vendredi 31 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 4ème partie - ch 2 - l'heure de lumière


II
L’HEURE DE LUMIÈRE 


 
  « À très bon et puissant seigneur Guillaume, comte de Hainaut, Hollande et Zélande. « Mon très cher et très aimé frère, en la garde de Dieu, salut. 
  « Or nous étions encore à mettre sur pied nos bannières autour du port marin de Harwich, et la reine à camper en l’abbaye de Walton, quand la bonne nouvelle nous est parvenue que Monseigneur Henry de Lancastre, qui est cousin au roi Édouard et qu’on appelle communément ici le Lord au Tors-Col à cause qu’il a la tête plantée de travers, était en marche pour nous rencontrer, avec une armée de barons et chevaliers et autres hommes levés sur leurs terres, et aussi les Lords évêques de Hereford, Norwich et Lincoln, pour se mettre tous au service de la reine, ma Dame Isabelle. Et Monseigneur de Norfolk, maréchal d’Angleterre, s’annonçait pour sa part, et dans les mêmes intentions, avec ses troupes vaillantes. 
  « Nos bannières et celles des Lords de Lancastre et de Norfolk se sont rejointes en une place nommée Bury-Saint-Edmonds où il y avait marché justement ce jour-là qui se tenait à même les rues. « La rencontre se fit dans une liesse que je ne puis vous peindre. Les chevaliers sautant à bas de leurs destriers, se reconnaissant, s’embrassant à l’accolade ; Monseigneur de Kent et Monseigneur de Norfolk, poitrine sur poitrine, et tout en larmes comme de vrais frères longtemps séparés, et messire de Mortimer en faisant autant avec le seigneur évêque de Hereford, et Monseigneur au Tors-Col baisant aux joues le prince Édouard, et tous courant au cheval de la reine pour fêter celle-ci et poser les lèvres à la frange de sa robe. Ne serais-je venu au royaume d’Angleterre que pour voir cela, tant d’amour et de joie se pressant autour de ma Dame Isabelle, je me sentirais assez payé de mes peines. D’autant que le peuple de Saint-Edmonds, abandonnant ses volailles et légumes étalés à l’éventaire, s’était joint à l’allégresse et qu’il parvenait sans cesse du monde de la campagne alentour. 
  « La reine m’a présenté, avec force compliments et gentillesse, à tous les seigneurs anglais ; et puis j’avais, pour me désigner, nos mille lances de Hollande derrière moi, et j’ai fierté, mon très aimé frère, de la noble figure que nos chevaliers ont montrée devant ces seigneurs d’outremer. 
  « La reine n’a pas manqué non plus de déclarer à tous ceux de sa parenté et de son parti que c’était grâce au Lord Mortimer qu’elle était ainsi de retour et si fortement appuyée ; elle a hautement loué les services de Monseigneur de Mortimer, et ordonné qu’on se conformât en tout à son conseil. D’ailleurs ma Dame Isabelle elle-même ne prend aucun décret sans s’être auparavant consultée à lui. Elle l’aime et en fait devanture ; mais ce ne peut être que de chaste amour, quoi qu’en prétendent les langues toujours prêtes à médire, car elle mettrait plus de soin à dissimuler s’il en était autrement ; et je sais bien aussi, aux yeux qu’elle a pour moi, qu’elle ne pourrait me regarder de telle sorte si sa foi n’était libre. J’avais craint un peu à Walton que leur amitié, pour un motif que je ne sais, se fût refroidie un petit ; mais tout prouve qu’il n’en est rien et qu’ils restent bien unis, de laquelle chose je me réjouis, car il est naturel qu’on aime ma Dame Isabelle pour toutes les belles et bonnes qualités qu’elle a ; et je voudrais que chacun lui montrât même amour que celui que je lui dévoue. 
  « Les seigneurs évêques ont apporté des fonds avec eux, à suffisance, et promis qu’ils en recevraient d’autres collectés dans leurs diocèses, et ceci m’a bien rassuré quant à la solde de nos Hennuyers pour lesquels je craignais que les aides lombardes de messire de Mortimer ne fussent trop vite épuisées. Ce que je vous conte s’est passé le vingt-huitième jour de septembre. 
