mercredi 8 janvier 2020

Quand un roi perd la France - 3ème partie - Le printemps perdu - ch 1 - Le chien et le renardeau

TROISIÈME PARTIE
LE PRINTEMPS PERDU
I
LE CHIEN ET LE RENARDEAU


   Ah ! je suis bien aise, bien aise en vérité, d’avoir revu Auxerre. Je ne pensais pas que Dieu m’accorderait cette grâce, ni que je la goûterais autant. Revoir les places qui logèrent un moment de votre jeunesse remue toujours le cœur. Vous connaîtrez ce sentiment, Archambaud, quand les années se seront accumulées sur vous. S’il vous advient d’avoir à traverser Auxerre, lorsque vous aurez l’âge que j’ai… que Dieu veuille vous garder jusque-là… vous direz : 
  « Je fus ici avec mon oncle le cardinal, qui y avait été évêque, son deuxième diocèse, avant de recevoir le chapeau… Je l’accompagnais vers Metz, où il allait voir l’Empereur… » 
  Trois ans j’ai résidé ici, trois ans… oh ! n’allez pas croire que j’aie regret de ce temps-là et que j’éprouvais mieux la faveur de vivre quand j’étais évêque d’Auxerre que je ne fais aujourd’hui. J’avais même, pour vous avouer le vrai, l’impatience d’en partir. Je louchais du côté d’Avignon, tout en sachant bien que j’étais trop jeune ; mais enfin je sentais que Dieu avait mis en moi le caractère et les ressources d’esprit qui pouvaient lui faire service à la cour pontificale. Afin de m’instruire à la patience, je poussai plus avant dans la science d’astrologie ; et c’est justement ma perfection en cette science qui décida mon bienfaiteur Jean XXII à m’imposer le chapeau, quand je n’avais que trente ans. 
  Mais cela, je vous l’ai déjà conté… Ah ! mon neveu, avec un homme qui a beaucoup vécu, il faut s’habituer à entendre plusieurs fois les mêmes choses. Ce n’est pas que nous ayons la tête plus molle quand nous sommes vieux ; mais elle est pleine de souvenirs, qui s’éveillent en toutes sortes de circonstances. La jeunesse emplit le temps à venir d’imaginations ; la vieillesse refait le temps passé avec sa mémoire. Les choses sont égales… Non, je n’ai pas de regrets. Lorsque je compare ce que j’étais et ce que je suis, je n’ai que des raisons de louer le Seigneur, et un peu de me louer moi-même, en toute modeste honnêteté. Simplement, c’est du temps qui a coulé de la main de Dieu et qui n’existera plus quand j’aurai cessé de m’en souvenir. Sauf à la Résurrection, où nous aurons tous nos moments rassemblés. Mais cela dépasse mon entendement. Je crois à la Résurrection, j’enseigne à y croire, mais je n’entreprends pas de m’en faire image, et je dis qu’ils sont bien orgueilleux ceux-là qui mettent en doute la Résurrection… mais si, mais si, plus de gens que vous ne pensez… parce qu’ils sont infirmes à se la figurer. L’homme est pareil à un aveugle qui nierait la lumière parce qu’il ne la voit pas. La lumière est un grand mystère, pour l’aveugle    
  Tiens… je pourrai prêcher là-dessus dimanche, à Sens. Car je devrai prononcer l’homélie. Je suis archidiacre de la cathédrale. C’est la raison pour laquelle je m’oblige à ce détour. Nous aurions eu plus court à piquer sur Troyes, mais il me faut inspecter le chapitre de Sens. Il n’empêche que j’aurais eu plaisir à prolonger un peu à Auxerre. Ces deux jours ont passé trop vite… Saint-Étienne, Saint-Germain, Saint-Eusèbe, toutes ces belles églises où j’ai célébré messes, mariages et communions… Vous savez qu’Auxerre, Autissidurum, est une des plus vieilles cités chrétiennes du royaume, qu’elle était siège d’évêché deux cents ans avant Clovis, qui d’ailleurs la ravagea presque