lundi 13 janvier 2020

Contes et légendes d'Indochine - La belle au puits et le joueur de Khën

Quelques contes tirés de cette formidable collection qui a ravi notre enfance

La belle au puits et le joueur de Khën

  KHUNG était né de parents royaux, en une importante tribu kha, au pays des Khvêts, dans la forêt de Saravane. Il était l’aîné de douze enfants. C’était un fier garçon, bien pris dans sa ceinture multicolore. Il savait être aussi indolent que tout bon Lao, avait passé sa jeunesse dans une bonzerie pour y assurer sa vie éternelle, connaissait, un grand nombre de chansons d’amour ; bref, il avait tout ce qui pouvait plaire aux jeunes filles laos, les plus séduisantes et les plus douces de toute la presqu’île indochinoise. 
  Hélas ! Khung était laid. Mais d’une laideur atroce ! Un vrai masque de bête… Certainement, c’était là œuvre d’un Phi malfaisant qui s’était vengé sur l’enfant de quelque offense du Roi des Khvêts. Khung en était arrivé à ne plus sortir que la nuit. Alors, loin du feu, il s’asseyait en face des jeunes filles et il les charmait de contes d’amour qu’il leur récitait d’une voix mélodieuse. Mais, que le soleil arrivât sans qu’il y prît garde, c’était une fuite éperdue des jeunes filles terrifiées par sa face de monstre. 
  Peu à peu, Khung avait appris à ne plus quitter la forêt. Là, à écouter les merles siffler, il avait imité leur chant sur une flûte de roseau. La maîtrise venant, il pouvait interpréter sur son instrument les mystères de la forêt ; il calmait les Mânes aux aguets et charmait les Phis malintentionnés. 
  Dans le village, une légende s’était créée autour de lui. Au cours des années de cette retraite, on avait oublié sa laideur et l’on disait qu’un homme habitait la forêt, qui savait apaiser les Esprits. Des femmes et des filles, curieuses, essayaient bien de l’approcher, mais il s’enfuyait avec légèreté dans les buissons. 
  Une des plus ravissantes fillettes venait tous les soirs à la lisière des bois. Khung, qui l’avait aperçue, prit l’habitude de se cacher derrière un arbre et de jouer pour elle. C’était alors l’appréhension des terreurs indéfinies qu’il traduisait sur sa flûte, le vol des oiseaux au-dessus des cases, l’appel des cerfs et jusqu’au barrissement des éléphants qui chargent dans la nuit, en écrasant les fourrés. La jeune fille ne savait pas que c’était Khung l’Horrible qui la captivait ainsi. Peu à peu, la nuit tombée, les jeunes gens se rapprochèrent l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y eût même plus un buisson entre eux deux… 
  Dès ce moment, Khung crut avoir trouvé le bonheur. Pourtant, à mesure que la nuit s’avançait, il devenait inquiet comme une biche qui pressent l’approche du tigre. Dès que le ciel pâlissait à l’Orient, il bondissait dans les fourrés, lançait à sa belle une dernière roulade et disparaissait pour la journée. Après avoir parlé d’amour, les jeunes gens s’entretinrent d’épousailles. 
  Les parents de la jeune fille consentirent avec joie à ce que la fillette se mariât avec le Maître des Esprits. Et c’est à peine s’ils s’étonnèrent que l’époux exigeât que la cérémonie eût lieu de nuit. L’ancien du village venait à peine de nouer aux bras des nouveaux époux le symbolique lien de coton qui les unissait pour la vie entière qu’une fusée lancée maladroitement tomba sur les arbres et les enflamma. 
  En quelques secondes, une vive clarté inonda la forêt. La jeune femme s’était tournée vers son mari, curieuse de voir un visage jusqu’alors inconnu, mais elle poussa un cri strident et s’évanouit : elle venait de connaître la Hideur elle-même. 
  Pendant des lunes, Khung rôda à la lisière des bois, mais la jeune femme ne revint pas. Un soir, il se glissa sous une case à pilotis : il entendit les habitants qui racontaient qu’un Phi de la forêt avait pris l’aspect d’un homme pour épouser une jeune fille du village : celle-ci avait surpris l’identité du monstre et était allée, de désespoir, se jeter dans la Sé Kamane. En hurlant, Khung s’enfuit dans la forêt. Farouche, il invoquait les Génies et les suppliait de lui arracher son masque. 
  À l’aube, plein d’espoir d’avoir été frôlé pendant la nuit par quelque insecte, il se penchait sur une source. Mais le miroir d’eau ne lui renvoyait qu’une vision d’épouvante. Un jour qu’il n’avait même plus le courage de jouer de sa flûte, il entendit du bruit dans un vieux puits, creusé là où autrefois s’élevait un village. Longtemps, il hésita à se pencher sur l’eau, car il redoutait trop de s’y mirer. D’abord, il ne vit rien, absolument rien, même pas son image, aucun reflet que celui des nuages qui vont, de pays en pays, colporter les légendes des campagnes. Puis, un oiseau s’étant mis à chanter, il aperçut qu’une délicieuse figure de femme naissait dans l’eau. Ébloui par le sourire qu’il contemplait, ce ne fut qu’au bout de quelques instants qu’il reconnut sa femme. 