  « À partir de là, où nous nous remîmes en marche, ce fut une avance en grand triomphe à travers la ville de Neuf-Market, nombreusement fournie d’auberges et allégements, et la noble cité de Cambridge où tout le monde parle latin que c’est merveille et où l’on compte plus de clercs, en un seul collège, que vous n’en pourriez assembler en tout votre Hainaut. Partout l’accueil du peuple comme celui des seigneurs nous a prouvé assez que le roi n’était pas aimé, que ses mauvais conseillers l’ont fait haïr et mépriser ; aussi nos bannières sont saluées au cri de « délivrance » ! 
  « Nos Hennuyers ne s’ennuient pas, selon ce qu’a dit messire Henry au Tors-Col qui use, ainsi que vous voyez, de la langue française avec gentillesse, et dont cette parole, lorsqu’elle m’est revenue aux oreilles, m’a fait rire de joie tout un grand quart d’heure, et que j’en ris encore à chaque fois que d’y repenser ! Les filles d’Angleterre sont accueillantes à nos chevaliers, ce qui est bonne chose pour les maintenir en humeur de guerre. Pour moi, si je folâtrais, je donnerais mauvais exemple et perdrais de ce pouvoir qu’il faut au chef pour rappeler, quand de besoin, ses troupes à l’ordre. Et puis, le vœu que j’ai fait à ma Dame Isabelle me l’interdit et, si je venais à y manquer, la fortune de notre expédition pourrait se mettre à la traverse. Si tant est que les nuits me rongent un peu ; mais comme les chevauchées sont longues, le sommeil ne me fuit pas. Je pense qu’au retour de cette aventure, je me marierai. 
  « Sur le propos de mariage je vous dois informer, mon cher frère, ainsi que ma chère sœur la comtesse votre épouse, que Monseigneur le jeune prince Édouard est toujours dans la même humeur touchant votre fille Philippa, et qu’il ne se passe point de journées sans qu’il ne m’en demande nouvelles, et que toutes ses pensées de cœur semblent bien demeurer tournées vers elle, et que ce sont bonnes et profitables accordailles qui ont été conclues là dont votre fille sera, j’en suis sûr, toujours bien heureuse. Je me suis attaché d’amitié au jeune prince Edouard qui paraît m’admirer fort, bien qu’il parle peu ; il se tient souvent silencieux comme vous m’avez décrit le puissant roi Philippe le Bel, son grand-père. Il se peut bien qu’il devienne un jour aussi grand souverain que le roi le Bel le fut, et peut-être même avant le temps qu’il aurait dû attendre de Dieu sa couronne, si j’en crois ce qui se dit au Conseil des barons anglais. 
  « Car le roi Édouard a fait piètre figure à tout ce qui survint. Il était à Westmoutiers lorsque nous sommes débarqués, et s’est aussitôt réfugié en sa tour de Londres pour se mettre le corps à l’abri ; et il a fait clamer par tous les shérifs, qui sont gouverneurs des comtés de son royaume, et en tous lieux publics, places, foires et marchés, l’ordonnance dont voici la transcription : 
  « Vu que Roger de Mortimer et autres traîtres et ennemis du roi et de son royaume ont débarqué par la violence, et à la tête de troupes étrangères qui veulent renverser le pouvoir royal, le roi ordonne à tous ses sujets de s’y opposer par tous les moyens et de les détruire. Seuls doivent être épargnés la reine, son fils et le comte de Kent. Tous ceux qui prendront les armes contre l’envahisseur recevront grosse solde et à quiconque apportera au roi le cadavre de Mortimer, ou seulement sa tête, il est promis récompense de mille livres esterlings. » 
  « Les ordres du roi Édouard n’ont été obéis de personne ; mais ils ont fort servi l’autorité de Monseigneur de Mortimer en montrant le prix qu’on estimait sa vie, et en le désignant comme notre chef plus encore qu’il ne l’était. La reine a riposté en promettant deux mille livres esterlings à qui lui porterait la tête de Hugh Le Despensier le Jeune, estimant à ce taux les torts que ce seigneur lui avait faits dans l’amour de son époux. 