autant que l’avait fait Attila, et qu’il s’y tint, avant l’an 600, un concile… Mon plus grand souci, tout le temps que je passai à la tête de ce diocèse, fut d’y apurer les dettes laissées par mon prédécesseur, l’évêque Pierre. Et je ne pouvais rien lui réclamer ; il venait d’être créé cardinal ! Oui, oui, un bon siège, qui fait antichambre à la curie… Mes divers bénéfices et aussi la fortune de notre famille m’aidèrent à boucher les trous. Mes successeurs trouvèrent une situation meilleure. Et celui d’aujourd’hui à présent nous accompagne. Il est fort bon prélat, ce nouveau Monseigneur d’Auxerre… Mais j’ai renvoyé Monseigneur de Bourges… à Bourges. Il venait encore me tirer par la robe pour que je lui accordasse un troisième notaire. Oh ! ce fut tôt fait. Je lui ai dit : 
  « Monseigneur, s’il vous faut tant de tabellions, c’est que vos affaires épiscopales sont bien embrouillées. Je vous engage à retourner tout à l’heure en faire ménage vous-même. Avec ma bénédiction. » 
  Et nous nous passerons de son office à Metz. L’évêque d’Auxerre le remplacera avantageusement… J’en ai d’ailleurs averti le Dauphin. Le chevaucheur que je lui ai dépêché hier devrait être revenu demain, au plus tard après-demain. Nous aurons donc des nouvelles de Paris avant de quitter Sens… Il ne cède pas, le Dauphin ; malgré toutes sortes de manœuvres et pressions qu’on exerce sur lui, il maintient le roi de Navarre en prison… 
  Ce que firent nos gens de France, après l’affaire de Rouen ? D’abord, le roi resta sur place quelques jours, habitant le donjon du Bouvreuil tandis qu’il envoyait son fils loger dans une autre tour du château et qu’il faisait garder Navarre dans une troisième. Il estimait avoir diverses affaires à diligenter. En premier lieu, soumettre Fricamps à la question. « On va fricoter le Friquet. » 
  Cette amusaille, je crois, fut trouvée par Mitton le Fol. Il n’y eut pas à beaucoup chauffer les feux, ni à prendre les grandes tenailles. Aussitôt que Perrinet le Buffle et quatre autres sergents l’eurent entraîné dans une cave et eurent manié quelques outils devant lui, le gouverneur de Caen fit preuve d’un bon vouloir extrême. Il parla, parla, parla, retournant son sac pour en secouer jusqu’à la plus petite miette. Apparemment. Mais comment douter qu’il eût tout dit quand il claquait si bien des dents et montrait tant de zèle pour la vérité ? Et qu’avoua-t-il en fait ? Les noms des participants au meurtre de Charles d’Espagne ? On les savait depuis beau temps, et il n’ajouta aucun coupable à ceux qui avaient reçu, après le traité de Mantes, des lettres de rémission. Mais son récit prit une matinée entière. Les tractations secrètes, en Flandre et en Avignon, entre Charles de Navarre et le duc de Lancastre ? Il n’était plus guère de cour, en Europe, qui les ignorât ; et que lui-même, Fricamps, y eût pris part ajoutait peu à leur contenu. L’assistance de guerre que les rois d’Angleterre et de Navarre s’étaient mutuellement promise ? Les gens les moins fins avaient pu s’en aviser, l’été précédent, en voyant débarquer presque en même temps Charles le Mauvais en Cotentin et le prince de Galles en Bordelais. Ah ! certes, il y avait le traité caché par lequel Navarre reconnaissait le roi Édouard pour roi de France, et dans lequel ils se faisaient partage du royaume ! Fricamps avoua bien qu’un tel accord avait été préparé, ce qui donnait corps aux accusations avancées par Jean d’Artois. Mais le traité n’avait pas été signé ; seulement des préliminaires. 
