevaliers, les armureries, les chantiers des compagnons, isolés par de hauts murs, avaient été affectés à d’autres usages. Et cette cour gigantesque, destinée aux rassemblements militaires, paraissait à présent déserte et comme morte. La litière d’apparat, à rideaux blancs, qui attendait la reine Clémence, y semblait un bateau arrivé par mégarde ou détresse dans un port désaffecté. Et bien qu’il y eût autour de la litière quelques écuyers et valets, tout l’hôtel avait un ton de silence et d’abandon. 
  Guccio et Giannino pénétrèrent dans la tour du Temple par la porte même d’où Jacques de Molay, extrait de son cachot, était sorti douze ans plus tôt pour être conduit au supplice. Les salles avaient été remises à neuf ; mais, en dépit des tapisseries, des beaux objets d’ivoire, d’argent et d’or, ces lourdes voûtes, ces étroites fenêtres, ces murs où les bruits s’étouffaient, et les proportions mêmes de cette résidence guerrière, ne constituaient pas une demeure de femme, d’une femme de trente-deux ans. Tout y rappelait les hommes rudes, portant le glaive sur la robe, qui avaient un moment assuré à la chrétienté la suprématie totale dans les limites de l’ancien empire romain. Pour une jeune veuve, le Temple semblait une prison. 
  Madame Clémence fit peu attendre ses visiteurs. Elle apparut, vêtue déjà pour la cérémonie à laquelle elle se rendait, en robe blanche, gorgière de voile sur la naissance de la poitrine, manteau royal sur les épaules et couronne d’or en tête. Une reine vraiment comme on en voit peintes aux vitraux des églises. Giannino crut que les reines étaient vêtues de cette sorte tous les jours de la vie. Belle, blonde, magnifique, distante et le regard un peu absent, Clémence de Hongrie offrait un sourire qui n’était que de commande, le sourire qu’une reine sans pouvoir, sans royaume, se doit de laisser tomber sur le peuple qui l’approche. Cette morte sans tombeau trompait ses jours trop longs par des occupations inutiles, collectionnait les pièces d’orfèvrerie, et c’était là tout l’intérêt qui lui restait au monde, ou qu’elle feignait d’avoir. 
  L’entrevue fut plutôt décevante pour Guccio qui attendait davantage d’émotion, mais non pour l’enfant qui voyait devant lui une sainte du ciel en manteau d’étoiles. Madame de Hongrie posait ces questions bienséantes qui nourrissent la conversation des souverains lorsqu’ils n’ont rien à dire. Guccio avait beau tenter d’orienter l’entretien vers leurs communs souvenirs, vers Naples, vers la tempête, la reine éludait. Tout souvenir, en vérité, lui était pénible : elle repoussait les souvenirs. Et quand Guccio, cherchant à mettre en valeur Giannino, précisa : « Le frère de lait de votre infortuné fils, Madame », une expression presque dure passa sur le beau visage de Clémence. Une reine ne pleure pas en public. Mais c’était trop d’inconsciente cruauté, vraiment, que de lui présenter bien vivant, blond et frais, un enfant de l’âge qu’aurait eu le sien, et qui avait sucé le même lait. La voix du sang ne parlait guère, mais seulement celle du malheur. 
  Et puis le jour était peut-être mal choisi, alors que Clémence allait assister au couronnement d’une troisième reine de France depuis elle ! Elle s’obligea par politesse à demander : 
  — Que fera-t-il quand il sera grand, ce bel enfant ? 
  — Il tiendra banque, Madame, je l’espère du moins, comme nous tous. 
  La reine Clémence croyait que Guccio venait lui réclamer une créance ou le paiement de quelque coupe d’or, de quelque joyau dont elle se fût fournie chez son oncle. Elle avait une telle habitude de ces réclamations de fournisseurs ! Elle fut surprise quand elle comprit que ce jeune homme s’était dérangé seulement pour la voir. Existait-il donc encore des gens qui la venaient saluer sans rien avoir à requérir d’elle, ni remboursement ni service ?          
  Guccio dit à l’enfant de montrer à Madame la reine le reliquaire qu’il portait au cou. La reine ne se souvenait plus, et Guccio dut lui rappeler la visite qu’elle lui avait faite à l’hôtel-Dieu de Marseille. Elle pensa : « Ce jeune homme m’a aimée. » Consolation illusoire des femmes dont la destinée amoureuse s’est arrêtée trop tôt, et qui ne sont plus attentives qu’aux signes des sentiments qu’elles ont pu inspirer autrefois ! 
