mercredi 15 janvier 2020

Quand un roi perd la France - 4ème partie - ch 5 - Le prince d'Aquitaine

 
V
LE PRINCE D’AQUITAINE

  Ah ! vous me retrouvez bien courroucé, Archambaud, pour ce bout de route qui va nous mener jusqu’à Sainte-Menehould. Il est dit que je ne m’arrêterai point dans une grande ville sans y trouver quelque nouvelle qui me fasse bouillir le sang. À Troyes, c’était la lettre du pape. À Châlons, ce fut le courrier de Paris. Qu’ai-je appris ? Que le Dauphin, près d’une quinzaine avant de se mettre en route, a signé un mandement pour altérer une fois encore le cours des monnaies, dans le sens de l’affaiblissement, bien sûr. Mais par crainte que la chose ne soit mal accueillie… ça, il n’y avait pas besoin d’être grand devin pour le prévoir… il en a repoussé la promulgation jusqu’après son départ, quand il serait assez loin, à cinq jours de chemin, et c’est seulement le 10 de ce mois que l’ordonnance a été publiée. En somme, il a craint d’affronter ses bourgeois, et s’est forlongé comme un cerf. Vraiment, la fuite est trop souvent sa ressource ! 
  Je ne sais qui lui a inspiré cette peu honorable ruse, si c’est Braque ou Bucy ; mais les fruits en ont vite mûri. Le prévôt Marcel et les plus gros marchands s’en sont allés tout en colère chanter matines au duc d’Anjou, que le Dauphin a installé au Louvre en sa place ; et le second fils du roi, qui n’a que dix-huit ans et pas beaucoup de jugeote, s’est laissé arracher, pour éviter l’émeute dont on le menaçait, de suspendre l’ordonnance jusqu’au retour du Dauphin. Ou il ne fallait pas prendre la mesure, ce pour quoi j’aurais penché, car elle n’est une fois de plus qu’un mauvais expédient, ou il fallait la prendre et l’imposer tout immédiatement. Il arrive bien renforcé devant son oncle l’Empereur, notre Dauphin Charles, avec une capitale où le conseil de ville refuse d’obéir aux ordonnances royales ! 
  Qui donc, aujourd’hui, commande au royaume de France ? On est en droit de se le demander. La chose, ne nous y trompons pas, aura des suites graves. Car voilà le Marcel devenu sûr de lui, sachant qu’il a fait ployer la volonté de la couronne, et soutenu forcément par la populace des bourgeois, puisqu’il défend leur bourse. Le Dauphin avait bien joué ses États généraux, les laissant désemparés par son départ ; avec ce coup-là, il perd tout son avantage. Avouez que c’est décevant, vraiment, de se donner tant de soins et de courir les routes, comme je le fais depuis une demi-année, pour tenter d’améliorer le sort de princes si obstinés à se nuire à eux-mêmes ! Adieu, Châlons… 
  Oh non, oh non ! Je ne veux point me mêler de la désignation d’un nouvel évêque. Le comte-évêque de Châlons est l’un des six pairs ecclésiastiques. C’est l’affaire du roi Jean, ou du Dauphin. Qu’ils la règlent directement avec le Saint-Père… ou bien qu’ils en donnent la fatigue à Niccola Capocci ; il s’emploiera à quelque chose, pour une fois… 
  Il ne faut tout de même pas trop accabler le Dauphin ; il n’a point tâche facile. Le grand fautif, c’est le roi Jean ; et jamais le fils ne pourra commettre autant d’erreurs que le père en a additionné. Pour me désencolérer, ou peut-être m’encolérer davantage… 
  Dieu me pardonne de pécher… je vais vous conter son équipée, au roi Jean. Et vous allez voir comment un roi perd la France ! À Chartres, ainsi que je vous le disais, il s’était repris. Il avait cessé de parler chevalerie quand il eût fallu parler finances, de s’occuper de finances quand il eût dû s’occuper de la guerre, et de se soucier de vétilles quand se jouait le sort du royaume. Pour une fois, il semblait sorti de sa confusion intérieure et de sa funeste inclination au contretemps ; pour une fois, il paraissait coïncider avec l’heure. Il avait adopté de vraies dispositions de campagne. Et comme l’humeur du chef est chose contagieuse, ces dispositions furent mises en œuvre avec exactitude et rapidité. 