  Le roi Jean, quand on lui rapporta cette partie de la déposition de Friquet, cria : « Le traître, le traître ! N’avais-je pas raison ? » Le Dauphin lui fit observer : « Mon père, ce projet était antérieur au traité de Valognes, que Charles passa avec vous, et qui dit tout le contraire. Celui donc que Charles a trahi, c’est le roi d’Angleterre plutôt que vous-même. » 
  Et comme le roi Jean hurlait que son gendre trahissait tout le monde : « Certes, mon père, lui répondit le Dauphin, et je commence à m’en convaincre. Mais vous auriez fausse mine en l’accusant d’avoir trahi précisément à votre profit. »   
  Sur l’équipée d’Allemagne, que n’avaient point accomplie Navarre et le Dauphin, Friquet de Fricamps ne tarissait point. Les noms des conjurés, le lieu où ils devaient se rejoindre, et qui était allé dire à qui, et devait faire quoi… Mais tout cela le Dauphin l’avait fait connaître à son père. Un nouveau complot machiné par Monseigneur de Navarre à dessein de se saisir du roi de France et de l’occire ? Ah non, Friquet n’en avait pas ouï le plus petit mot ni décelé le moindre indice. 
  Certes, le comte d’Harcourt… à charger un mort, le suspect ne risque guère ; c’est chose connue en justice… le comte d’Harcourt était fort courroucé ces derniers mois, et avait prononcé des paroles menaçantes ; mais lui seul et pour son propre compte. Comment n’aller pas croire un homme, je vous le répète, si complaisant avec ses questionneurs, qui parlait par six heures d’affilée, sans laisser aux secrétaires le temps de tailler leurs plumes ? 
  Un fameux madré, ce Friquet, tout à fait à l’école de son maître, noyant son monde dans une inondation de paroles et jouant les bavards pour mieux dissimuler ce qu’il lui importait de taire ! De toute manière, pour pouvoir faire usage de ses dires dans un procès, il faudrait recommencer son interrogatoire à Paris, devant une commission d’enquête dûment constituée, car celle-là ne l’était point. En somme, on avait jeté un gros filet pour ramener peu de poisson. 
  Dans les mêmes jours, le roi Jean s’occupait à saisir les places et biens des félons, et il dépêchait son vicomte de Rouen, Thomas Coupeverge, à mettre la main sur les possessions des d’Harcourt, tandis qu’il envoyait le maréchal d’Audrehem investir Évreux. Mais partout Coupeverge tomba sur des occupants peu amènes, et la saisie resta toute nominale. Il lui aurait fallu pouvoir laisser garnison dans chaque château ; mais il n’avait pas emmené assez de gens d’armes. 
  En revanche, le gros corps décapité de Jean d’Harcourt ne demeura pas longtemps exposé au gibet de Rouen. La deuxième nuit, il fut dépendu secrètement par de bons Normands qui lui donnèrent sépulture chrétienne en même temps qu’ils s’offraient l’agrément de narguer le roi. 
  Quant à la ville d’Évreux, il fallut y mettre le siège. Mais elle n’était pas le seul fief des Évreux-Navarre. De Valognes à Meulan, de Longueville à Conches, de Pontoise à Coutances, il y avait de la menace dans les bourgs, et les haies, au long des routes, frémissaient. 
  Le roi Jean ne se sentait guère en sécurité à Rouen. Il était venu avec une troupe assez forte pour assaillir un banquet, non pas pour soutenir une révolte. Il évitait de sortir du château. Ses plus fidèles serviteurs, dont Jean d’Artois lui-même, lui conseillaient de s’éloigner. Sa présence excitait la colère. Un roi qui en vient à avoir peur de son peuple est un pauvre sire dont le règne risque fort d’être abrégé. Jean II décida donc de regagner Paris ; mais il voulut que le Dauphin l’accompagnât. 
  « Vous ne vous soutiendrez plus, Charles, s’il y a tumulte dans votre duché. » 
  Il craignait surtout que son fils ne se montrât trop accommodant avec le parti navarrais. Le Dauphin se plia, réclamant seulement de voyager par l’eau. 
