samedi 11 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - ch. 3 - Un nouveau client pour Messer Tolomei


III


UN NOUVEAU CLIENT POUR MESSER TOLOMEI


   Le vieux Spinello Tolomei, dans son cabinet de travail, au premier étage, écarta le bas d’une tapisserie et, poussant un petit volet de bois, démasqua une ouverture secrète qui lui permettait de surveiller ses commis dans la galerie du rez-de-chaussée. Par cet « espion » d’invention florentine, dissimulé dans les poutres, messer Tolomei pouvait voir tout ce qui se passait, et entendre tout ce qui se disait dans son établissement de banque et de négoce. 
  Pour l’heure, il constata les signes d’une certaine confusion. Les flammes des lampes à trois becs vacillaient sur les comptoirs, et les employés s’étaient arrêtés de pousser des jetons de cuivre sur les damiers qui leur servaient à calculer. Une aune à mesurer l’étoffe tomba sur le pavement avec fracas ; les balances oscillaient sur les tables des changeurs sans que personne y eût touché. Les pratiques s’étaient retournées vers la porte et les maîtres commis se tenaient la main sur la poitrine, déjà ployés pour une révérence. Messer Tolomei sourit, devinant à tout ce trouble que le comte d’Artois venait de pénétrer chez lui. D’ailleurs, au bout d’un instant, il vit, au travers de l’« espion », apparaître un immense chaperon à crête de velours rouge, des gants rouges, des bottes rouges dont les éperons sonnaient, un manteau d’écarlate qui se déployait derrière des épaules de géant. 
  Seul Monseigneur Robert d’Artois avait cette manière fracassante d’entrer, de faire trembler le personnel dès son apparition, cette façon de pincer au passage le sein des bourgeoises, sans que les maris osassent même bouger, et d’ébranler les murs, semblait-il, rien qu’en respirant. De tout cela, le vieux banquier s’émouvait peu. Il connaissait Robert d’Artois de trop longue date. Il l’avait observé trop de fois ; et à le considérer ainsi, d’en haut, il distinguait tout ce qu’il y avait d’outré, de forcé, d’ostentatoire dans les gestes de ce seigneur. Parce que la nature l’avait doté de proportions physiques exceptionnelles, Monseigneur d’Artois jouait à l’ogre. En fait, c’était un rusé, un matois. Et puis Tolomei tenait les comptes de Robert… 
  Le banquier fut davantage intéressé par le personnage qui accompagnait d’Artois, un seigneur entièrement vêtu de noir, à la démarche assurée, mais à l’air réservé, distant, assez hautain. Les deux visiteurs s’étaient arrêtés devant le comptoir aux armes et aux harnais, et Monseigneur d’Artois promenait son énorme gant rouge parmi les poignards, les miséricordes, les modèles de gardes d’épées, bousculait les tapis de selle, les étriers, les mors incurvés, les rênes découpées, dentelées, brodées. Le commis aurait une bonne heure de travail pour remettre en place son étalage. Robert choisit une paire d’éperons de Tolède, à longues pointes, et dont la talonnière était haute et recourbée en arrière afin de protéger le tendon d’Achille quand le pied exerçait une pression violente contre le flanc du cheval ; une invention judicieuse et sûrement bien utile en tournoi. Les branches de l’éperon étaient décorées de fleurs et de rubans, avec la devise « Vaincre » gravée en lettres rondes dans l’acier doré. 