  « Les Londoniens sont restés indifférents à la sauvegarde de leur roi, lequel s’est entêté jusqu’au bout dans ses erreurs. La sagesse eût été de chasser son Despensier qui mérite si bien le nom qu’il a ; mais le roi Édouard s’est obstiné à le garder, disant qu’il était instruit assez par l’expérience passée, que pareilles choses étaient survenues autrefois au sujet du chevalier de Gaveston qu’il avait consenti à éloigner de lui, sans que cela eût empêché qu’on tuât par la suite ce chevalier et qu’on lui imposât, à lui, le roi, une charte et un conseil d’ordonnateurs dont il n’avait eu que trop de peine à se débarrasser. Le Despensier l’encourageait dans cette opinion, et ils ont, à ce qu’on dit, versé force larmes sur le sein l’un de l’autre ; et même le Despensier aurait crié qu’il préférait mourir sur la poitrine de son roi que de vivre sauf à l’écart de lui. Et bien sûr il a fort avantage à dire cela, car cette poitrine est son seul rempart. 
  « Si bien qu’ils sont restés, chacun les abandonnant à leurs vilaines amours, entourés seulement du Despensier le Vieux, du comte d’Arundel qui est parent au Despensier, du comte de Warenne qui est beau-frère d’Arundel, et enfin du chancelier Baldock qui ne peut que demeurer fidèle au roi, vu qu’il est si unanimement haï que partout où il irait il serait mis en pièces. 
  « Le roi a cessé bientôt de goûter la sécurité de la Tour, et il s’est enfui avec ce petit nombre pour aller lever une armée en Galles, non sans avoir fait publier auparavant, le trentième jour de septembre, les bulles d’excommunication que notre Saint-Père le pape lui avait délivrées contre ses ennemis. Ne prenez nulle inquiétude de cette publication, très aimé frère, si la nouvelle vous en parvient ; car les bulles ne nous concernent point ; elles avaient été demandées par le roi Édouard contre les Escots, et nul n’a été dupe du faux usage qu’il en a fait ; aussi nous donne-t-on communion comme avant, et les évêques tout les premiers. 
  « En fuyant Londres si piteusement, le roi a laissé le gouvernement à l’archevêque Reynolds, à l’évêque John de Stratford et à l’évêque Stapledon, diocésain d’Exeter et trésorier de la couronne. Mais devant la hâte de notre avance, l’évêque de Stratford est venu présenter sa soumission à la reine Isabelle, tandis que l’archevêque Reynolds, depuis le Kent où il s’était réfugié, envoyait demander pardon. Seul donc l’évêque Stapledon est demeuré à Londres, croyant s’y être acquis par ses vols des défenseurs à suffisance. Mais la colère de la ville a grondé contre lui et, quand il s’est décidé à fuir, la foule jetée à sa poursuite l’a rejoint et l’a massacré dans le faubourg de Cheapside, où son corps fut piétiné jusqu’à n’être plus reconnaissable.    
  « Ceci est advenu le quinzième jour d’octobre, alors que la reine était à Wallingford, une cité entourée de remparts de terre où nous avons délivré messire Thomas de Berkeley qui est gendre à Monseigneur de Mortimer. Quand la reine a eu nouvelle de la fin de Stapledon, elle a dit qu’il ne convenait point de pleurer le trépas d’un si mauvais homme, et qu’elle en avait plutôt joie, car il lui avait nui moultement. Et Monseigneur de Mortimer a bien déclaré qu’il en irait ainsi de tous ceux qui avaient voulu leur perte. 
