dimanche 15 septembre 2019

Les rois maudits - Le lis et le lion - ch 6 - L'hommage et le parjure


VI
L’HOMMAGE ET LE PARJURE



  « Fils de roi ne saurait s’agenouiller devant fils de comte ! » Cette formule, c’était un souverain de seize ans qui, tout seul, l’avait trouvée et imposée à ses conseillers pour qu’eux-mêmes l’imposassent aux légistes de France. 
  — Voyons, Monseigneur Orleton, avait dit le jeune Édouard III en arrivant à Amiens ; l’an passé vous étiez ici pour soutenir que j’avais plus de droits au trône de France que mon cousin Valois, et vous accepteriez à présent que je me jette à terre devant lui ? 
  Peut-être parce qu’il avait souffert, pendant son enfance, d’assister aux désordres dus à l’indécision et à la faiblesse de son père, Édouard III, pour la première fois qu’il était livré à lui-même, voulait qu’on revînt à des principes clairs et sains. Et pendant ces six jours passés à Amiens, il avait tout fait remettre en cause. 
  — Mais Lord Mortimer tient beaucoup à la paix avec la France, disait John Maltravers. 
  — My Lord sénéchal, l’interrompait Édouard, vous êtes ici pour me garder, je pense, non pour me commander. 
  Il éprouvait une aversion mal déguisée pour le baron à longue figure qui avait été le geôlier et, bien certainement, l’assassin d’Édouard II. D’avoir à subir la surveillance et même, pour mieux dire, l’espionnage de Maltravers, indisposait fort le jeune souverain, qui reprenait : 
  — Lord Mortimer est notre grand ami, mais il n’est pas le roi, et ce n’est point lui qui va rendre l’hommage. Et le comte de Lancastre qui préside au Conseil de régence, et seul de ce fait peut prendre décisions en mon nom, ne m’a point instruit, avant mon départ, de rendre indistinctement n’importe quelle sorte d’hommage. Je ne rendrai point l’hommage-lige. 
  L’évêque de Lincoln, Henry de Burghersh, chancelier d’Angleterre, lui aussi du parti Mortimer, mais moins inféodé que ne l’était Maltravers et de plus brillant esprit, ne pouvait, en dépit du tracas causé, qu’approuver ce souci du jeune roi de défendre sa dignité, en même temps que les intérêts de son royaume. Car non seulement l’hommage-lige obligeait le vassal à se présenter sans armes ni couronne, mais encore il impliquait, par le serment prononcé à genoux, que le vassal devenait, par premier devoir, l’homme de son suzerain. 
  — Par premier devoir, insistait Édouard. Adonc, mes Lords, s’il survenait, tandis que nous avons guerre en Ecosse, que le roi de France me veuille requérir pour sa guerre à lui, en Flandre, en Lombardie ou ailleurs, je devrais tout quitter pour venir le joindre, faute de quoi il aurait droit de saisir mon duché. Cela ne se peut. 
  Un des barons de l’escorte, Lord Montaigu, fut saisi d’une grande admiration pour un prince qui faisait montre d’une sagesse si précoce, et d’une non moins précoce fermeté. Montaigu avait vingt-huit ans. 
  — Je pense que nous allons avoir un bon roi, déclarait-il. J’ai plaisir à le servir. 
  Désormais on le vit toujours auprès d’Édouard III, lui fournissant conseil et appui. Et finalement le roi de seize ans l’avait emporté. Les conseillers de Philippe de Valois, eux aussi, voulaient la paix et surtout qu’on en finît de ces discussions. L’essentiel n’était-il pas que le roi d’Angleterre fût venu ? On n’avait pas assemblé le royaume et la moitié de l’Europe pour que l’entrevue se soldât par un échec. 
  — Soit, qu’il rende l’hommage simple, avait dit Philippe VI à son chancelier, comme s’il ne s’était agi que de régler une figure de danse ou une entrée en tournoi. Je lui donne raison ; à sa place, je ferais sans doute de même. 
  C’est pourquoi, dans la cathédrale emplie de seigneurs jusqu’au plus profond des chapelles latérales, Édouard III s’avançait à présent, l’épée au flanc, le manteau brodé de lions tombant à longs plis de ses épaules, et ses cils blonds baissés sous la couronne. L’émotion ajoutait à la pâleur habituelle de son visage. Son extrême jeunesse était plus frappante sous ces lourds ornements. Il y eut un moment où toutes les femmes dans l’assistance, le cœur étreint de tendresse, furent amoureuses de lui. Deux évêques et dix barons le suivaient. 