  — Je vous en fais présent, mon Lord, dit le géant au seigneur en noir. Il ne vous reste qu’à choisir la dame qui vous les bouclera aux pieds. Cela ne tardera guère ; les dames de France s’enflamment vite à ce qui vient de loin… Vous pouvez vous munir ici de tout ce que vous souhaitez, continua-t-il en montrant la galerie. Mon ami Tolomei, maître usurier et renard de négoce, vous fournira tout ; quoi qu’on lui demande, je ne l’ai jamais vu pris au dépourvu. Voulez-vous faire don d’une chasuble à votre chapelain ? Il en a trente à choisir… D’une bague à votre bien-aimée ? Il a des pierres plein ses coffres… Vous plaît-il de parfumer les filles avant de les conduire au déduit ? Il vous donnera un musc qui vient directement des marchés d’Orient… Cherchez-vous une relique ? Il en tient trois armoires… Et en plus, il vend l’or pour acheter tout cela ! Il possède monnaies frappées à tous les coins d’Europe, dont vous voyez les changes, là, marqués sur ces ardoises. Il vend des chiffres, voilà surtout ce qu’il vend : comptes de fermages, intérêts de prêts, revenus de fiefs… Derrière toutes ces petites portes, il a des commis qui additionnent, qui retiennent. Que ferions-nous sans cet homme-là qui s’enrichit de notre peu d’habileté à compter ? Montons chez lui. 
  Bientôt, les marches de bois de l’escalier à vis gémirent sous le poids de Robert d’Artois. Messer Tolomei repoussa le volet de l’« espion « et laissa retomber la tapisserie. La pièce où entrèrent les deux seigneurs était sombre, somptueusement décorée de meubles lourds, de gros objets d’argent, et tendue de tapis à images qui étouffaient les bruits ; elle sentait la chandelle, l’encens, les épices de table, et les herbes de médecine. Entre les richesses qui l’emplissaient, s’étaient accumulés tous les parfums d’une vie. 
  Le banquier s’avança. Robert d’Artois qui ne l’avait pas vu depuis de nombreuses semaines – près de trois mois pendant lesquels il avait dû accompagner son cousin le roi de France, en Normandie d’abord à la fin d’août, puis en Anjou pendant tout l’automne – trouva le Siennois vieilli. Ses cheveux blancs étaient plus clairsemés, plus légers sur le col de sa robe ; le temps avait planté ses griffes sur son visage ; les pommettes étaient marquées comme par les pattes d’un oiseau ; les bajoues s’étaient affaissées et ballottaient sous le menton ; la poitrine était plus maigre et le ventre plus gros ; les ongles taillés ras s’ébréchaient. L’œil gauche, le fameux œil gauche de messer Tolomei, toujours aux trois quarts clos, conservait au visage une expression de vivacité et de malice ; mais l’autre œil, l’œil ouvert, avait le regard un peu distrait, absent, fatigué, d’un homme usé et moins soucieux du monde extérieur qu’attentif aux troubles, aux lassitudes qui habitent un vieux corps proche de sa fin. 
  — Ami Tolomei, s’écria Robert d’Artois, en ôtant ses gants qu’il jeta, flaque sanglante, sur une table, ami Tolomei, je vous conduis une nouvelle fortune. 
  Le banquier désigna des sièges à ses visiteurs. 
  — Combien va-t-elle me coûter, Monseigneur ? répondit-il. 
  — Allons, allons, banquier, dit Robert d’Artois, vous ai-je jamais fait faire de mauvais placements ? 
  — Jamais, Monseigneur, jamais, je le reconnais. Les échéances ont parfois été un peu retardées, mais enfin, Dieu m’ayant accordé une assez longue vie, j’ai pu recueillir les fruits de la confiance dont vous m’avez honoré. Mais imaginez, Monseigneur, que je sois mort, comme tant d’autres, à cinquante ans ? Eh bien ! grâce à vous, je serais mort ruiné ! 
  La boutade amusa Robert dont le sourire, dans une face large, découvrit des dents courtes, solides, mais sales. 
  — Avez-vous jamais perdu avec moi ? répondit-il. Rappelez-vous comme je vous ai fait jouer naguère Monseigneur de Valois contre Enguerrand de Marigny ! Et voyez aujourd’hui où est Charles de Valois, et comment Marigny a terminé ses mauvais jours. Ce que vous m’avez avancé pour ma guerre d’Artois, ne vous l’ai-je pas intégralement remboursé ? Je vous sais gré, banquier, oui, je vous sais gré de m’avoir toujours soutenu, et au plus fort de mes misères ; car j’étais un moment ligoté de dettes, continua-t-il en se tournant vers le seigneur en noir ; je n’avais plus de terres, sinon ce comté de Beaumont-le-Roger, mais dont le Trésor ne me payait pas les revenus, et mon aimable cousin Philippe le Long – que Dieu garde son âme en quelque enfer ! – m’avait enfermé au Châtelet. Eh bien ! ce banquier que vous voyez là, mon Lord, cet usurier, ce maître coquin parmi les plus coquins que toute la Lombardie ait jamais produits, cet homme qui prendrait en gage un enfant dans le sein de sa mère, ne m’a jamais abandonné ! C’est pourquoi aussi longtemps qu’il vive, et il vivra longtemps… 
  Messer Tolomei fit les cornes avec les doigts de la main droite et toucha le bois de la table. 