  « L’avant-veille, en la ville d’Oxford, qui est encore plus fournie de clercs que la ville de Cambridge, messire Orleton, évêque de Hereford, était monté en chaire devant ma Dame Isabelle, le duc d’Aquitaine, le comte de Kent et tous les seigneurs, pour prononcer un grand sermon sur le sujet « Caput meum doleo », qui est parole tirée des Écritures dans le saint livre des Rois, à dessein de signifier que la maladie dont souffrait le corps d’Angleterre logeait dans la tête dudit royaume, et que c’était là qu’il convenait d’appliquer le remède. 
  « Ce sermon fit profonde impression sur toute l’assemblée qui entendit dépeindre et dénombrer les plaies et douleurs du royaume. Et encore que pas une fois, en une heure de parole, messire Orleton n’eût prononcé le nom du roi, chacun l’avait en pensée pour cause de tous ces maux ; et l’évêque s’est écrié enfin que la foudre des Cieux comme le glaive des hommes devaient s’abattre sur les orgueilleux perturbateurs de la paix et les corrupteurs des rois. C’est un homme de grand spirituel que ledit Monseigneur de Hereford, et je m’honore de lui parler souvent, bien qu’il ait l’air pressé lorsqu’il est à converser avec moi ; mais je recueille toujours quelque bonne sentence de ses lèvres. Ainsi m’a-t-il dit l’autre jour : 
  « Chacun de nous a son heure de lumière dans les événements de son siècle. Une fois c’est Monseigneur de Kent, une fois c’est Monseigneur de Lancastre, et tel autre auparavant et tel autre ensuite, que l’événement illumine pour la décisive part qu’il y prend. Ainsi se fait l’histoire du monde. Ce moment où nous sommes, messire de Hainaut, peut être bien votre heure de lumière. » 
  « Le surlendemain du prêche, et dans la suite de la commotion qu’il avait donnée à tous, la reine a lancé de Wallingford une proclamation contre les Despensiers, les accusant d’avoir dépouillé l’Église et la couronne, mis à mort injustement nombre de loyaux sujets, déshérité, emprisonné et banni des seigneurs parmi les plus grands, opprimé les veuves et les orphelins, accablé le peuple de tailles et d’exactions. « On apprit dans le même temps que le roi, qui avait d’abord couru se réfugier en la ville de Gloucester laquelle appartient au Despensier le Jeune, était passé à Westbury, et que là son escorte s’était séparée. Le Despensier le Vieux s’est retranché dans sa ville et son château de Bristol pour y faire échec à notre avance, tandis que les comtes d’Arundel et Warenne ont gagné leurs domaines du Shropshire ; c’est manière ainsi de tenir les Marches de Galles au nord et au sud, tandis que le roi, avec le Despensier le Jeune et son chancelier Baldock, est parti lever une armée en Galles. À vrai dire on ne sait point présentement ce qui est advenu de lui. D’aucuns bruits circulent qu’il se serait embarqué pour l’Irlande. 
  « Tandis que plusieurs bannières anglaises sous le commandement du comte de Charlton se sont mises en course vers le Shropshire afin d’y défier le comte d’Arundel, hier, vingt-quatrième jour d’octobre, un mois tout juste écoulé depuis que nous avons quitté Dordrecht, nous sommes entrés aisément, et grandement acclamés, dans la ville de Gloucester. Ce jour nous allons avancer sur Bristol, où le Despensier le Vieux s’est enfermé. J’ai pris en charge de donner l’assaut à cette forteresse et vais avoir enfin l’occasion, qui ne m’a point encore été donnée tant nous trouvons peu d’ennemis sur notre approche, de livrer combat pour ma Dame Isabelle et montrer à ses yeux ma vaillance. Je baiserai la flamme de Hainaut qui flotte à ma lance avant de me ruer. 
  « J’ai confié à vous, mon très cher et très aimé frère, avant que de m’empartir, mes volontés de testament, et ne vois rien que j’y veuille reprendre ou ajouter. S’il me faut souffrir la mort, vous saurez que je l’ai soufferte sans déplaisir ni regret, comme le doit un chevalier à la noble défense des dames et des malheureux opprimés, et pour l’honneur de vous, de ma chère sœur votre épouse, et de mes nièces, vos aimées filles, que tous Dieu garde. 
