lundi 9 septembre 2019

Les rois maudits - tome VI le Lis et le Lion - 1ère partie - Les nouveaux rois - ch 1 - Le mariage de janvier


PREMIÈRE PARTIE 
LES NOUVEAUX ROIS
I
LE MARIAGE DE JANVIER 


 
  De toutes les paroisses de la ville, en deçà comme au-delà de la rivière, de Saint-Denys, de Saint-Cuthbert, de Saint-Martin-cum-Gregory, de Saint-MarySenior et Saint-Mary-Junior, des Shambles, de Tanner Row, de partout, le peuple d’York depuis deux heures montait en files ininterrompues vers le Minster, vers la gigantesque cathédrale, encore inachevée en sa partie occidentale, et qui occupait, haute, allongée, massive, le sommet de la cité. Dans Stonegate et Deangate, les deux rues tortueuses qui aboutissaient au Yard, la foule était bloquée. Les adolescents perchés sur les bornes n’apercevaient que des têtes, rien que des têtes, un foisonnement de têtes, couvrant entièrement l’esplanade. Bourgeois, marchands, matrones aux nombreuses nichées, infirmes sur leurs béquilles, servantes, commis d’artisans, clercs sous leur capuchon, soldats en chemise de mailles, mendiants en guenilles, étaient confondus ainsi que les brindilles d’un foin bottelé. Les voleurs aux doigts agiles faisaient leurs affaires pour l’année. Aux fenêtres en surplomb apparaissaient des grappes de visages. Mais était-ce une lumière de midi que ce demi-jour fumeux et mouillé, cette buée froide, cette nuée cotonneuse qui enveloppait l’énorme édifice et la multitude piétinant dans la boue ? La foule se tassait pour garder sa propre chaleur. 
  24 janvier 1328. Devant Monseigneur William de Melton, archevêque d’York et primat d’Angleterre, le roi Édouard III, qui n’avait pas seize ans, épousait Madame Philippa de Hainaut, sa cousine, qui en avait à peine plus de quatorze. Il ne restait pas une seule place dans la cathédrale réservée aux dignitaires du royaume, aux membres du haut clergé, à ceux du Parlement, aux cinq cents chevaliers invités, aux cent nobles écossais en robes quadrillées venus pour ratifier, par la même occasion, le traité de paix. Tout à l’heure serait célébrée la messe solennelle, chantée par cent vingt chantres. Mais dans l’instant, la première partie de la cérémonie, le mariage proprement dit, se déroulait devant le portail sud, à l’extérieur de l’église et à la vue du peuple, selon le rite ancien et les coutumes particulières à l’archidiocèse d’York.
   La brume marquait de traînées humides les velours rouges du dais dressé contre le porche, se condensait sur les mitres des évêques, collait les fourrures sur les épaules de la famille royale assemblée autour du jeune couple. 
  — Here I take thee, Philippa, to my wedded wife, to have and to hold at bed and at board… Ici, je te prends, Philippa, pour ma femme épousée, pour t’avoir et garder en mon lit et à mon logis… 
  Surgie de ces lèvres tendres, de ce visage imberbe, la voix du roi surprit par sa force, sa netteté et l’intensité de sa vibration. La reine mère Isabelle en fut saisie, et messire Jean de Hainaut, oncle de la mariée, également, et tous les assistants des premiers rangs parmi lesquels les comtes Edmond de Kent et de Norfolk, et le comte de Lancastre au Tors-Col, chef du Conseil de régence et tuteur du roi. 
  — … for fairer for fouler, for better for worse, in sickness and in health… Pour le beau et le laid, le meilleur et le pire, dans la maladie et dans la santé…   
  Les chuchotements dans la foule cessaient progressivement. Le silence s’étendait comme une onde circulaire et la résonance de la jeune voix royale se propageait par-dessus les milliers de têtes, audible presque jusqu’au bout de la place. Le roi prononçait lentement la longue formule du vœu qu’il avait apprise la veille ; mais on eût dit qu’il l’inventait, tant il en détachait les termes, tant il les pensait pour les charger de leur sens le plus profond et le plus grave. C’était comme les mots d’une prière destinée à n’être dite qu’une fois et pour la vie entière. Une âme d’adulte, d’homme sûr de son engagement à la face du Ciel, de prince conscient de son rôle entre son peuple et Dieu, s’exprimait par cette bouche adolescente. Le nouveau roi prenait ses parents, ses proches, ses grands officiers, ses barons, ses prélats, la population d’York et toute l’Angleterre, pour témoins de l’amour qu’il jurait à Madame Philippa. 