  « J’ai accoutumé, mon père, d’aller de Rouen à Paris par la Seine. Si je faisais autrement, on pourrait croire que je fuis. En outre, nous éloignant lentement, les nouvelles nous joindront plus aisément, et si elles méritaient que je retourne, j’aurais plus de commodité à le faire. » 
  Et voilà donc le roi embarqué sur le grand lin que le duc de Normandie a commandé tout exprès pour son usage, car, ainsi que je vous l’ai dit, il n’aime guère chevaucher. Un grand bateau à fond plat, tout décoré, orné et doré, qui arbore les bannières de France, de Normandie et de Dauphiné, et qui manœuvre à voile et à rames. Le château en est aménagé comme une vraie demeure, avec une belle chambre meublée de tapis et de coffres. Le Dauphin aime d’y deviser avec ses conseillers, d’y jouer aux échecs ou aux dames, ou de contempler le pays de France qui a, le long de cette grande rivière, bien de la beauté. Mais le roi, lui, bouillait de s’en aller à ce train calme. Quelle sotte idée de suivre toutes les courbes de Seine, qui triplent la longueur du chemin, alors qu’il y a des routes qui coupent droit ! Il ne pouvait se supporter sur cet espace restreint qu’il arpentait en dictant une lettre, une seule, toujours la même qu’il reprenait et remodelait sans cesse. Et, à tout moment, de faire accoster, de patauger dans la vase des débarcadères, d’essuyer ses houseaux dans les pâquerettes, et de se faire amener son cheval, qui suivait avec l’escorte le long des berges, pour aller visiter sans raison un château aperçu entre les peupliers. 
  « Et que la lettre soit copiée pour mon retour. » 
  Sa lettre au pape, par laquelle il voulait expliquer les causes et raisons de l’arrestation du roi de Navarre. Y avait-il d’autres affaires au royaume ? On ne l’aurait pas cru. En tout cas aucune qui dût requérir ses soins. La mauvaise rentrée des aides, la nécessité d’affaiblir de nouveau la monnaie, la taxe sur les draps qui causait la colère du négoce, la réparation des forteresses menacées par l’Anglais ; il balayait ces soucis. N’avait-il pas un chancelier, un gouverneur des monnaies, un maître de l’hôtel royal, des maîtres des requêtes et des présidents au Parlement pour y pourvoir ? Que Nicolas Braque, qui était reparti pour Paris, Simon de Bucy ou Robert de Lorris s’emploient à leur besogne. Ils s’y employaient, en effet, grossissant leur fortune en jouant sur le cours des pièces, en étouffant le mauvais procès d’un parent, en favorisant un ami, en mécontentant à jamais telle compagnie marchande, telle ville ou tel diocèse qui jamais ne le pardonneraient au roi. Un souverain qui tantôt prétend veiller à tout, jusqu’aux plus petits règlements de cérémonies, et tantôt ne se soucie plus de rien, fût-ce des plus grandes affaires, n’est pas homme qui conduit son peuple vers de hautes destinées. 
  La nef dauphine était amarrée à Pont-de-l’Arche, le second jour, quand le roi vit arriver le prévôt des marchands de Paris, maître Etienne Marcel, chevauchant à la tête d’une compagnie de cinquante à cent lances sur laquelle flottait la bannière bleu et rouge de la ville. Ces bourgeois étaient mieux équipés que beaucoup de chevaliers. Le roi ne descendit pas du bateau et n’invita pas le prévôt à y monter. Ils se parlèrent de pont à rive, aussi surpris l’un que l’autre de se trouver ainsi face à face. Le prévôt ne s’attendait visiblement pas à rencontrer le roi en ce lieu, et le roi se demandait ce que le prévôt pouvait bien faire en Normandie avec un tel équipage. Il y avait sûrement de l’intrigue navarraise là-dessous. Était-ce une tentative pour délivrer Charles le Mauvais ? La chose semblait bien prompte, une semaine seulement après l’arrestation. Mais enfin, c’était possible. Ou bien le prévôt était-il pièce du complot dénoncé par Jean d’Artois ? La machination alors prenait vraisemblance. 
  « Nous sommes venus vous saluer, Sire », dit tout seulement le prévôt. 
  Le roi, plutôt que de le faire parler un peu, lui répondit tout à trac d’un ton menaçant qu’il avait dû se saisir du roi de Navarre contre lequel il avait de forts griefs, et que tout serait exposé en grande lumière dans la lettre qu’il envoyait au pape. Le roi Jean dit encore qu’il entendait trouver sa ville de Paris en bon ordre, bon calme et bon travail quand il y rentrerait… « Et à présent, messire prévôt, vous pouvez vous en retourner ». 