  « Donné à Gloucester le vingt-cinquième jour d’octobre mil trois cent et vingt-cinq. » 
  Jean. Messire Jean de Hainaut n’eut pas, le lendemain, à faire montre de sa vaillance, et sa belle préparation d’âme resta vaine. Quand il se présenta au matin, toutes bannières flottantes et heaumes lacés, devant Bristol, la ville était déjà décidée à se rendre et on aurait pu la prendre avec un bâton. Les notables s’empressèrent d’envoyer des parlementaires qui ne s’inquiétèrent que de savoir où les chevaliers voulaient loger, protestant de leur attachement à la reine et s’offrant à livrer sur-le-champ leur seigneur, Hugh Le Despenser le Vieux, seul coupable de leur empêchement à témoigner plus tôt de leurs bonnes intentions. Les portes de la ville aussitôt ouvertes, les chevaliers prirent quartier dans les beaux hôtels de Bristol. Despenser le Vieux fut appréhendé dans son château et gardé par quatre chevaliers, tandis que la reine, le prince héritier et les principaux barons s’installaient dans les appartements. 
  La reine retrouva là ses trois autres enfants qu’Édouard II, en fuyant, avait laissés à la garde du Despenser. Isabelle s’émerveillait qu’ils eussent en vingt mois si fort grandi, et ne se lassait pas de les contempler et de les embrasser. Soudain elle regarda Mortimer, comme si cet excès de joie la mettait en faute envers lui, et murmura : 
  — Je voudrais, ami, que Dieu m’eût fait la grâce qu’ils fussent nés de vous. 
  À l’instigation du comte de Lancastre, un conseil fut immédiatement réuni autour de la reine, et qui groupait les évêques de Hereford, Norwich, Lincoln, Ely et Winchester, l’archevêque de Dublin, les comtes de Norfolk et de Kent, le baron Roger Mortimer de Wigmore, sir Thomas Wake, sir William La Zouche d’Ashley, Robert de Montait, Robert de Merle, Robert de Watteville et le sire Henry de Beaumont. 
  Ce conseil, tirant argument juridique de ce que le roi Édouard se trouvait hors des frontières – qu’il fût en Galles ou en Irlande ne faisait pas de différence – décida de proclamer le jeune prince Édouard gardien et mainteneur du royaume en l’absence du souverain. Les principales fonctions administratives furent aussitôt redistribuées et Adam Orleton, qui était la tête pensante de la révolte, reçut la charge de Lord trésorier. Il était grand temps, en vérité, de pourvoir à la réorganisation de l’autorité centrale. C’était merveille même que, pendant tout un mois, le roi en fuite, ses ministres dispersés, et l’Angleterre livrée à la chevauchée de la reine et des Hennuyers, les douanes eussent continué de fonctionner normalement, les receveurs de percevoir les taxes vaille que vaille, le guet de faire surveillance dans les villes, et que, somme toute, la vie publique eût suivi son cours normal par une sorte d’habitude du corps social. 
  Donc, le gardien du royaume, le dépositaire provisoire de la souveraineté, avait quinze ans moins un mois. Les ordonnances qu’il allait promulguer seraient scellées de son sceau privé, puisque les sceaux de l’État avaient été emportés par le roi et le chancelier Baldock. Le premier acte de gouvernement du jeune prince fut de présider, le jour même, au procès du Hugh Le Despenser le Vieux. L’accusation fut soutenue par sir Thomas Wake, rude chevalier et déjà âgé, qui était maréchal de l’ost, et qui présenta le Despenser, comte de Winchester, comme responsable de l’exécution de Thomas de Lancastre, responsable du décès à la tour de Londres de Roger Mortimer l’aîné (car le vieux Lord de Chirk n’avait pu voir le retour triomphal de son neveu et s’était éteint dans son cachot quelques semaines plus tôt), responsable aussi de l’emprisonnement, du bannissement ou de la mort de nombreux autres seigneurs, de la spoliation des biens de la reine et du comte de Kent, de la mauvaise gestion des affaires du royaume, des défaites d’Ecosse et d’Aquitaine, toutes choses survenues par ses exhortations et funestes conseils. 