  Comme l’oiseau s’était tu, la figure commença à disparaître. Aussitôt Khung saisit sa flûte et répéta les trilles de l’oiseau : l’apparition se reforma et resta, tout le temps que jouait le jeune homme. Tous les jours, Khung revint au puits et recréa le tendre fantôme. Un matin, des oiseaux se joignirent à son chant : la figure parut se détacher des eaux et monter vers le haut du puits. Mais ce ne fut qu’une fois. Alors Khung imagina de couper des roseaux de longueurs différentes, d’y percer des trous, de les lier tous ensemble et de jouer avec une embouchure unique qu’il modela dans la terre glaise. Cela prit des mois et des mois. Il venait essayer ses trouvailles près du puits et voyait maintenant un corps de femme monter presque jusqu’à lui. Il eut l’idée de joindre au faisceau un huitième bambou, plus long et plus sonore que tous les autres réunis. 
  Ce jour, il chanta son amour et son désir, sa misère et sa désespérance. Le khën criait le besoin qu’avait Khung d’aimer et d’être aimé. Le jeune homme tomba dans une douce somnolence et il se vit entouré de nymphes qui l’enlaçaient de leurs écharpes, cherchant à l’entraîner dans leur ronde. La figure adorable de sa femme était là, presque à hauteur de la sienne… 
  Autour du puits, la ronde des nymphes des Bois et des Eaux se resserrait autour de Khung. Il étendit la main vers le puits pour caresser la douce chevelure dont il sentait des mèches lui entourer le visage. Comme dans une brume, il vit les arbres, le puits et la figure de l’apparition tournoyer autour de lui. En même temps, un grand cri retentissait jusque dans sa moelle. 
  Alors il sombra dans l’inconscience. Des chasseurs le trouvèrent étendu près du puits, la ligure baignée de larmes ; autour de lui paissaient des buffles entravés, signe indiscutable que quelque assistance l’avait récemment entouré. À peine revenu à lui, Khung se précipita vers le puits : il ne vit dans le miroir d’eau que son affreuse laideur. Saisissant son khën, il se mit à jouer, penché à tomber. Mais rien ne vint effacer l’image de ses traits. Alors les chasseurs l’entraînèrent au village. Quand il raconta les visions qu’il avait eues, les anciens réunis en conseil le jugèrent fou et déclarèrent le village tout entier interdit pendant trois jours. Durant ce temps, on sacrifia les buffles qu’on avait trouvés entravés près du puits, puis on lâcha Khung qui courut au miroir d’eau. 
  Hélas ! bien qu’il jouât ses airs les plus attirants, il ne vit rien que ses traits au fond du trou. Les Laos comprirent alors qu’il se passait en ces lieux des mystères qui dépassaient leur entendement. Tout le village plia bagage et alla incendier plus loin la forêt pour préparer une nouvelle clairière où l’on pût remonter les cases. Et personne n’entendit plus jamais parler de Khung l’Horrible. 
  Bien des années plus tard, alors que les plus jeunes camarades de Khung étaient devenus depuis longtemps des ossements qui tombaient en poussière, des jeunes gens et des jeunes filles qui cherchaient des baies dans la forêt entendirent des sons étrangement mélodieux. On aurait dit d’un concert d’oiseaux, mais d’oiseaux capables de chanter tout l’amour et tout le désespoir des hommes. En même temps, ils crurent voir entre les branches deux formes blanches volant au-dessus du sol. À leur approche, elles disparurent comme fond la brume du matin lorsque le soleil se glisse entre les troncs. 
  Un des garçons aperçut, accroché à un châtaignier, un instrument comme on n’en avait jamais encore vu. C’était le khën, oublié depuis des années dans la forêt. Le jeune homme s’assit sur le bord d’un puits, seul vestige d’un village depuis longtemps détruit. Et il commença à jouer. Une étrange langueur s’empara des garçons et des filles. Tous croyaient entendre les Esprits de la forêt, les oiseaux au matin, le trouble appel des bêtes quand s’éveille le printemps. 
  Puis ils revinrent au village, suivant celui qui jouait du khën. Leurs cœurs étaient à la fois tristes et joyeux, car en eux était entré tout le mystère de la nature. Les filles ne se moquaient plus des garçons, les garçons protégeaient doucement les filles. Depuis cette époque, il n’est d’assemblée, de fête, d’aveu d’amour sans que le khën déroule sa mélodie prenante. Des jeunes gens essayèrent bien souvent de modifier la longueur de roseaux ou d’en changer le nombre : toujours ils durent en revenir au khën qu’ils avaient trouvé, oublié dans la forêt de Saravane.

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