  — Si, si, usurier de Satan, vous vivrez longtemps encore, je vous le dis… Eh bien ! c’est pourquoi cet homme-là sera toujours mon ami, foi de Robert d’Artois. Et il a eu raison car il me voit aujourd’hui gendre de Monseigneur de Valois, siégeant au Conseil du roi, et nanti, enfin, des revenus de mon comté. Messer Tolomei, le seigneur que vous avez devant vous est Lord Mortimer, baron de Wigmore.    
  — Évadé de la tour de Londres depuis le premier août, dit le banquier en inclinant le front. Grand honneur, my Lord, grand honneur. 
  — Eh quoi ? s’écria d’Artois. Vous savez donc ? 
  — Monseigneur, dit Tolomei, le baron de Wigmore est trop haut personnage pour que nous ne soyons pas informés. Je sais même, my Lord, que lorsque le roi Édouard a donné l’ordre à ses shérifs des côtes de vous rechercher et arrêter, vous étiez déjà embarqué, hors d’atteinte de la justice anglaise. Je sais que lorsqu’il a fait fouiller toutes les partances pour l’Irlande, et saisir tous les courriers provenant de France, vos amis à Londres et dans toute l’Angleterre étaient déjà informés de votre sauve arrivée chez votre cousin, messire Jean de Fiennes, en Picardie. Je sais enfin que lorsque le roi Édouard a ordonné à messire de Fiennes de vous livrer, menaçant de lui confisquer les terres qu’il possède outre-manche, ce seigneur, qui est grand partisan et soutien de Monseigneur Robert, vous a tout aussitôt dirigé vers celui-ci. Je ne peux point dire que je vous attendais, my Lord, je vous espérais ; car Monseigneur d’Artois m’est fidèle, comme il vous l’a dit, et ne manque jamais de penser à moi quand il a un ami en peine. 
  Roger Mortimer avait écouté le banquier avec attention. 
  — Je vois, messer, répondit-il, que les Lombards ont de bons espions à la cour d’Angleterre. 
  — Pour vous servir, my Lord… Vous n’ignorez pas que le roi Édouard a une forte dette envers nos compagnies. Lorsqu’on a une créance, on la surveille. Et votre roi, depuis beau temps, a cessé d’honorer son sceau, au moins à notre égard. Il nous a fait répondre par son trésorier, Monseigneur l’évêque d’Exeter, que les mauvaises recettes des tailles, les lourdes charges de ses guerres et les menées de ses barons ne lui permettent pas de faire mieux. Pourtant l’impôt qu’il fait peser sur nos marchandises, rien qu’au port de Londres, lui devrait être suffisant pour s’acquitter. 
  Un valet venait d’apporter l’hypocras et les dragées qu’on offrait toujours aux visiteurs d’importance. Tolomei versa dans les gobelets le vin aux aromates, ne se servant à lui-même qu’un doigt de la liqueur. 
  — Le Trésor de France paraît, pour l’heure, en meilleure santé que celui d’Angleterre, ajouta-t-il. Connaît-on déjà, Monseigneur Robert, quel en sera à peu près le solde pour l’année ? 
  — S’il ne survient pas, dans le mois à couler, quelque calamité soudaine, peste, famine, mariage ou funérailles d’un de nos royaux parents, les recettes passeront de douze mille livres les dépenses, ceci d’après les chiffres que messire Miles de Noyers, maître de la Chambre aux Comptes, a avancés ce matin au Conseil. Douze mille livres de recettes ! Ce n’est pas au temps des Philippe, le Quatrième et le Cinquième… fasse Dieu que la liste en soit close… que l’on avait si bon Trésor. 
