vendredi 13 septembre 2019

Les rois maudits - Le lis et le lion - ch 4 - Le roi trouvé 2ème partie


IV
Le roi trouvé 2ème partie



  Cet automne-là, vers le milieu du mois d’octobre, Madame Clémence de Hongrie, la reine à la mauvaise fortune qui avait été la seconde épouse de Louis Hutin, mourut à trente-cinq ans, en l’ancien hôtel du Temple, sa demeure. Elle laissait tant de dettes qu’une semaine après sa mort tout ce qu’elle possédait, bagues, couronnes, joyaux, meubles, linge, orfèvrerie, et jusqu’aux ustensiles de cuisine, fut mis aux enchères sur la demande des prêteurs italiens, les Bardi et les Tolomei. 
  Le vieux Spinello Tolomei, traînant la jambe, poussant le ventre, un œil ouvert et l’autre clos, fut à cette vente où six orfèvres-priseurs, commis par le roi, firent les estimations. Et tout fut dispersé de ce qui avait été donné à la reine Clémence en une année de précaire bonheur. Quatre jours durant on entendit les priseurs, Simon de Clokettes, Jean Pascon, Pierre de Besançon et Jean de Lille, crier : 
  — Un bon chapeau d’or , auquel il y a quatre gros rubis balais, quatre grosses émeraudes, seize petits balais, seize petites émeraudes et huit rubis d’Alexandrie, prisé six cents livres. Vendu au roi ! 
  — Un doigt, où il y a quatre saphirs dont trois carrés et un cabochon, prisé quarante livres. Vendu au roi ! 
  — Un doigt, où il y a six rubis d’Orient, trois émeraudes carrées et trois diamants d’émeraude, prisé deux cents livres. Vendu au roi ! 
  — Une écuelle de vermeil, vingt-cinq hanaps, deux plateaux, un bassin, prisés deux cents livres. Vendus à Monseigneur d’Artois, comte de Beaumont ! 
  — Douze hanaps en vermeil émaillé aux armes de France et de Hongrie, une grande salière en vermeil portée par quatre babouins, le tout pour quatre cent quinze livres. Vendus à Monseigneur d’Artois, comte de Beaumont ! 
  — Une boursette brodée d’or, semée de perles et de doubles, et dedans la bourse il y a un saphir d’Orient. Prisée seize livres. Vendue au roi ! 
  La compagnie des Bardi acheta la pièce la plus chère : une bague portant le plus gros rubis de Clémence de Hongrie et estimée mille livres. Ils n’avaient pas à la payer, puisque cela viendrait en diminution de leurs créances, et ils étaient sûrs de pouvoir la revendre au pape lequel, autrefois leur débiteur, disposait maintenant d’une fabuleuse richesse. 
  Robert d’Artois, comme pour prouver que les hanaps et autres services à boire n’étaient pas son seul souci, acquit encore une bible en français, pour trente livres. Les habits de chapelle, tuniques, dalmatiques, furent achetés par l’évêque de Chartres. Un orfèvre, Guillaume le Flament, eut à bon compte le couvert en or de la reine défunte. Des chevaux de l’écurie, on tira six cent quatre-vingt-douze livres. Le char de Madame Clémence et le char de ses demoiselles suivantes furent mis aussi à l’encan. 
  Et quand tout fut enlevé de l’hôtel du Temple, on eut le sentiment de fermer une maison maudite. Il semblait vraiment cette année-là que le passé s’éteignait, comme de lui-même, pour faire place nette au nouveau règne. 
  L’évêque d’Arras, Thierry d’Hirson, chancelier de la comtesse Mahaut, mourut au mois de novembre. Il avait été pendant trente ans le conseiller de la comtesse, un peu son amant aussi, et son serviteur en toutes ses intrigues. La solitude s’installait autour de Mahaut. Robert d’Artois fit nommer au diocèse d’Arras un ecclésiastique du parti Valois, Pierre Roger. Tout était défavorable à Mahaut, tout se montrait favorable à Robert dont le crédit ne cessait de grandir, et qui accédait aux suprêmes honneurs. Au mois de janvier 1329, Philippe VI érigeait en pairie le comté de Beaumont-le-Roger ; Robert devenait pair du royaume. Le roi d’Angleterre tardant à rendre son hommage, on décida de saisir à nouveau le duché de Guyenne. Mais avant de mettre la menace à exécution armée, Robert d’Artois fut envoyé en Avignon pour obtenir l’intervention du pape Jean XXII. 
  Robert passa, au bord du Rhône, deux semaines enchanteresses. Car Avignon, où tout l’or de la chrétienté affluait, était, pour qui aimait la table, le jeu et les belles courtisanes, une ville d’agrément sans égal, sous un pape octogénaire et ascète, retrait dans les problèmes d’administration financière, de politique et de théologie. 