  Longue route pour petite palabre. Étienne Marcel s’en repartit, sa touffe de barbe noire dressée sur le menton. Et le roi, dès qu’il eut vu la bannière de Paris s’éloigner entre les saules, manda son secrétaire pour modifier une fois encore la lettre au pape… 
  Tiens, à propos… Brunet ? Brunet ! Brunet, appelle à mon rideau dom Calvo… oui, s’il te plaît… 
  dictant quelque chose comme 
  « Et encore, Très Saint-Père, j’ai preuve affirmée que Monseigneur le roi de Navarre a tenté de soulever contre moi les marchands de Paris, en s’abouchant avec leur prévôt qui s’en vint sans ordre vers le pays normand, adjoint d’une si grande compagnie d’hommes d’armes qu’on ne la pouvait point compter, afin d’aider les méchants du parti navarrais à parfaire leur félonie par saisissement de ma personne et de celle du Dauphin mon aîné fils… »   
  La chevauchée de Marcel allait d’ailleurs se grossir d’heure en heure dans sa tête, et bientôt elle compterait cinq cents lances. Et puis il décida de s’éloigner aussitôt de cet amarrage et, faisant extraire Navarre et Fricamps du château de Pont-de-l’Arche, il commanda aux nautoniers de pousser vers Les Andelys. Car le roi de Navarre suivait à cheval, d’étape en étape, entouré d’une épaisse escorte de sergents qui le serraient du plus près et avaient ordre de le poignarder s’il cherchait à fuir ou si venait à se produire quelque tentative pour le délivrer. 
  Il devait toujours rester à vue du bateau. Le soir on l’enfermait dans la tour la plus proche. On l’avait enfermé à Elbeuf, on l’avait enfermé à Pont-de-l’Arche. On allait l’enfermer à Château-Gaillard… oui, à Château-Gaillard, là où sa grand-mère de Bourgogne avait si tôt fini ses jours… oui, à peu près au même âge. 
  Comment supportait-il tout cela, Monseigneur de Navarre ? À vrai dire assez mal. Sans doute, à présent, s’est-il mieux accoutumé à son état de captif, en tout cas depuis qu’il sait le roi de France lui-même prisonnier du roi d’Angleterre et que de ce fait il ne craint plus pour sa vie. Mais dans les premiers temps… 
  Ah ! vous voilà, dom Calvo. Rappelez-moi si dans l’évangile de dimanche prochain il y a le mot lumière ou quelque autre qui en rappelle l’idée… oui, deuxième dimanche de l’Avent. Ce serait bien surprenant de ne l’y pas trouver… ou dans l’épître… Celle de dimanche dernier évidemment… Abjiciamus ergo opera tenebrarum, et induamur arma lucis… Rejetons donc les œuvres de ténèbres et revêtons les armes de lumière… Mais c’était dimanche dernier. Vous non plus, vous ne l’avez pas en tête. Bon, vous me le direz tout à l’heure ; je vous en ai gré… 
  Un renardeau pris au piège, tournant tout affolé dans sa cage, les yeux ardents, le museau brouillé, le corps amaigri, et couinant, et couinant… C’est ainsi qu’il était, notre Monseigneur de Navarre. Mais il faut dire qu’on faisait tout pour l’apeurer. Nicolas Braque avait obtenu sursis à l’exécution en disant qu’il fallait que le roi de Navarre se sentît mourir tous les jours ; ce n’était pas tombé dans oreille sourde. Non seulement le roi Jean avait commandé qu’il fût précisément reclus dans la chambre où était morte Madame Marguerite de Bourgogne, et qu’on le lui fît bien savoir… 
  « C’est la chiennerie de sa gueuse de grand-mère qui a produit cette mauvaise race ; il est le rejeton d’une rejetonne de catin ; il faut qu’il pense qu’il va finir comme elle… » 
  Mais encore, durant les quelques jours qu’il le tint là, il lui fit annoncer maintes fois, et même la nuit, que son trépas était imminent. Charles de Navarre voyait entrer dans son triste séjour le roi des ribauds, ou bien le Buffle ou quelque autre sergent qui lui disait : 
  « Préparez-vous, Monseigneur. Le roi a commandé de monter votre échafaud dans la cour du château. Nous viendrons vous chercher bientôt. » 
  Un moment après, c’était le sergent Lalemant qui paraissait et trouvait Navarre le dos collé au mur, haletant et les yeux affolés. 
  « Le roi a décidé de surseoir ; vous ne serez point exécuté avant demain. » 
  Alors Navarre reprenait souffle et allait s’effondrer sur l’escabelle. Une heure ou deux passaient, puis revenait Perrinet le Buffle. 
  « Le roi ne vous fera point décapiter, Monseigneur. Non… Il veut que vous soyez pendu. Il fait dresser la potence. » 
  Et puis, une fois sonné le salut, c’était le tour du gouverneur du château, Gautier de Riveau. 
  « Me venez-vous chercher, messire gouverneur ?
   — Non, Monseigneur, je viens vous porter votre souper. 
  – A-t-on dressé la potence ? 
  – Quelle potence ? Non, Monseigneur, on n’a point apprêté de potence. 
  – Ni d’échafaud ? 
  – Non, Monseigneur, je n’ai rien vu de tel. » 
  À six reprises déjà, Monseigneur de Navarre avait été décollé, autant de fois pendu ou écartelé à quatre chevaux. Le pire fut peut-être de déposer un soir dans sa chambre un grand sac de chanvre, en lui disant qu’on l’y enfermerait durant la nuit pour aller le jeter en Seine. Le matin suivant, le roi des ribauds vint reprendre le sac, le retourna, vit que Monseigneur de Navarre y avait ménagé un trou, et s’en repartit en souriant. 
  Le roi Jean demandait sans cesse nouvelles du prisonnier. Cela lui faisait prendre patience pendant qu’on ajustait la lettre au pape. Le roi de Navarre mangeait-il ? Non, il touchait fort peu aux repas qu’on lui portait, et son couvert redescendait souvent comme il était monté. Sûrement il craignait le poison. 
  « Alors, il maigrit ? Bonne chose, bonne chose. Faites que ses mets soient amers et malodorants, pour qu’il pense bien qu’on le veut enherber. »             
  Dormait-il ? Mal. Dans le jour, on le trouvait parfois affalé sur la table, la tête dans les bras, et sursautant comme quelqu’un qu’on tire du sommeil. Mais la nuit, on l’entendait marcher sans trêve, tournant dans la chambre ronde… 
  « Comme un renardeau, Sire, comme un renardeau ». 
  Sans doute redoutait-il qu’on vînt l’étrangler, ainsi qu’on en avait fait de sa grand-mère, dans ce même logis. Certains matins, on devinait qu’il avait pleuré. 
  « Ah bien, ah bien, disait le roi. Est-ce qu’il vous parle ? » 
  Oh que certes, il parlait ! Il essayait de nouer discours avec ceux qui pénétraient chez lui. Et il tentait d’entamer chacun par son point faible. Au roi des ribauds, il promettait une montagne d’or s’il l’aidait à s’évader, ou seulement consentait à lui passer des lettres à l’extérieur. Au sergent Perrinet, il proposait de l’emmener avec lui et de le faire son roi des ribauds en Évreux et en Navarre, car il avait remarqué que le Buffle jalousait l’autre. Auprès du gouverneur de la forteresse, qu’il avait jugé soldat loyal, il plaidait l’innocence et l’injustice.   
  « Je ne sais ce qui m’est reproché, car je jure Dieu que je n’ai nourri aucune mauvaise pensée contre le roi, mon cher père, ni rien entrepris pour lui nuire. Il a été abusé sur mon compte par des perfides. On m’a voulu perdre dans son esprit ; mais je supporte toute peine qu’il lui plaît de me faire, car je sais bien que cela ne vient point vraiment de lui. Il est maintes choses dont je pourrais utilement l’instruire pour sa sauvegarde, maints services que je lui peux rendre et ne lui rendrai pas, s’il me fait périr. Allez vers lui, messire gouverneur, allez lui dire qu’il aurait grand avantage à m’entendre. Et si Dieu veut que je rentre en fortune, soyez assuré que j’aurai soin de la vôtre, car je vois que vous m’êtes compatissant autant que vous avez de souci du vrai bien de votre maître. » 
  Tout cela, bien sûr, était rapporté au roi qui aboyait : 
  « Voyez le félon ! Voyez le traître ! » 
  Comme si n’était pas la règle de tout prisonnier de chercher à apitoyer ses geôliers ou les soudoyer. Peut-être même les sergents insistaient-ils un peu sur les offres du roi de Navarre, afin de se faire assez valoir. Le roi Jean leur jetait une bourse d’or, en reconnaissance de leur loyauté. 
  « Ce soir vous feindrez que j’ai commandé qu’on réchauffe sa geôle, et vous allumerez de la paille et du bois mouillé, en bouchant la cheminée, pour le bien enfumer. » 
  Oui, un renardeau piégé, le petit roi de Navarre. Mais le roi de France, lui, était comme un grand chien furieux tournant autour de la cage, un mâtin barbu, l’échine hérissée, grondant, hurlant, montrant les crocs, grattant la poussière sans pouvoir atteindre sa proie à travers les barreaux. Et cela dura ainsi jusque vers le vingt avril, où parurent aux Andelys deux chevaliers normands, assez dignement escortés et qui arboraient à leur pennon les armes de Navarre et d’Évreux. Ils portaient au roi Jean une lettre de Philippe de Navarre, datée de Conches. Fort raide, la lettre. Philippe se disait très courroucé des grands torts et injures causés à son seigneur et frère aîné… 
  « Que vous avez emmené sans loi, droit ni raison. Mais sachez que vous n’avez nul besoin de penser à son héritage ni au nôtre, pour le faire mourir par votre cruauté, car jamais vous n’en tiendrez un pied. De ce jour nous vous défions, vous et toute votre puissance, et nous vous livrerons guerre mortelle, aussi grande que nous pourrons ». 
  Si ce ne sont point tout exactement les mots, en tout cas c’est bien le sens. Les choses y étaient marquées avec toute cette dureté ; et l’intention du défi y était. Et ce qui rendait la lettre plus roide encore, c’est qu’elle était adressée « à Jean de Valois, qui s’écrit roi de France… ». 
  Les deux chevaliers saluèrent et, sans plus longue entrevue, tournèrent leurs chevaux et s’en allèrent comme ils étaient venus. Bien sûr, le roi ne répondit pas à la lettre. Elle était irrecevable, de par sa suscription même. Mais la guerre était ouverte, et l’un des plus grands vassaux ne reconnaissait plus le roi Jean comme souverain légitime. Ce qui signifiait qu’il n’allait pas tarder à reconnaître l’Anglais. On s’attendait qu’une si grosse offense mît le roi Jean dans une rage furieuse. Il surprit son monde par le rire qu’il eut. Un rire un peu forcé. Son père aussi avait ri, et de meilleur cœur, vingt ans plus tôt, quand l’évêque Burghersh, chancelier d’Angleterre, lui avait porté le défi du jeune Édouard III… Le roi Jean commanda qu’on expédiât la lettre au pape sur-le-champ, oui, comme elle était ; d’avoir été tant de fois remaniée, elle ne faisait pas grand sens et ne prouvait rien du tout. En même temps, il ordonna de sortir son gendre de la forteresse. « Je vais le clore au Louvre. » Et, laissant le Dauphin remonter la Seine sur le grand lin doré, lui-même prit la route au galop pour regagner Paris. Où il ne fit rien de bien précieux, cependant que le clan Navarre se rendait fort actif. 
  Ah ! Je ne m’étais pas avisé que vous étiez revenu, dom Calvo… Alors vous avez trouvé… Dans l’évangile… Jésus leur répondit… quoi donc ? Allez raconter à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu. Parlez plus fort, dom Calvo. Avec ce bruit de chevauchée… Les aveugles voient, les boiteux marchent… Oui, oui, j’y suis. Saint Matthieu. Coci vident, claudi ambulant, surdi audiunt, mortui resurgunt, et cætera… Les aveugles voient. Ce n’est pas beaucoup, mais cela me suffira. Il s’agit d’y pouvoir accrocher mon homélie. Vous savez comment je travaille. 

Demain "Quand un roi perd la France" 3ème partie - ch 2 - "La nation d'Angleterre". 

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