  — Comment parvenez-vous, Monseigneur, à connaître un Trésor en surplus de recettes ? demanda Mortimer. Est-ce dû à l’absence de guerre ? 
  — L’absence de guerre, d’une part, et en même temps la guerre, la guerre que l’on prépare et que l’on ne fait pas. Ou pour dire mieux, la croisade. Je dois dire que mon cousin et beau-père Charles de Valois utilise la croisade comme nul autre ! N’allez pas croire que je le tiens pour mauvais chrétien ! Certes, il désire de grand cœur délivrer l’Arménie des Turcs, comme il désire tout également rétablir cet empire de Constantinople dont il porta naguère la couronne sans en pouvoir occuper le trône. Mais enfin, une croisade, cela ne se monte pas en un jour ! Il faut armer des navires, faire forger des armes ; il faut surtout trouver des croisés, négocier en Espagne, négocier en Allemagne… Et le premier pas pour tout cela, c’est d’obtenir du pape une dîme sur le clergé. Mon cher beau-père a obtenu la dîme, et à présent, pour nos gênes de Trésor, c’est le pape qui paye. 
  — Eh là ! Monseigneur, vous m’intéressez fort, dit Tolomei. C’est que je suis le banquier du pape… pour un quart, avec les Bardi, mais enfin ce quart-là est déjà gros ! Et si le pape s’appauvrissait par trop…       
  D’Artois, qui prenait une bonne lampée d’hypocras, pouffa dans son gobelet d’argent et fit signe qu’il s’étranglait. 
  — S’appauvrir, le Très Saint-Père ? s’écria-t-il quand il eut avalé. Mais il est riche à centaines de milliers de florins. Ah ! voilà un homme qui vous en remontrerait, Spinello ; quel grand banquier il eût fait, s’il n’était entré en clergie ! Car il a trouvé le Trésor papal plus vide que ne l’était ma poche, il y a six ans… 
  — Je sais, je sais, murmura Tolomei. 
  — C’est que les curés, voyez-vous, sont les meilleurs collecteurs d’impôts que Dieu ait jamais mis sur terre, et c’est bien ce qu’a compris Monseigneur de Valois. Au lieu de forcer les tailles, dont les receveurs sont détestés, on fait quêter par les curés et l’on recueille la dîme. On se croisera, on se croisera… un jour ! En attendant, c’est le pape qui paye, sur la tonte des ouailles. 
  Tolomei se frottait la jambe droite, doucement ; depuis quelque temps, il éprouvait une sensation de froid dans cette jambe-là, et quelques douleurs aussi en marchant. 
  — Vous disiez donc, Monseigneur, qu’il y a eu Conseil ce matin. Y a-t-on pris ordonnances de grand intérêt ? demanda-t-il. 
  — Oh ! comme de coutume. On a débattu du prix des chandelles et défendu de mêler le suif à la cire, comme aussi de brasser les vieilles confitures avec les nouvelles. Pour toutes marchandises vendues en enveloppes, le poids des sacs devra être déduit et non compté dans le prix ; ceci pour complaire au commun peuple, et lui montrer qu’on s’occupe de lui. 
  Tolomei, tout en écoutant, observait ses deux visiteurs. Ils lui paraissaient l’un et l’autre très jeunes ; Robert d’Artois avait combien ? Trente-cinq, trente-six ans… et l’Anglais n’en montrait guère plus. Tous les hommes au-dessous de la soixantaine lui semblaient étonnamment jeunes ! Combien de choses encore ils avaient à faire, combien d’émois à ressentir, de combats à livrer, d’espoirs à poursuivre, et combien de matins à connaître que lui ne connaîtrait pas ! Combien de fois ces deux hommes-là se réveilleraient, respireraient l’air d’un jour neuf quand lui-même serait sous terre ! Et quel genre de personnage était Lord Mortimer ? Ce visage bien taillé, aux sourcils épais, ces paupières coupées droit sur des yeux couleur de pierre, et puis le vêtement sombre, la façon de croiser les bras, l’assurance hautaine, silencieuse d’un homme qui a été au faîte de la puissance et qui tient à conserver toute sa dignité dans l’exil, ce geste même, machinal, que Mortimer avait pour passer le doigt sur la courte cicatrice blanche qui lui marquait la lèvre, tout plaisait au vieux Siennois. Et Tolomei eut envie que ce seigneur-là redevînt heureux ! Il venait à Tolomei, depuis quelque temps, le goût de penser aux autres. 
  — L’ordonnance sur la sortie des monnaies, demanda-t-il, doit-elle être prochainement promulguée, Monseigneur ? 
  Robert d’Artois eut une hésitation à répondre. 
  — À moins, peut-être, que vous n’en soyez pas averti… ajouta Tolomei. 
  — Mais certes, certes, j’en suis averti. Vous savez bien que rien ne se fait sans que le roi, et surtout Monseigneur de Valois, ne requièrent mon conseil. L’ordonnance sera scellée dans deux jours : nul ne pourra porter hors du royaume monnaie d’or ou d’argent frappée au coin de France. Les pèlerins seuls pourront se munir de quelques petits tournois.  
  Le banquier feignit de ne pas attacher plus d’importance à cette nouvelle qu’au prix des chandelles ou aux mélanges de confitures. Mais déjà il avait pensé : « Donc les monnaies étrangères seront seules admises à sortir du royaume ; donc elles vont croître de valeur… De quelle aide, dans notre métier, nous sont les bavards, et comme les vantards nous offrent pour rien ce qu’ils pourraient nous vendre si cher ! » 
  — Ainsi, my Lord, reprit-il, en se tournant vers Mortimer, vous comptez donc vous établir en France ? Qu’attendez-vous de moi ? 
  Ce fut Robert qui répondit : 
  — Ce qu’il faut à un grand seigneur pour tenir son rang. Vous avez assez l’habitude, Tolomei ! 
  Le banquier agita une clochette. Au valet qui entra, il demanda son grand livre, et ajouta : 
  — Si messer Boccace n’est point encore parti, dis-lui qu’il veuille m’attendre. 
  Le livre fut apporté, un gros recueil à couverture de cuir noir patiné, et dont les feuilles de vélin tenaient assemblées par des broches mobiles. On pouvait à volonté ajouter des feuillets. Ce procédé permettait à messer Tolomei de réunir les comptes de ses gros clients, dans l’ordre des lettres de l’alphabet, au lieu d’avoir à rechercher des pièces éparpillées. Le banquier posa le recueil sur ses genoux, l’ouvrit avec quelque cérémonie. 
  — Vous allez vous trouver en bonne compagnie, my Lord, dit-il. Voyez : à tout seigneur tout honneur… Mon livre commence par le comte d’Artois… Vous avez beaucoup de feuillets, Monseigneur, ajouta-t-il avec un petit rire adressé à Robert. Et puis voici le comte de Bar, le comte de Boulogne, Monseigneur de Bourbon… Madame la reine Clémence… 
  Le banquier eut un hochement de tête déférent. 
  — Ah ! Elle nous a causé bien du souci après la mort du roi Louis Dixième ; on eût dit que le deuil lui avait donné une fringale de dépenses. Le Très Saint-Père lui-même lui a écrit, pour l’exhorter à la modération, et elle a dû placer ses bijoux en gage, chez moi, afin d’acquitter ses dettes. À présent, elle vit en l’hôtel du Temple qui lui a été échangé contre le donjon de Vincennes ; elle touche son douaire, et paraît avoir retrouvé la paix. 