  Les mêmes griefs seraient repris désormais contre tous les conseillers du roi Édouard. Ridé, voûté, la voix faible, Hugh le Vieux, qui avait feint tant d’années un tremblant effacement devant les désirs du roi, montra l’énergie dont il était capable. Il n’avait plus rien à perdre, il se défendit pied à pied. Les guerres perdues ? Elles l’avaient été par la lâcheté des barons. Les exécutions capitales, les emprisonnements ? Ils avaient été décrétés contre des traîtres et des rebelles à la royale autorité, sans le respect de laquelle les royaumes s’effondrent. Les séquestres de fiefs et de revenus n’avaient été décidés que pour empêcher les ennemis de la couronne de se fournir en hommes et en fonds. Et si l’on venait à lui reprocher quelques pillages et spoliations, comptait-on pour rien les vingt-trois manoirs qui étaient ses propriétés ou celles de son fils et que Mortimer, Lancastre, Maltravers, Berkeley, tous présents ici, avaient fait piller et brûler l’an 1321, avant d’être défaits, les uns à Shrewsbury, les autres à Boroughbridge ? Il ne s’était que remboursé des dommages par lui subis et qu’il évaluait à quarante mille livres, sans pouvoir estimer les violences et sévices de tous ordres, commis sur ses gens. Il termina par ces mots adressés à la reine : 
  — Ah ! Madame ! Dieu nous doit bon jugement, et si nous ne pouvons l’avoir en ce siècle, il nous le doit dans l’autre monde ! 
  Le jeune prince Édouard avait relevé ses longs cils et écoutait avec attention. Hugh Le Despenser le Vieux fut condamné à être traîné, décapité et pendu, ce qui lui fit dire avec quelque mépris : 
  — Je vois bien, mes Lords, que décapiter et pendre sont pour vous deux choses diverses, mais pour moi cela ne fait qu’une seule mort ! 
  Son attitude, bien surprenante pour tous ceux qui l’avaient connu en d’autres circonstances, expliquait soudain la grande influence qu’il avait exercée. Cet obséquieux courtisan n’était pas un lâche, ce détestable ministre n’était pas un sot. Le prince Édouard donna son approbation à la sentence ; mais il réfléchissait et commençait à se former silencieusement une opinion sur le comportement des hommes promus aux hautes charges. Écouter avant de parler, s’informer avant de juger, comprendre avant de décider, et garder toujours présent à l’esprit que dans chaque homme se trouvent ensemble les ressources des meilleures actions et des pires. Ce sont là, pour un souverain, les dispositions fondamentales de la sagesse. Il est rare qu’on ait, avant d’avoir quinze ans, à condamner à mort un de ses semblables. Édouard d’Aquitaine, pour son premier jour de pouvoir, recevait un bon entraînement. Le vieux Despenser fut lié par les pieds au harnais d’un cheval, et traîné à travers les rues de Bristol. Puis, les tendons déchirés, les os fêlés, il fut amené sur la place du château et installé à genoux devant le billot. On lui rabattit ses cheveux blancs pour dégager la nuque. Un bourreau en cagoule rouge, d’une large épée, lui trancha la tête. Son corps, tout ruisselant du sang échappé aux grosses artères, fut accroché par les aisselles à un gibet. La tête ridée, maculée, fut plantée à côté, sur une pique. Et tous ces chevaliers qui avaient juré par Monseigneur saint Georges de défendre dames, pucelles, opprimés et orphelins, se réjouirent, avec force rires et joyeuses remarques, du spectacle que leur offrait ce cadavre de vieillard en deux partagé.

Demain ‘’La louve de France’’ 4ème partie - ch 2 ‘’l’heure de lumière’’

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