  D’abord, interdire aux Anglais le franchissement de la Loire. De forts détachements, commandés par des capitaines auxquels ces pays étaient familiers, furent envoyés pour tenir tous les ponts et passages entre Orléans et Angers. Ordre aux chefs d’avoir toujours lien avec leurs voisins, et d’envoyer fréquemment messagers à l’armée du roi. 
  Empêcher à tout prix la chevauchée du prince de Galles, qui vient de Sologne, et celle du duc de Lancastre, qui arrive de Bretagne, de se joindre. On les battra séparément. Et d’abord, le prince de Galles. L’armée, divisée en quatre colonnes pour en faciliter l’écoulement, franchira le fleuve par les ponts de Meung, de Blois, d’Amboise et de Tours. Éviter les engagements, quelles que soient les occasions qui s’en puissent offrir, avant que tous les corps de bataille ne soient rassemblés outre-Loire. Pas de prouesses individuelles, si tentantes qu’elles puissent paraître. La prouesse, ce sera d’écraser l’Anglais tous ensemble, et de purger le royaume de France de la misère et de la honte qu’il subit depuis de trop longues années. 
  Telles étaient les instructions que le connétable duc d’Athènes donna aux chefs de bannières réunis avant le départ. 
  « Allez, messires, et que chacun soit à son devoir. Le roi a les yeux sur vous. » 
  Le ciel était encombré de gros nuages noirs qui crevèrent soudain, traversés d’éclairs. Toutes ces journées, le Vendômois et la Touraine furent battus de pluies d’orage, brèves mais drues, qui trempaient les cottes d’armes et les harnachements, traversaient les chemises de mailles, alourdissaient les cuirs. On eût dit que la foudre était attirée par tout cet acier qui défilait ; trois hommes d’armes, qui s’étaient abrités sous un grand arbre, en furent frappés. Mais l’armée, dans l’ensemble, supportait bien les intempéries, souvent encouragée par un peuple en clameur. Car bourgeois des petites villes et manants des campagnes s’inquiétaient fort de l’avance du prince d’Aquitaine dont on disait choses effrayantes. Ce long défilé d’armures qui se hâtaient, quatre de front, les rassurait dès qu’ils comprenaient que les combats ne se livreraient pas dans leurs parages. 
  « Vive notre bon roi ! Rossez bien ses ennemis ! Dieu vous protège, vaillants seigneurs ! » 
  Ce qui voulait dire : 
  « Dieu nous garde, grâce à vous… dont beaucoup vont tomber raides quelque part… de voir nos maisons et nos pauvres hardes brûlées, nos troupeaux dispersés, nos récoltes perdues, nos filles malmenées. Dieu nous garde de la guerre que vous allez faire ailleurs. » 
  Et ils n’étaient pas chiches de leur vin qui est frais et doré. Ils le tendaient aux chevaliers qui le buvaient, cruche levée, sans arrêter leur monture. J’ai vu tout cela, car j’avais pris résolution de suivre le roi et d’aller comme lui à Blois. Il se hâtait à la guerre mais, moi, j’avais mission de faire la paix. Je m’obstinais. 
  J’avais mon plan, moi aussi. Et ma litière avançait, derrière le gros de l’armée, mais suivie de détachements qui avaient manqué de rejoindre à temps le camp de Chartres. Il en arriverait pendant plusieurs jours encore, tels les comtes de Joigny, d’Auxerre et de Châtillon, trois fiers compères qui s’en allaient sans se presser, suivis de toutes les lances de leurs comtés, et prenaient la guerre par son côté joyeux. 
  « Bonnes gens, avez-vous vu passer l’armée du roi ? 
  – L’armée ? On l’a vue passer le jour d’avant-hier, qu’il y en avait, qu’il y en avait ! Cela a duré plus d’une couple d’heures. Et d’autres encore ont passé ce matin. Si vous trouvez l’Anglais, ne lui faites point quartier. 