  Il continuait de tourner les pages qui bruissaient sous sa main. Il avait une façon fort habile de laisser apparaître les noms, tout en cachant les chiffres avec son bras. Il n’était indiscret qu’à moitié. « C’est moi, maintenant, qui joue le vantard, pensait-il. Mais il faut faire valoir un peu les services qu’on rend, et montrer qu’on n’est pas ébloui par un nouvel emprunteur. » 
  En vérité, sa vie entière se trouvait contenue dans ce livre, et toute occasion lui était bonne de le feuilleter. Chaque nom, chaque addition représentait tant de souvenirs, tant d’intrigues, et de secrets confiés, tant de prières à lui adressées et où il avait pu mesurer son pouvoir ! Chaque somme était le rappel précis d’une visite, d’une lettre, d’un marché habile, d’un mouvement de sympathie, d’une dureté pour un débiteur négligent… 
  Il y avait près de cinquante ans que Spinello Tolomei, ayant commencé, à son arrivée de Sienne, par faire les foires de Champagne, était venu s’installer ici, rue des Lombards, pour y tenir banque. Une page encore, et une autre, qui s’accrocha dans ses ongles ébréchés. Un trait noir barrait le nom. 
  — Tenez, voici messer Dante Alighieri, le poète… pour une petite somme, quand il se rendit à Paris visiter la reine Clémence, après le deuil de celle-ci. Il était grand ami du roi Charles de Hongrie, le père de Madame Clémence. Je me souviens de messer Dante, juste dans le fauteuil où vous êtes, my Lord. Un homme sans bonté. Il était fils de changeur ; il m’a parlé toute une heure avec grand mépris du métier de l’argent. Mais il pouvait bien être méchant et aller s’enivrer dans de mauvais lieux avec les filles ; qu’importe ! Il a fait chanter notre langue comme personne avant lui. Et de quelle façon il a dépeint les Enfers ! On frémit de penser que c’est peut-être ainsi. Savez-vous qu’à Ravenne, où messer Dante a vécu ses dernières années, les gens s’écartaient peureusement de son chemin parce qu’ils pensaient qu’il était magicien, et vraiment descendu dans les abîmes. Voilà deux ans qu’il est mort. Mais même à présent, beaucoup ne veulent pas croire à son trépas et assurent qu’il reviendra… Il n’aimait pas la banque, cela est sûr, ni non plus Monseigneur de Valois qui l’avait exilé de Florence.
  Tolomei, tout le temps qu’il avait parlé de Dante, avait de nouveau fait les cornes et pressé ses doigts contre le bois du fauteuil. 
  — Voilà, vous serez ici, my Lord, reprit-il en mettant une marque dans le gros livre. Après Monseigneur de Marigny ; pas le pendu, rassurez-vous, dont Monseigneur d’Artois parlait tout à l’heure, non ! Mais son plus jeune frère, l’évêque de Beauvais… Vous avez de ce jour un compte ouvert chez moi pour sept mille livres. Vous pouvez y puiser à votre convenance, et regarder ma modeste maison comme la vôtre. Étoffes, armes, bijoux, toutes fournitures qui vous seront nécessaires, vous pourrez les trouver à mes comptoirs, et les faire porter sur ce crédit. 
  Il accomplissait son métier par habitude ; il prêtait aux gens de quoi acheter ce qu’il vendait. 
  — Et votre procès contre votre tante, Monseigneur ? Ne comptez-vous pas le reprendre, à présent que vous êtes si puissant ? demanda-t-il à Robert d’Artois. 
  — Cela se fera, cela se fera, mais à son heure, répondit le géant en se levant. Rien ne presse, et je me suis aperçu que trop de hâte était mauvaise. Je laisse ma chère tante vieillir ; je la laisse s’user en petits procès contre ses vassaux, s’inventer chaque jour de nouveaux ennemis par ses chicanes, et remettre en ordre ses châteaux que j’ai un peu malmenés à la dernière visite que je fis en ses terres, qui sont les miennes. Elle commence à savoir ce qu’il lui en coûte de garder mon bien ! Elle a dû prêter à Monseigneur de Valois cinquante mille livres qu’elle ne reverra jamais, car elles ont fait la dot de mon épouse, sur quoi je vous ai payé. Vous voyez qu’elle n’est pas si nuisible femme qu’on dit, la bonne gueuse. Je me garde seulement de trop la voir, car elle m’aime tant qu’elle pourrait bien me gâter de quelque plat sucré dont on est mort pas mal dans son entourage… Mais j’aurai mon comté, banquier, je l’aurai, soyez-en sûr, et ce jour-là, je vous l’ai promis, vous serez mon trésorier ! 
  Messer Tolomei, raccompagnant ses visiteurs, descendit derrière eux l’escalier, d’une jambe prudente, et les conduisit jusqu’à la porte, sur la rue des Lombards. Roger Mortimer lui ayant demandé à quel intérêt l’argent lui était prêté, le banquier écarta cette question d’un geste de la main. 
  — Faites-moi seulement la grâce, dit-il, quand vous aurez affaire à ma banque, de monter me voir. Vous aurez sûrement à m’instruire de beaucoup de choses, my Lord. 
  Un sourire accompagnait ces mots, et la paupière gauche s’était un peu soulevée. L’air froid de novembre qui venait de la rue fit frissonner le vieil homme. Aussitôt la porte refermée, Tolomei passa derrière ses comptoirs et entra dans une petite pièce où se tenait le signor Boccace, l’associé des Bardi. 
  — Ami Boccacio, lui dit-il, achète dès ce jour et demain toutes les monnaies d’Angleterre, de Hollande et d’Espagne, florins d’Italie, doublons, ducats, en bref toutes monnaies de pays étrangers ; offre un denier, et même deux deniers de plus la pièce. Dans quelques jours, elles auront monté du quart. Tous les voyageurs devront s’en fournir auprès de nous, puisque l’or de France n’aura plus liberté de sortir. Je te fais ce marché de compte à demi. 
  Tolomei savait à peu près ce qu’on pouvait rafler d’or étranger sur la place ; y ajoutant ce qu’il avait en coffres, Tolomei avait déjà calculé que l’opération lui laisserait un bénéfice de quinze à vingt mille livres. Il venait d’en prêter sept mille ; il était sûr de gagner au moins le double et, avec ce gain, il consentirait d’autres prêts. Une routine ! Comme Boccace le félicitait de son habileté, et, tournant le compliment entre ses lèvres minces, disait que ce n’était pas en vain que les compagnies lombardes de Paris avaient choisi messer Spinello Tolomei pour leur capitaine général, celui-ci répondit : 
  — Oh ! après cinquante et des années de métier, je n’y ai plus de mérite ; cela vient de soi-même. Et si vraiment j’étais habile, qu’aurais-je fait ? Je t’aurais acheté tes réserves de florins et j’aurais gardé tout le profit pour moi. Mais à quoi cela me servirait-il en vérité ? Tu verras, Boccacio, tu es encore très jeune… 
  L’autre avait pourtant des fils blancs aux tempes.     
  — … il arrive un âge où, quand on ne travaille plus que pour soi, on a le sentiment de travailler pour rien. Mon neveu me manque. Pourtant, ses affaires maintenant sont apaisées ; je suis certain qu’il ne risque rien à revenir. Mais il refuse, ce diable de Guccio ; il s’entête, par orgueil je crois. Alors cette grande maison, le soir, quand les commis sont partis et les valets couchés, me paraît bien vide. Et voilà que certains jours je me prends à regretter Sienne.   
  — Ton neveu aurait bien dû, dit Boccace, faire ce que j’ai fait moi-même qui me suis trouvé dans une semblable situation avec une dame de Paris. J’ai enlevé mon fils et l’ai emmené en Italie. 
  Messer Tolomei hochait la tête et pensait à la tristesse d’un foyer sans enfants. Le fils de Guccio devait atteindre ces jours-ci ses sept ans ; et jamais Tolomei ne l’avait vu. La mère s’y opposait… Le banquier frottait sa jambe droite qu’il sentait pesante et refroidie, comme s’il y avait eu des fourmis. La mort vous tire de la sorte par les pieds, à petits coups, pendant des années… Tout à l’heure, avant de se mettre au lit, il se ferait porter un bassin d’eau chaude pour y plonger la jambe. 

Demain "La louve de France" 1ère partie ch. 4 - "La fausse croisade". 

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