  Elle se pencha pour embrasser l’enfant. Mais Giannino se ragenouilla aussitôt, et lui baisa la main. Elle chercha autour d’elle, d’un mouvement presque machinal, un cadeau à faire, aperçut une boîte de vermeil et la tendit à l’enfant en disant : 
  — Tu aimes sûrement les dragées ? Conserve ce drageoir et que Dieu te garde ! 
  Il était temps de se rendre à la cérémonie. Elle monta en litière, ordonna de clore les rideaux blancs, et puis fut prise d’un mal d’être qui lui venait de tout le corps, de la poitrine, des jambes, du ventre, de toute cette beauté inutile ; elle put enfin pleurer. 
  Dans la rue du Temple la foule était nombreuse qui se dirigeait vers la Seine, vers la Cité, pour aller saisir quelques bribes du couronnement, et qui ne verrait sans doute rien d’autre qu’elle-même. Guccio, prenant Giannino par la main, se mit à la suite de la litière blanche, comme s’il faisait partie de l’escorte de la reine. Ils purent ainsi franchir le Pont-au-Change, pénétrer dans la cour du Palais, et là s’arrêter pour voir passer les grands seigneurs qui entraient, en costume d’apparat, dans la Sainte-Chapelle. 
  Guccio les reconnaissait pour la plupart et pouvait les nommer à l’enfant : la comtesse Mahaut d’Artois, encore grandie par sa couronne, et le comte Robert, son neveu, qui la dépassait en taille ; Monseigneur Philippe de Valois, maintenant pair de France, avec à son côté sa femme qui boitait ; et puis Madame Jeanne de Bourgogne, l’autre reine veuve. Mais quel était ce jeune couple, dix-huit et quinze ans environ, qui venait ensuite ? Guccio se renseigna auprès de ses voisins. On lui répondit que c’était Madame Jeanne de Navarre et son mari Philippe d’Évreux. Eh oui ! La fille de Marguerite de Bourgogne avait maintenant quinze ans, et elle était mariée, après tant de drames dynastiques autour et à cause d’elle suscités. 
  La presse devint telle que Guccio dut hisser Giannino sur ses épaules ; il y pesait lourd le petit diable ! Ah ! voici que s’avançait la reine Isabelle d’Angleterre, rentrée du Ponthieu. Guccio la trouva étonnamment peu changée depuis qu’il l’avait entrevue autrefois à Westminster, le temps de lui délivrer un message de Robert d’Artois. Pourtant il se la rappelait plus grande… Sur le même rang marchait son fils, le jeune Édouard d’Aquitaine. Et toutes les têtes se tendaient parce que la traîne du manteau ducal du jeune homme était portée par Lord Mortimer, comme si celui-ci eût été le grand chambellan du prince. Un défi de plus lancé au roi Édouard. Lord Mortimer présentait un visage victorieux, mais moins toutefois que le roi Charles le Bel, auquel on n’avait jamais vu figure si resplendissante, parce que la reine de France, cela se chuchotait, était enceinte de deux mois, enfin ! Et son couronnement officiel, jusque-là différé, constituait un remerciement. 
  Giannino se pencha soudain sur l’oreille de Guccio :     
  — Padre, padre mio, dit-il, le gros seigneur qui m’a embrassé l’autre jour, que nous sommes allés voir dans son jardin, il est là, il me regarde ! 
  Brave Bouville, coincé dans la foule des dignitaires ; quelles confuses et troublantes pensées roulaient dans sa tête en apercevant le vrai roi de France, que tout le monde croyait dans un caveau de Saint-Denis, juché sur les épaules d’un négociant lombard, tandis qu’on couronnait l’épouse de son second successeur ! L’après-midi même, sur la route de Dijon, deux sergents d’armes du même comte de Bouville escortaient le voyageur siennois accompagné de l’enfant blond. 
   Guccio Baglioni s’imaginait enlever son fils ; il volait en fait le tenant réel et légitime du trône. Et ce secret n’était connu que d’un vieillard auguste, dans une chambre d’Avignon emplie de cris d’oiseaux, d’un ancien chambellan, dans son jardin du Pré-aux-Clercs, et d’une jeune femme à jamais désespérée, dans un pré d’Ile-de-France. La reine veuve qui habitait au Temple continuerait de faire dire des messes pour un enfant mort. 

Demain "La louve de France" 3ème partie ch 4 "Le conseil de Chaâlis"

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