   Les prophètes brûlés du zèle de Dieu, les meneurs de nations soutenus d’une conviction unique, savent imposer aux foules la contagion de leur foi. L’amour publiquement affirmé possède aussi cette puissance, provoque cette adhésion de tous à l’émotion d’un seul. Il n’était pas une femme dans l’assistance, et quel que fût son âge, pas une mariée récente, pas une épouse trompée, pas une veuve, pas une pucelle, pas une aïeule, qui ne se sentît en cet instant-là à la place de la nouvelle épousée ; pas un homme qui ne s’identifiât au jeune roi. Édouard III s’unissait à tout ce qu’il y avait de féminin dans son peuple ; et c’était son royaume tout entier qui choisissait Philippa pour compagne. Tous les rêves de la jeunesse, toutes les désillusions de la maturité, tous les regrets de la vieillesse se dirigeaient vers eux comme autant d’offrandes jaillies de chaque cœur. Ce soir, dans les rues sombres, les yeux des fiancés illumineraient la nuit, et même de vieux couples désunis se reprendraient la main après souper. Si depuis le lointain des temps les peuples se pressent aux mariages des princes, c’est pour vivre ainsi par délégation un bonheur qui, d’être exposé si haut, semble parfait. 
  — … till death us do part… jusqu’à ce que la mort nous sépare… 
  Les gorges se nouèrent ; la place exhala un vaste soupir de surprise triste et presque de réprobation. Non, il ne fallait pas parler de mort en cette minute ; il n’était pas possible que ces deux jeunes êtres eussent à subir le sort commun, pas admissible qu’ils fussent mortels. 
  — … and thereto I plight thee my troth… et pour tout ceci je t’engage ma foi. 
  Le jeune roi sentait respirer la multitude, mais ne la regardait pas. Ses yeux bleu pâle, presque gris, aux longs cils pour une fois relevés, ne quittaient pas la petite fille roussote et ronde, empaquetée dans ses velours et ses voiles, à laquelle son vœu s’adressait. Car Madame Philippa ne ressemblait en rien à une princesse de conte, et elle n’était même pas très jolie. Elle présentait les traits grassouillets des Hainaut, un nez court, un cou bref, un visage couvert de taches de son. Elle n’avait pas de grâce particulière dans la tournure, mais au moins elle était simple et ne cherchait pas à affecter une attitude de majesté qui ne lui eût guère convenu. Privée d’ornements royaux, elle eût pu être confondue avec n’importe quelle fille rousse de son âge ; ses semblables se rencontraient par centaines dans toutes les nations du Nord. Et ceci précisément renforçait la tendresse de la foule à son égard. Elle était désignée par le sort et par Dieu, mais non différente, en essence, des femmes sur lesquelles elle allait régner. Toutes les rousses un peu grasses se sentaient promues et honorées. Émue, elle-même, à en trembler, elle plissait les paupières comme si elle ne pouvait soutenir l’intensité du regard de son époux. Tout ce qui lui advenait était trop beau. Tant de couronnes autour d’elle, tant de mitres, et ces chevaliers et ces dames qu’elle apercevait à l’intérieur de la cathédrale, rangés derrière les cierges comme les élus en Paradis, et tout ce peuple autour… Reine, elle allait être reine, et choisie par amour ! Ah ! combien elle allait le choyer, le servir, l’adorer, ce joli prince blond, aux longs cils, aux mains fines, arrivé par miracle vingt mois auparavant à Valenciennes, accompagnant une mère en exil qui venait quérir aide et refuge ! Leurs parents les avaient envoyés jouer dans le verger, avec les autres enfants ; il s’était épris d’elle, et elle de lui. À présent il était roi et ne l’avait pas oubliée. Avec quel bonheur elle lui vouait sa vie ! Elle craignait seulement de n’être pas assez belle pour lui plaire toujours, ni assez instruite pour le pouvoir bien seconder. 
  — Offrez, Madame, votre main droite, lui dit l’archevêque-primat. 