  – Pour sûr, bonnes gens, pour sûr… et si nous prenons le prince Édouard, nous nous rappellerons de vous en envoyer un morceau. » 
  Et le prince Édouard, pendant ce temps, allez-vous me demander… Le prince avait été retardé devant Romorantin. Moins longtemps que ne l’escomptait le roi Jean, mais assez toutefois pour lui laisser développer sa manœuvre. Cinq journées, car les sires de Boucicaut, de Craon et de Caumont s’étaient furieusement défendus. Dans la journée du 31 août, l’assaut leur fut donné trois fois, qu’ils repoussèrent. 
  Et ce fut seulement le 3 septembre que la place tomba. Le prince la fit incendier, comme à l’accoutumée ; mais le lendemain, qui était un dimanche, il lui fallut laisser reposer sa troupe. Les archers, qui avaient perdu nombre des leurs, étaient fatigués. C’était la première rencontre un peu sérieuse depuis le début de la campagne. Et le prince, moins souriant qu’à son ordinaire, ayant appris par ses espies… car il avait toujours des intelligences très en avant… que le roi de France avec tout son ost se dispose à descendre sur lui, le prince se demande s’il n’a pas eu tort de s’obstiner contre la forteresse, et s’il n’aurait pas mieux fait de laisser les trois cents lances de Boucicaut enfermées dans Romorantin. 
  Il ne connaît pas exactement le nombre de l’armée du roi Jean ; mais il la sait plus forte que la sienne, et de beaucoup, cette armée qui va chercher passage sur quatre ponts à la fois… S’il ne veut pas souffrir d’une disparité trop écrasante, il lui faut à tout prix opérer sa jonction avec le duc de Lancastre. Finie la chevauchée plaisante, fini de s’amuser des vilains fuyant dans les bois et des toits de monastères qui flambent. Messires de Chandos et de Grailly, ses meilleurs capitaines, ne sont pas moins inquiets, et même ce sont eux, vieux routiers rompus à la fortune des guerres, qui l’invitent à la hâte. Il descend la vallée du Cher, traversant Saint-Aignan, Thésée, Montrichard sans s’arrêter à trop les piller, sans même regarder la belle rivière aux eaux tranquilles, ni ses îles plantées de peupliers que le soleil traverse, ni les coteaux crayeux où mûrissent, sous la chaleur, les prochaines vendanges. Il tend vers l’ouest, vers le secours et le renfort. Le 7 septembre, il atteint Montlouis pour apprendre qu’un gros corps de bataille, que commandent le comte de Poitiers, troisième fils du roi, et le maréchal de Clermont, est à Tours. 
  Alors, il balance. Quatre jours il attend, sur les hauteurs de Montlouis, que Lancastre arrive, ayant passé le fleuve ; le miracle, en somme. Et si le miracle ne se produit pas, en tout cas sa position est bonne. Quatre jours il attend que les Français, qui savent le lieu où il est, lui livrent bataille. Contre le corps Poitiers-Clermont, le prince de Galles pense qu’il peut tenir et même l’emporter. Il a choisi son emplacement de combat, sur un terrain coupé par d’épais buissons d’épines. Il occupe ses archers à terrasser leurs retranchements. Lui-même, ses maréchaux et ses écuyers campent dans des maisonnettes avoisinantes. 
  Quatre jours, dès l’aurore, il scrute l’horizon, du côté de Tours. Le matin dépose dans l’immense vallée des brumes dorées ; le fleuve, grossi par les récentes pluies, roule de l’ocre entre ses berges vertes. Les archers continuent à façonner des talus. Quatre nuits, regardant le ciel, le prince s’interroge sur ce que l’aube suivante lui réserve. Les nuits furent très belles dans ce moment-là, et Jupiter y brillait bien, plus gros que tous les autres astres. 
  « Que vont faire les Français ? se demandait le prince. Que vont-ils faire ? » 
  Or, les Français, respectant pour une fois l’ordre qui leur avait été donné, n’attaquent point. Le 10 de septembre, le roi Jean est à Blois avec son corps de bataille bien rassemblé. Le 11, il se meut vers la jolie cité d’Amboise, autant dire à toucher Montlouis. Adieu renforts, adieu Lancastre ; il faut au prince de Galles retraiter sur l’Aquitaine, au plus rapide, s’il veut éviter que, entre Tours et Amboise, la nasse ne se referme ; à deux corps de bataille, il ne peut opposer front. 
  Le même jour, il déloge de Montlouis pour aller dormir à Montbazon. Et là, au matin du 12, que voit-il arriver ? Deux cents lances, précédées d’une bannière jaune et blanche, et au milieu des lances une grande litière rouge d’où sort un cardinal… J’ai accoutumé mes sergents et valets, vous l’avez vu, à mettre genou en terre quand je descends. Cela fait toujours impression sur ceux chez qui je parviens. Beaucoup aussitôt s’agenouillent de même, et se signent. Mon apparition mit de l’émotion, je vous le donne à croire, dans le camp anglais. 
  J’avais la veille quitté le roi Jean à Amboise. Je savais qu’il n’attaquerait pas encore, mais que le moment ne pouvait plus être éloigné. Alors, à moi d’engager mon affaire. J’étais passé par Bléré, où j’avais pris peu de sommeil. Flanqué des armures de mon neveu de Durazzo et de messire de Hérédia, et suivi des robes de mes prélats et clercs, j’allai au Prince et lui demandai de s’entretenir avec moi, seul à seul. 
  Il me parut pressé, me disant qu’il levait le camp dans l’heure. Je lui assurai qu’il avait un moment, et que mon propos, qui était celui de notre Saint-Père le pape, méritait qu’il l’entendît. De savoir, comme je m’en portais certain, qu’il ne serait pas attaqué ce jour lui donna certainement du répit ; mais tout le temps que nous parlâmes, bien qu’il voulût se montrer sûr de soi, il continua de marquer de la hâte, ce que je trouvai bon. Il a de la hauteur dans le naturel, ce prince, et comme j’en ai aussi, cela ne pouvait pas nous faire le début facile. Mais moi, j’ai l’âge, qui me sert… Bel homme, belle taille… 
  En effet, en effet, il est vrai, mon neveu, que je ne vous ai point encore décrit le prince de Galles !… Vingt-six ans. C’est l’âge d’ailleurs de toute la nouvelle génération qui devient maîtresse des affaires. Le roi de Navarre a vingt-cinq ans, et Phœbus de même ; seul le Dauphin est plus jeune… Galles a un sourire avenant qu’aucune dent gâtée ne dépare encore. Pour le bas du visage et pour la carnation, il tient du côté de sa mère, la reine Philippa. Il en a les manières enjouées, et il grossira comme elle. Pour le haut du visage, il tirerait plutôt vers son arrière grand-père, Philippe le Bel. Un front lisse, des yeux bleus, écartés et grands, d’une froideur de fer. Il vous regarde fixement, d’une façon qui dément l’aménité du sourire. Les deux parties de cette figure, d’expressions si différentes, sont séparées par de belles moustaches blondes, à la saxonne, qui lui encadrent la lèvre et le menton… Le fond de sa nature est d’un dominateur. Il ne voit le monde que du haut d’un cheval. Vous connaissez ses titres ? Édouard de Woodstock, prince de Galles, prince d’Aquitaine, duc de Cornouailles, comte de Chester, seigneur de Biscaye… Le pape et les rois couronnés sont les seuls hommes qu’il ait à regarder pour supérieurs. Toutes les autres créatures, à ses yeux, n’ont que des degrés dans l’infériorité. Il a le don de commander, c’est certain, et le mépris du risque. Il est endurant ; il garde tête claire dans le danger. Il est fastueux dans le succès et couvre de dons ses amis. 