  Le roi de France, en manteau semé de lis, était assis dans le chœur, un peu plus haut que les autres rois, reines et princes souverains qui l’entouraient et formaient comme une pyramide de couronnes. Il se leva, majestueux et courtois, pour accueillir son vassal qui s’arrêta à trois pas de lui. Un grand rai de soleil, traversant les vitraux, venait les toucher comme une épée céleste. Messire Miles de Noyers, chambellan, maître au Parlement et maître à la Chambre aux deniers, se détacha des pairs et grands officiers et se plaça entre les deux souverains. 
  C’était un homme d’une soixantaine d’années, au visage sérieux, et que ni son office ni ses vêtements d’apparat ne semblaient impressionner. D’une voix forte et bien posée, il dit : 
  — Sire Édouard, le roi notre maître et puissant seigneur n’entend point vous recevoir ici pour toutes les choses qu’il tient et se doit de tenir en Gascogne et en Agenais, comme les tenait et devait tenir le roi Charles IV, et qui ne sont point contenues dans l’hommage. 
  Alors Henri de Burghersh, chancelier d’Édouard, s’approcha pour faire pendant à Miles de Noyers et répondit : 
  — Sire Philippe, notre maître et seigneur le roi d’Angleterre, ou tout autre pour lui et par lui, n’entend renoncer à nul droit qu’il doit avoir en la duché de Guyenne et ses appartenances, et entend qu’aucun droit nouveau ne soit, par cet hommage, acquis au roi de France. 
  Telles étaient les formules de compromis, ambiguës à souhait, sur lesquelles on s’était mis d’accord, et qui, ne précisant rien, ne réglaient rien. Chaque mot comportait un sous-entendu. Du côté français, on voulait signifier que les terres de confins, saisies sous le règne précédent pendant la campagne commandée par Charles de Valois, resteraient directement rattachées à la couronne de France. Ce n’était que la confirmation d’un état de fait. Pour l’Angleterre, les termes « tout autre pour lui et par lui » étaient une allusion à la minorité du roi et à l’existence du Conseil de régence ; mais le « par lui » pouvait également concerner, dans l’avenir, les attributions du sénéchal en Guyenne, ou de tout autre lieutenant royal. Quant à l’expression « aucun droit nouveau », elle constituait un entérinement des droits acquis jusqu’à ce jour, c’est-à-dire y compris le traité de 1327. Mais ce n’était pas dit explicitement. 
  Ces déclarations, comme celles généralement de tous traités de paix ou d’alliance depuis le début des âges et entre toutes nations, dépendaient entièrement pour leur application du bon ou du mauvais vouloir des gouvernements. Pour l’heure, la présence des deux princes face à face témoignait d’un désir réciproque de vivre en bonne harmonie. 
  Le chancelier Burghersh déroula un parchemin où pendait le sceau d’Angleterre et lut, au nom du vassal : 
  — « Sire, je deviens votre homme de la duché de Guyenne et de ses appartenances que je clame tenir de vous comme duc de Guyenne et pair de France, selon la forme des paix faites entre vos devanciers et les nôtres, et selon ce que nous et nos ancêtres, rois d’Angleterre et ducs de Guyenne, avons fait pour la même duché envers vos devanciers, rois de France. » 
  Et l’évêque tendit à Miles de Noyers la cédule qu’il venait de lire, et dont la rédaction était fort écourtée par rapport à l’hommage-lige. Miles de Noyers dit alors en réponse : 
  — Sire, vous devenez homme du roi de France, mon seigneur, pour la duché de Guyenne et ses appartenances que vous reconnaissez tenir de lui, comme duc de Guyenne et pair de France, selon la forme des paix faites entre ses devanciers, rois de France, et les vôtres, et selon ce que vous et vos ancêtres, rois d’Angleterre et ducs de Guyenne, avez fait pour la même duché envers ses devanciers, rois de France. 
  Tout cela pourrait fournir belle matière à procédure le jour qu’on cesserait d’être d’accord. Édouard III dit alors : 
  — En vérité. 
  Miles de Noyers confirma par ces mots : 
  — Le roi notre Sire vous reçoit, sauves ses protestations et retenues dessus dites. Édouard franchit les trois pas qui le séparaient de son suzerain, se déganta, remit ses gants à Lord Montaigu, et, tendant ses mains fines et blanches, les posa dans les larges paumes du roi de France. Puis les deux rois échangèrent un baiser de bouche. On s’aperçut alors que Philippe VI n’avait pas à beaucoup se pencher pour atteindre le visage de son jeune cousin. La différence entre eux était surtout de corpulence. Le roi d’Angleterre, qui avait encore à grandir, serait sûrement lui aussi de belle taille. 