  Le nouveau pair de France eut plusieurs audiences du Saint-Père ; un festin fut donné en son honneur au château pontifical, et il s’entretint doctement avec nombre de cardinaux. Mais, fidèle aux goûts de sa tumultueuse jeunesse, il eut rapport aussi avec des gens de plus douteux aloi. Où qu’il fût, Robert attirait à lui, et sans prendre aucune peine, la fille légère, le mauvais garçon, l’échappé de justice. N’eût-il existé dans la ville qu’un seul receleur, il le découvrait dans le quart d’heure. Le moine chassé de son ordre pour quelque gros scandale, le clerc accusé de larcin ou de faux serments piétinaient dans son antichambre pour quêter son appui. 
  Dans les rues, il était souvent salué par des passants de basse mine dont il cherchait vainement à se rappeler en quel bordel de quelle ville il les avait autrefois rencontrés. Il inspirait confiance à la truanderie, c’était un fait, et qu’il fût à présent le second prince du royaume français n’y changeait rien. 
  Son vieux valet Lormet le Dolois, trop âgé à présent pour les longs voyages, ne l’accompagnait pas. Un gaillard plus jeune, mais formé à pareille école, Gillet de Nelle, emplissait le même rôle et se chargeait des mêmes besognes. Ce fut Gillet qui rabattit sur Monseigneur Robert un certain Maciot l’Allemant, sergent d’armes sans emploi, mais prêt à tout faire, et qui était originaire d’Arras. Ce Maciot avait bien connu l’évêque Thierry d’Hirson. Or l’évêque Thierry, en ses dernières années, avait une amie de cœur et de couche, une certaine Jeanne de Divion, de vingt bonnes années plus jeune que lui, et qui se plaignait assez haut maintenant des ennuis que lui causait la comtesse Mahaut, depuis la mort de l’évêque. Si Monseigneur voulait entendre cette dame de Divion… Robert d’Artois constata, une fois de plus, qu’on s’instruit beaucoup auprès des gens de petite réputation. Certes, les mains du sergent Maciot n’étaient pas celles auxquelles on eût pu confier le plus sûrement sa bourse ; mais l’homme savait de fort intéressantes choses. Vêtu de neuf, et remonté d’un cheval bien gras, il fut expédié vers le nord. 
  Rentré à Paris au mois de mars, Robert se frottait les mains et affirmait que du nouveau allait se produire en Artois. Il parlait d’actes royaux dérobés jadis par l’évêque Thierry, pour le compte de Mahaut. Une femme au visage encapuchonné passa plusieurs fois la porte de son cabinet, et il eut avec elle de longues conférences secrètes. On le voyait de semaine en semaine plus confiant, plus joyeux, et annonçant avec plus de certitude la prochaine confusion de ses ennemis. 
  Au mois d’avril, la cour d’Angleterre, cédant aux recommandations du pape, envoyait de nouveau à Paris l’évêque Orleton, avec une suite de soixante-douze personnes, seigneurs, prélats, docteurs, clercs et valets, pour négocier la formule d’hommage. C’était un vrai traité qu’on se disposait à conclure. Les affaires d’Angleterre n’étaient pas au plus haut. 
  Lord Mortimer n’avait guère accru son prestige en se faisant conférer la pairie et en obligeant le Parlement à siéger sous la menace de ses troupes. Il avait dû réprimer une révolte armée des barons unis autour d’Henri de Lancastre au Tors-Col, et il éprouvait de grandes difficultés à gouverner. 
  Au début de mai mourut le brave Gaucher de Châtillon, à l’entrée de sa quatre-vingtième année. Il était né sous Saint Louis, et avait exercé vingt-sept ans la charge de connétable. Sa rude voix avait souvent changé le sort des batailles et prévalu dans les conseils royaux. 
  Le 26 mai, le jeune roi Édouard III, ayant dû emprunter, comme l’avait fait son père, cinq mille livres aux banquiers lombards afin de couvrir les frais de son voyage, s’embarquait à Douvres pour venir prêter hommage à son cousin de France. Ni sa mère Isabelle, ni Lord Mortimer ne l’accompagnaient, craignant trop, s’ils s’étaient absentés, que le pouvoir ne passât en d’autres mains. Un souverain de seize ans, confié à la surveillance de deux évêques, allait donc affronter la plus impressionnante cour du monde. 
  Car l’Angleterre était faible, divisée, et la France était tout. Il n’était pas de nation plus puissante que celle-ci dans l’univers chrétien. Ce royaume prospère, nombreux en hommes, riche d’industries, comblé par l’agriculture, mené par une administration encore compétente et par une noblesse encore active, semblait le plus enviable ; et le roi trouvé qui le gouvernait depuis un an, ne récoltant que des succès, était bien le plus envié de tous les rois de la terre. 

Demain "Le lis et le lion" ch. 5 "Le géant aux miroirs" 

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