  Aussitôt, Philippa tendit hors de la manche de velours une petite main potelée, et la présenta fermement, paume en avant et doigts ouverts. Édouard eut un regard émerveillé pour cette étoile rose qui se donnait à lui. L’archevêque prit, sur un plateau tenu par un second prélat, l’anneau d’or plat, incrusté de rubis, qu’il venait de bénir, et le remit au roi. L’anneau était mouillé, comme tout ce qu’on touchait dans cette brume. Puis l’archevêque, doucement, rapprocha les mains des époux. 
  — Au nom du Père, prononça Édouard en posant l’anneau, sans l’engager, sur l’extrémité du pouce de Philippa. Au nom du Fils… du Saint-Esprit… dit-il en répétant le geste sur l’index, puis sur le médius.         
  Enfin il glissa la bague au quatrième doigt en disant : 
  — Amen ! 
  Elle était sa femme. Comme toute mère qui marie son fils, la reine Isabelle avait les larmes aux yeux. Elle s’efforçait de prier Dieu d’accorder à son enfant toutes les félicités, mais pensait surtout à elle-même, et souffrait. Les jours écoulés l’avaient amenée à ce point où elle cessait d’être la première dans le cœur de son fils et dans sa maison. Non, certes, qu’elle eût, ni pour l’autorité sur la cour, ni pour la comparaison de beauté, grand-chose à redouter de cette petite pyramide de velours et de broderies que le destin lui allouait comme belle-fille. Droite, mince et dorée, avec ses belles tresses relevées de chaque côté du visage clair, Isabelle à trente-six ans en paraissait à peine trente. Son miroir longuement consulté le matin même, tandis qu’elle coiffait sa couronne pour la cérémonie, l’avait rassurée. Et pourtant, à partir de ce jour, elle cessait d’être la reine tout court pour devenir la reine-mère. Comment cela s’était-il fait si vite ? Comment vingt ans de vie, et traversés de tant d’orages, s’étaient-ils dissous de la sorte ? Elle pensait à son propre mariage, il y avait tout juste vingt ans, une fin de janvier comme aujourd’hui, et dans la brume également, à Boulogne en France. Elle aussi s’était mariée en croyant au bonheur, elle aussi avait prononcé ses vœux d’épousailles du plus profond de son cœur. Savait-elle alors à qui on l’unissait, pour satisfaire aux intérêts des royaumes ? Savait-elle qu’en paiement de l’amour et du dévouement qu’elle apportait, elle ne recevrait qu’humiliations, haine et mépris, qu’elle se verrait supplantée dans la couche de son époux non pas même par des maîtresses mais par des hommes avides et scandaleux, que sa dot serait pillée, ses biens confisqués, qu’elle devrait fuir en exil pour sauver sa vie menacée et lever une armée pour abattre celui-là même qui lui avait glissé au doigt l’anneau nuptial ? Ah ! la jeune Philippa avait bien de la chance, elle qui était non seulement épousée mais aimée ! Seules les premières unions peuvent être pleinement pures et pleinement heureuses. Rien ne les remplace, si elles sont manquées. Les secondes amours n’atteignent jamais à cette perfection limpide ; même solides jusqu’à ressembler au roc, il court dans leur marbre des veines d’une autre couleur qui sont comme le sang séché du passé. 
  La reine Isabelle tourna les yeux vers Roger Mortimer, baron de Wigmore, son amant, l’homme qui, grâce à elle autant qu’à lui-même, gouvernait en maître l’Angleterre au nom du jeune roi. Sourcils joints, les traits sévères, les bras croisés sur son manteau somptueux, il la regardait, dans la même seconde, sans bonté. « Il devine ce que je pense, se dit-elle. Mais quel homme est-il donc pour donner l’impression qu’on commet une faute dès qu’on cesse un moment de ne songer qu’à lui ? » Elle connaissait son caractère ombrageux, et lui sourit pour l’apaiser. Que voulait-il de plus que ce qu’il possédait ? Ils vivaient comme s’ils eussent été époux et femme, bien qu’elle fût reine, bien qu’il fût marié, et le royaume assistait à leurs publiques amours. Elle avait agi de sorte qu’il eût le contrôle entier du pouvoir. Mortimer nommait ses créatures à tous les emplois ; il s’était fait donner tous les fiefs des anciens favoris d’Édouard II et le Conseil de régence ne faisait qu’entériner ses volontés. Mortimer avait même obtenu qu’elle consentît à l’exécution de son conjoint déchu. Elle savait qu’à cause de lui certains à présent l’appelaient la Louve de France ! Pouvait-il empêcher qu’elle pensât, un jour de noces, à son époux assassiné, surtout lorsque l’exécuteur était là, en la personne de John Maltravers, promu récemment sénéchal d’Angleterre, et dont la longue face sinistre apparaissait parmi celles des premiers seigneurs, comme pour rappeler le crime ? 
  Isabelle n’était pas la seule que cette présence indisposât. John Maltravers, gendre de Mortimer, avait été le gardien du roi déchu ; sa soudaine élévation à la charge de sénéchal dénonçait trop clairement les services dont on l’avait ainsi payé. Officiellement, Édouard II était décédé par trépas naturel. Mais qui donc, à la cour, acceptait cette fable ? Le comte de Kent, le demi-frère du mort, se pencha vers son cousin Henry Tors-Col et lui chuchota : 
  — Il semble que le régicide, à présent, donne droit de se pousser au rang de la famille. 
  Edmond de Kent grelottait. Il trouvait la cérémonie trop longue, le rituel d’York trop compliqué. Pourquoi n’avoir pas célébré le mariage dans la chapelle de la tour de Londres, ou de quelque château royal, au lieu d’en faire une occasion de kermesse populaire ? La foule lui causait un malaise. Et la vue de Maltravers, de surcroît… N’était-il pas indécent que l’homme qui avait expédié le père fût présent, en si belle place, aux noces du fils ? Tors-Col, la tête couchée sur l’épaule droite, infirmité à laquelle il devait son surnom, murmura :   
  — C’est par le péché qu’on entre le plus aisément dans notre maison. Notre ami, le premier, nous en offre la preuve. 
  Ce « notre ami » désignait Mortimer envers qui les sentiments des Anglais étaient bien changés depuis qu’il avait débarqué, dix-huit mois plus tôt, commandant l’armée de la reine et accueilli en libérateur. 
  « Après tout, la main qui obéit n’est pas plus laide que la tête qui commande, pensait Tors-Col. Et Mortimer est plus coupable assurément, et Isabelle avec lui, que Maltravers. Mais nous sommes tous un peu coupables ; nous avons tous pesé sur le fer lorsque nous avons destitué Édouard II. Cela ne pouvait finir autrement. » 
  Cependant l’archevêque présentait au jeune roi trois pièces d’or frappées sur leur face aux armes d’Angleterre et de Hainaut, et chargées au revers d’un semis de roses, les fleurs emblématiques du bonheur conjugal. Ces pièces étaient les deniers pour épouser, symbole du douaire en revenus, terres et châteaux que le marié constituait à sa femme. Les donations avaient été bien écrites et précisées, ce qui rassurait un peu messire Jean de Hainaut, l’oncle, auquel on devait toujours quinze mille livres pour la solde de ses chevaliers pendant la campagne d’Ecosse. 
  — Prosternez-vous, Madame, aux pieds de votre époux, pour recevoir les deniers, dit l’archevêque à la mariée. 
  Tous les habitants d’York attendaient cet instant, curieux de savoir si leur rituel local serait respecté jusqu’au bout, si ce qui valait pour toute sujette valait aussi pour une reine. Or nul n’avait prévu que Madame Philippa, non seulement s’agenouillerait, mais encore, dans un élan d’amour et de gratitude, enserrerait à deux bras les jambes de son époux, et baiserait les genoux de celui qui la faisait reine. Elle était donc, cette ronde Flamande, capable d’inventer sous l’impulsion du cœur. La foule lui adressa une immense ovation. 
  — Je crois qu’ils seront bien heureux, dit Tors-Col à Jean de Hainaut. 
  — Le peuple va l’aimer, dit Isabelle à Mortimer qui venait de s’approcher d’elle. 
  La reine mère ressentait comme une blessure ; cette ovation n’était pas pour elle. « C’est Philippa la reine à présent, pensait-elle. Mon temps ici est achevé. Oui, mais maintenant, peut-être, je vais avoir la France… » Car un chevaucheur à la fleur de lis, une semaine plus tôt, avait galopé jusqu’à York pour lui apprendre que son dernier frère, le roi Charles IV de France, se mourait. 

Demain "le lis et le lion" 1ère partie ch 2 "travaux pour une couronne" 

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