  Les cloches se remirent à sonner dans la plus haute tour. Et chacun se sentait content. Pairs et dignitaires s’adressaient des hochements de tête satisfaits. Le roi Jean de Bohême, sa belle barbe châtaine étalée sur la poitrine, avait une attitude noblement rêveuse. Le comte Guillaume le Bon et son frère Jean de Hainaut échangeaient des sourires avec les seigneurs anglais. 
  Une bonne chose, en vérité, se trouvait accomplie. Pourquoi se disputer, s’aigrir, se menacer, porter plainte devant les Parlements, confisquer les fiefs, assiéger les villes, se battre méchamment, dépenser or, fatigue et sang de chevaliers, quand, avec un peu de bon vouloir, chacun mettant du sien, on pouvait si bien s’accorder ? 
  Le roi d’Angleterre avait pris place sur le trône préparé pour lui, un peu au-dessous de celui du roi de France. Il ne restait plus qu’à entendre messe. Pourtant Philippe VI paraissait attendre quelque chose encore et, tournant la tête vers ses pairs, cherchait du regard Robert d’Artois dont la couronne dépassait de haut toutes les autres. Robert avait les yeux mi-clos. Il essuyait de son gant rouge la sueur qui lui coulait des tempes, encore qu’il fit dans la cathédrale une bienfaisante fraîcheur. Mais le cœur lui battait vite en cet instant. Et n’ayant pas pris garde que son gant déteignait, il avait comme une traînée de sang sur la joue. 
  Brusquement il se leva de sa stalle. Sa décision était prise. 
  — Sire, s’écria-t-il en s’arrêtant devant le trône de Philippe, puisque tous vos vassaux sont ici assemblés… 
  Miles et Noyers et l’évêque Burghersh, quelques instants auparavant, avaient parlé à voix ferme et claire, audible dans tout l’édifice. Or on eut l’impression, quand Robert ouvrit la bouche que des oisillons avaient gazouillé avant lui. 
  — … et puisqu’à tous vous devez votre justice, continua-t-il, justice je viens vous demander. 
  — Monseigneur de Beaumont, mon cousin, par qui vous a-t-il été fait tort ? demanda gravement Philippe VI. 
  — Il m’a été fait tort, Sire, par votre vassale dame Mahaut de Bourgogne qui tient indûment, par cautèle et félonie, les titres et possessions de la comté d’Artois qui me reviennent par droits de mes pères. 
  On entendit alors une voix presque aussi forte s’écrier : 
  — Allons, cela devait bien arriver ! 
  C’était Mahaut d’Artois qui venait de parler. Il y avait eu quelques mouvements de surprise dans l’assistance, mais non de stupeur. Robert agissait comme le comte de Flandre l’avait fait le jour du sacre. Il semblait que l’usage s’établît à présent, quand un pair se jugeait lésé, qu’il exprimât sa plainte en ces sortes d’occasions solennelles, et avec, visiblement, l’accord préalable du roi. Le duc Eudes de Bourgogne interrogeait du regard sa sœur la reine de France, laquelle lui répondait de même, et par geste des mains ouvertes, pour lui faire comprendre qu’elle était la première étonnée et ne se trouvait au courant de rien. 
  — Mon cousin, dit Philippe, pouvez-vous produire pièces et témoignages pour certifier votre droit ? 
  — Je le puis, dit fermement Robert. 
  — Il ne le peut, il ment ! s’écria Mahaut qui quitta les stalles et vint rejoindre son neveu devant le roi. 
  Comme ils se ressemblaient, Robert et Mahaut, sous leurs couronnes et leurs manteaux identiques, animés de la même fureur, et le sang affluant à leurs encolures de taureau ! Mahaut portait, elle aussi, le long de son flanc de géante guerrière, le grand glaive de pair de France à garde d’or. Mère et fils, ils eussent sans doute moins sûrement montré l’évidence de leur parenté. 
  — Ma tante, dit Robert, niez-vous donc que le traité de mariage du noble comte Philippe d’Artois, mon père, me faisait, moi, son premier hoir à naître, héritier de l’Artois, et que vous avez profité de mon enfance, quand mon père fut mort, pour me dépouiller ? 
  — Je nie tout ce que vous dites, méchant neveu qui me voulez honnir. 
  — Niez-vous qu’il y ait eu traité de mariage ? 
  — Je le nie ! hurla Mahaut. 