  Il a déjà un surnom, le Prince Noir, qu’il doit à l’armure d’acier bruni qu’il affectionne et qui le rend très remarquable, surtout avec les trois plumes blanches de son heaume, parmi les chemises de mailles toutes brillantes et les cottes d’armes multicolores des chevaliers qui l’entourent. Il a commencé de bonne heure dans la gloire. À Crécy, il avait donc seize ans, son père lui confia toute une bataille à commander, celle des archers gallois, en l’entourant, bien sûr, de capitaines éprouvés qui avaient à le conseiller et même à le diriger. Or, cette bataille fut si durement attaquée par les chevaliers français qu’un moment, jugeant le prince en péril, ceux-là qui avaient charge de le seconder dépêchèrent vers le roi pour lui demander de se porter au secours de son fils. Le roi Édouard III, qui observait le combat depuis la butte d’un moulin, répondit au messager : 
  « Mon fils est-il mort, atterré ou si blessé qu’il ne se puisse aider luimême ? Non ?… Alors, retournez vers lui, ou vers ceux qui vous ont envoyé, et dites-leur qu’ils ne viennent me requérir, quelque aventure qu’il lui advienne, tant qu’il sera en vie. J’ordonne qu’ils laissent à l’enfant gagner ses éperons ; car je veux, si Dieu l’a ordonné, que la journée soit sienne et que l’honneur lui en demeure. » 
  Voilà le jeune homme donc devant lequel je me trouvais, pour la première fois. Je lui dis que le roi de France… 
  « Devant moi, il n’est pas le roi de France », fit le prince. 
  – Devant la Sainte Église, il est le roi oint et couronné », lui renvoyai-je ; vous jugez du ton… que le roi de France donc venait à lui avec son ost qui comptait près de trente mille hommes. 
  Je forçais un peu, à dessein ; et pour être cru, j’ajoutais : 
  « D’autres vous parleraient de soixante mille. Moi, je vous dis le vrai. C’est que je n’inclus pas la piétaille qui est demeurée en arrière. » 
  J’évitai de lui dire qu’elle avait été renvoyée ; j’eus le sentiment qu’il le savait déjà. Mais n’importe ; soixante ou trente, ou même vingt-cinq mille, chiffre qui s’approchait plus du vrai : le prince n’avait que six mille hommes avec lui, tous archers et coutiliers compris. Je lui représentai que, dès lors, ce n’était plus question de vaillance, mais de nombre. 
  Il me dit qu’il allait être rejoint d’un moment à l’autre par l’armée de Lancastre. Je lui répondis que je le lui souhaitais de tout mon cœur, pour son salut. Il vit qu’à jouer l’assurance, il ne serait pas mon maître, et, après avoir marqué un court silence, il me dit tout à trac qu’il me savait plus favorable au roi Jean… à présent, il lui rendait son titre de roi… que je ne l’étais à son père. 
  « Je ne suis favorable qu’à la paix entre les deux royaumes, lui répondis-je, et c’est elle que je viens vous proposer. » 
  Alors il commença avec beaucoup de grandeur à me représenter que l’an précédent il avait traversé tout le Languedoc et mené ses chevaliers jusqu’à la mer latine sans que le roi s’y pût opposer ; que cette saison même, il venait de faire chevauchée de la Guyenne jusqu’à la Loire ; que la Bretagne était quasiment sous la loi anglaise ; que bonne part de la Normandie, amenée par Monseigneur Philippe de Navarre, était tout près d’y passer ; que moult seigneurs d’Angoumois, du Poitou, de Saintonge, et même du Limousin lui étaient ralliés… il eut le bon goût de ne point mentionner le Périgord… et en même temps, il regardait la hauteur du soleil par la fenêtre… pour enfin me lâcher : 
  « Après tant de succès pour nos armes, et toutes les emprises que nous avons, de droit et de fait, dans le royaume de France, quelles seraient les offres que nous ferait le roi Jean pour la paix ? » 
  Ah ! si le roi avait bien voulu m’entendre à Breteuil, à Chartres… Que pouvais-je répondre, qu’avais-je dans les mains ? Je dis au prince que je ne lui apportais aucune offre du roi de France car ce dernier, fort comme il l’était, ne pouvait songer à la paix avant d’emporter la victoire qu’il escomptait ; mais que je lui portais le commandement du pape, qui voulait qu’on cessât d’ensanglanter les royaumes d’Occident, et qui priait impérieusement les rois, insistai-je, de s’accorder afin de se porter au secours de nos frères de Constantinople. Et je lui demandai à quelles conditions l’Angleterre… 
  Il regardait toujours monter le soleil, et rompit l’entretien en disant : 
  « Il revient au roi mon père, non à moi, de décider de la paix. Je n’ai point d’ordre de lui qui m’autorise à traiter. » 
  Puis il souhaita que je voulusse bien l’excuser s’il me précédait sur la route. Il n’avait en tête que de mettre distance avec l’armée poursuivante. 
  « Laissez-moi vous bénir, Monseigneur, lui dis-je. Et je resterai proche, s’il vous advenait d’avoir besoin de moi. » 
  Vous me direz, mon neveu, que j’emportais petite pêche dans mon filet, en m’en repartant de Montbazon derrière l’armée anglaise. Mais je n’étais point aussi mécontent que vous le pourriez croire. La situation étant ce que je la voyais, j’avais ferré le poisson et lui laissais du fil. Cela dépendait des remous de la rivière. Il me fallait seulement ne pas m’éloigner du bord. 
  Le prince avait piqué vers le sud, vers Châtellerault. Les chemins de la Touraine et du Poitou, ces journées-là, virent passer d’étonnants cortèges. D’abord, l’armée du prince de Galles, compacte, rapide, six mille hommes, toujours en bon ordre, mais tout de même un peu essoufflés et qui ne musent plus à brûler les granges. C’est plutôt la terre qui semble brûler les sabots de leurs montures. À un jour de marche, lancée à leur poursuite, l’armée formidable du roi Jean, lequel a regroupé, comme il le voulait, toutes ses bannières, ou presque, vingt-cinq mille hommes, mais qu’il presse trop, qu’il fatigue et qui commencent à moins bien s’articuler et à laisser des traînards. 
  Et puis, entre Anglais et Français, suivant les premiers, précédant les seconds, mon petit cortège qui met un point de pourpre et d’or dans la campagne. Un cardinal entre deux armées, cela ne s’est pas vu souvent ! Toutes les bannières se hâtent à la guerre, et moi, avec ma petite escorte, je m’obstine à la paix. Mon neveu de Durazzo trépigne ; je sens qu’il a comme de la honte à escorter quelqu’un dont toute la prouesse serait de faire qu’on ne combattît point. Et mes chevaliers, Heredia, La Rue, tous pensent de même. Durazzo me dit : 
  « Laissez donc le roi Jean rosser les Anglais, et qu’on en finisse. D’ailleurs qu’espérez-vous empêcher ? » 
  Je suis au fond de moi assez de leur avis, mais je ne veux point lâcher. Je vois bien que si le roi Jean rattrape le prince Édouard, et il va le rattraper, il ne peut que l’écraser. Si ce n’est en Poitou, ce sera en Angoumois. Tout, apparemment, donne Jean pour vainqueur. Mais ces journées-ci, ses astres sont mauvais, très mauvais, je le sais. Et je me demande comment, dans une situation qui l’avantage si fort, il va essuyer un si funeste aspect. Je me dis qu’il va peut-être livrer une bataille victorieuse, mais qu’il y sera tué. Ou bien qu’une maladie va le saisir en chemin… 
  Sur les mêmes routes avancent aussi les chevauchées des retardataires, les comtes de Joigny, d’Auxerre et de Châtillon, les bons compères, toujours joyeux et prenant leurs aises, mais comblant petit à petit leur écart avec le gros de l’armée de France.
   « Bonnes gens, avez-vous vu le roi ? » 
  Le roi ? Il est parti le matin de La Haye. Et l’Anglais ? Il y a dormi la veille… Jean II, puisqu’il suit son cousin anglais, est renseigné fort exactement sur les routes de son adversaire. Ce dernier, se sentant talonné, gagne Châtellerault, et là, pour s’alléger et dégager le pont, il fait passer la Vienne, de nuit, à son convoi personnel, tous les chariots qui portent ses meubles, ses harnachements de parade, ainsi que tout son butin, les soieries, les vaisselles d’argent, les objets d’ivoire, les trésors d’églises qu’il a raflés au cours de sa chevauchée. 
  Et fouette vers Poitiers. Lui-même, ses hommes d’armes et ses archers, dès le petit matin, prennent un moment la même route ; puis, pour plus de prudence, il jette son monde dans des voies de traverse. Il a un calcul en tête : contourner par l’est Poitiers, où le roi sera bien forcé de laisser reposer sa lourde armée, ne serait-ce que quelques heures, et ainsi augmenter son avance. Ce qu’il ignore, c’est que le roi n’a pas pris le chemin de Châtellerault. Avec toute sa chevalerie qu’il emmène à un train de chasse, il a piqué sur Chauvigny, encore plus au levant, pour tenter de déborder son ennemi et lui couper la retraite. Il va en tête, droit sur sa selle, le menton en avant, sans prendre garde à rien, comme il est allé au banquet de Rouen. Une étape de plus de douze lieues, d’un trait. Toujours courant à sa suite, les trois seigneurs bourguignons, Joigny, Auxerre et Châtillon. 
  « Le roi ?… 
  — Sur Chauvigny. 
  – Va donc pour Chauvigny ! » 
  Ils sont contents ; ils ont presque rejoint l’ost ; ils seront là pour l’hallali. Ils parviennent donc à Chauvigny, que surmonte son gros château dans une courbe de la Vienne. Il y a là, dans le soir qui tombe, un énorme rassemblement de troupes, un encombrement sans pareil de chariots et de cuirasses. Joigny, Auxerre et Châtillon aiment leurs aises. Ils ne vont pas se jeter, après une dure étape, dans une telle cohue. À quoi bon se presser ? Prenons plutôt un bon dîner, tandis que nos varlets panseront les montures. Cervelière ôtée, jambières délacées, les voilà qui s’étirent, se frottent les reins et les mollets, et puis s’attablent dans une auberge non loin de la rivière. Leurs écuyers, qui les savent gourmands, leur ont trouvé du poisson, puisqu’on est vendredi. Ensuite, ils vont dormir… tout cela me fut conté après, par le menu… et le matin suivant s’éveillent tard, dans un bourg vide et silencieux. 
  « Bonnes gens… le roi ? » 
  On leur désigne la direction de Poitiers. 
  « Le plus court ? 
  — Par la Chaboterie. » 
  Voilà donc Châtillon, Joigny et Auxerre, leurs lances à leur suite, qui s’en vont à bonne allure dans les chemins de bruyères. Joli matin ; le soleil perce les branches, mais sans trop darder. Trois lieues sont franchies sans peine. On sera rendu à Poitiers dans moins d’une demi-heure. Et soudain, au croisement de deux layons, ils tombent nez à nez avec une soixantaine d’éclaireurs anglais. Ils sont plus de trois cents. C’est l’aubaine. Fermons nos ventailles, abaissons nos lances. Les éclaireurs anglais, qui sont d’ailleurs gens du Hainaut que commandent messires de Ghistelles et d’Auberchicourt, font demi-tour et prennent le galop. 
  « Ah ! les lâches, ah ! les couards ! À la poursuite, à la poursuite ! » 
  La poursuite ne dure guère car, la première futaie franchie, Joigny, Auxerre et Châtillon s’en vont donner dans le gros de la colonne anglaise qui se referme sur eux. Les épées et les lances s’entrechoquent un moment. Ils se battent bien les Bourguignons ! Mais le nombre les étouffe. 
  « Courez au roi, courez au roi, si vous pouvez ! » lancent Auxerre et Joigny à leurs écuyers, avant d’être démontés et de devoir se rendre. 
  Le roi Jean était déjà dans les faubourgs de Poitiers lorsque quelques hommes du comte de Joigny, qui avaient pu échapper à une furieuse chasse, s’en vinrent, hors d’haleine, lui conter l’affaire. Il les félicita fort. Il était tout joyeux. D’avoir perdu trois grands barons et leurs bannières ? Non, certes ; mais le prix n’était pas lourd pour la bonne nouvelle. Le prince de Galles, qu’il croyait encore devant lui, était derrière. Il avait réussi ; il lui avait coupé la route. Demi-tour vers la Chaboterie. Conduisez-moi, mes braves ! L’hallali, l’hallali… Il venait de vivre sa bonne journée, le roi Jean. 
  Moi-même, mon neveu ? Ah ! J’avais suivi la route venant de Châtellerault. J’arrivais à Poitiers, pour y loger à l’évêché, où je fus, dans la soirée, informé de tout.
Demain ‘’Quand un roi perd la France’’ 4ème partie - ch 6 - ‘’Les démarches du cardinal’’

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