  Alors un vaste murmure de réprobation s’éleva de l’assistance, et même on entendit distinctement le vieux comte de Bouville, ancien chambellan de Philippe le Bel, pousser un « Oh ! » scandalisé. Sans que chacun eût les mêmes raisons que Bouville, curateur au ventre de la reine Clémence lors de la naissance de Jean I er le Posthume, de connaître les capacités de Mahaut dans le mensonge et son aplomb dans le crime, il était flagrant qu’elle niait l’évidence. Un mariage entre un fils d’Artois, prince à la fleur de lis, et une fille de Bretagne n’avait pu se conclure sans un contrat ratifié par les pairs de l’époque et par le roi. Le duc Jean de Bretagne le disait à ses voisins. Cette fois Mahaut passait les bornes. Qu’elle continuât, comme elle l’avait fait dans ses deux procès, d’exciper de la vieille coutume d’Artois, laquelle jouait en sa faveur par suite du décès prématuré de son frère, soit ! mais non de nier qu’il y ait eu contrat. Elle confirmait tous les soupçons, et d’abord celui d’avoir fait disparaître les pièces. Philippe VI s’adressa à l’évêque d’Amiens. 
  — Monseigneur, veuillez porter jusqu’à nous les Saints évangiles et les présenter au plaignant… 
  Il prit un temps et ajouta : 
  — … ainsi qu’à la défenderesse. 
  Et quand ce fut fait : 
  — Acceptez-vous l’un comme l’autre, mon cousin, ma cousine, d’assurer vos dires par serment prononcé sur les Très Saints Évangiles de la Foi, par-devant nous, votre suzerain, et les rois nos parents, et tous vos pairs ici assemblés ? 
  Il était vraiment majestueux, Philippe, en prononçant cela, et son fils, le jeune prince Jean, âgé de dix ans, le considérait les yeux écarquillés, le menton un peu pendant, avec une admiration éperdue. Mais la reine de France, Jeanne la Boiteuse, avait un mauvais pli cruel de chaque côté de la bouche, et ses doigts tremblaient. 
  La fille de Mahaut, Jeanne la Veuve, l’épouse de Philippe le Long, mince et sèche, était devenue aussi blanche de visage que sa blanche robe de reine douairière. Et blême aussi, la petite-fille de Mahaut, la jeune duchesse de Bourgogne, tout comme le duc Eudes, son époux. On eût dit qu’ils allaient s’élancer pour retenir Mahaut de jurer. Toutes les têtes se tendaient, dans un grand silence. 
  — J’accepte ! dirent d’une même voix et Mahaut et Robert. 
  — Dégantez-vous, leur dit l’évêque d’Amiens. Mahaut portait des gants verts, que la chaleur avait également fait déteindre. Si bien que les deux mains énormes qui se tendirent au-dessus du Saint Livre étaient l’une rouge comme le sang et l’autre verte comme le fiel. 
  — Je jure, prononça Robert, que la comté d’Artois est mienne et que je produirai lettres et témoignages qui établiront mes droits et possessions. 
  — Mon beau neveu, s’écria Mahaut, osez-vous jurer que telles lettres vous les avez jamais vues ou possédées ? 
  Yeux gris dans yeux gris, mentons carrés chargés de graisse, et presque visage contre visage, ils se défiaient. « Gueuse, pensa Robert, c’est donc bien toi qui les as volées. » Et comme, en de telles circonstances, il faut être déterminé, il répondit clairement : 
  — Oui, je le jure. Mais vous, ma belle tante, osez-vous jurer que telles lettres n’ont point existé, et que vous n’en avez jamais eu connaissance ni possession en vos mains ? 
  — J’en fais serment, répondit-elle avec une égale détermination et en regardant Robert avec une égale haine. 
  Aucun d’eux n’avait pu vraiment marquer un point sur l’autre. La balance demeurait immobile, avec, dans chaque plateau, le poids du faux serment qu’ils s’étaient obligés mutuellement à prononcer. 
  — Dès demain, commissaires seront nommés pour mener enquête et éclairer ma justice. Qui a menti sera châtié par Dieu ; qui a dit vrai sera établi dans son droit, dit Philippe en faisant signe à l’évêque d’emporter l’Évangile. 
  Dieu n’est pas obligé d’intervenir directement pour punir le parjure, et le Ciel peut rester muet. Les mauvaises âmes recèlent en elles-mêmes la suffisante semence de leur propre malheur.

Demain "Le lis et le lion" 2éme partie "Les jeux du diable"- ch 1 - "Les témoins"

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire