vendredi 20 septembre 2019

Le lis et le lion - 2ème partie - ch 5 - Mahaut et Béatrice


MAHAUT ET BÉATRICE


   — Que le diable vous fasse sécher les entrailles à tous, mauvaises gens que vous êtes ! criait la comtesse Mahaut. Comment ? je fais saisir ces deux femmes, par lesquelles on pouvait tout savoir, et pas plus tôt elles sont prises, voici qu’on les relâche ? 
  La comtesse Mahaut, en son château de Conflans sur la Seine, près de Vincennes, venait d’apprendre, quelques minutes plus tôt, que les deux servantes de la Divion, arrêtées sur son ordre par le bailli d’Arras, avaient été libérées. Sa colère était grande et « les mauvaises gens » auxquels ses malédictions s’adressaient n’étaient représentés pour l’heure que par la seule Béatrice d’Hirson, sa demoiselle de parage, sur laquelle elle déchargeait sa fureur. Le bailli d’Arras était un oncle de Béatrice, un frère cadet de feu l’évêque Thierry. 
  — Ces mesquines, Madame… n’ont été relâchées que sur un ordre du roi, présenté par deux sergents d’armes, répondit calmement Béatrice. 
  — Allons donc ! Le roi se moque bien de deux servantes qui tiennent cuisine dans un faubourg d’Arras ! Elles ont été relâchées sur l’ordre de mon Robert qui a couru chez le roi pour obtenir leur élargissement. A-t-on seulement pris le nom des sergents ? S’est-on assuré qu’ils étaient bien des officiers royaux ? 
  — Ils se nomment Maciot l’Allemant et Jean Le Servoisier, Madame… répondit Béatrice avec la même calme lenteur. 
  — Deux sergents d’armes de Robert ! Je connais ce Maciot l’Allemant ; il est de ceux que mon gueux de neveu emploie à tous ses méchants coups. Et d’abord, comment Robert a-t-il été averti que les servantes de la Divion avaient été prises ? demanda Mahaut en jetant sur sa dame de parage un regard chargé de soupçon. 
  — Monseigneur Robert a gardé beaucoup d’intelligences en Artois… vous ne l’ignorez pas, Madame. 
  — Je souhaite, dit Mahaut, qu’il n’en ait pas trouvé parmi les gens qui me touchent de près… Mais c’est déjà me trahir que de mal me servir, et je suis trahie de toutes parts. Ah ! depuis la mort de Thierry, on dirait que vous n’avez plus de cœur pour moi. Des ingrats ! Je vous ai tous couverts de mes bienfaits ; depuis quinze ans je te traite comme ma propre fille… 
  Béatrice d’Hirson abaissa ses longs cils noirs et regarda vaguement le dallage. Son visage ambré, lisse, aux lèvres bien ourlées, ne trahissait aucun sentiment, ni humilité, ni révolte, simplement une certaine fausseté par cet abaissement des cils extraordinairement longs derrière lesquels s’abritait le regard. 
  — … Ton oncle Denis, dont j’ai fait mon trésorier pour complaire à Thierry, me gruge et me dérobe ! Où sont les comptes des cerises de mon verger qu’il a vendues cet été sur le marché de Paris ? Un jour viendra où j’exigerai contrôle de ses registres ! Vous avez tout, terres, maisons, châteaux achetés avec les profits que vous faites sur moi ! Ton oncle Pierre, un niais, que je nomme bailli, pensant que d’être si sot au moins il me sera fidèle, le voilà qui n’est plus même capable de tenir closes les portes de mes prisons ! On en sort comme on veut, comme d’une auberge ou d’un bordeau ! 
  — Mon oncle pouvait-il refuser, Madame… devant le cachet du roi ? 
  — Et les quatre jours qu’elles ont passés en geôle, qu’ont-elles dit ces servantes de mauvaise putain ? Les a-t-on fait parler ? Ton oncle les a-t-il soumises à la question ? 
  — Mais, Madame, dit Béatrice toujours de la même voix lente, il ne le pouvait sans ordre de justice. Voyez ce qui est advenu à votre bailli de Béthune… 
  D’un geste de sa grande main tavelée, Mahaut balaya l’argument. 
  — Non, vous ne me servez plus avec cœur, dit-elle, ou plutôt vous m’avez toujours mal servie ! 
  Mahaut vieillissait. L’âge marquait son corps de géante ; un rude duvet blanc croissait sur ses joues qui s’empourpraient au moindre mécontentement ; la montée du sang lui découpait alors comme une bavette rouge sur la gorge. 
  Au cours de l’année précédente elle avait connu plusieurs graves altérations de santé. Cette période lui était funeste, de toutes les manières. Depuis son parjure d’Amiens et la constitution de la commission d’enquête, son caractère s’aigrissait, jusqu’à devenir odieux. De plus, son esprit se fatiguait, elle mettait un peu toutes choses sur le même plan. La grêle avait-elle gâté les roses qu’elle faisait cultiver par milliers dans ses jardins, ou bien quelque accident était-il survenu aux machines hydrauliques qui alimentaient les cascades artificielles de son château d’Hesdin ? Sa colère s’abattait, comme tempête, sur les jardiniers, sur les ingénieurs, sur les écuyers, sur Béatrice. 
  — Et ces peintures, faites il n’y a pas dix ans ! criait-elle en montrant les fresques de la galerie de Conflans… Quarante-huit livres parisis, je les ai payées à cet imagier que ton oncle Denis avait fait venir de Bruxelles, et qui m’avait bien garanti qu’il emploierait les couleurs les plus fines! Pas même dix ans, et regarde donc ! L’argent des heaumes se ternit déjà et le bas de l’image est tout écaillé. Est-ce là bon travail honnête, je te le demande ? 
  Béatrice s’ennuyait. La suite de Mahaut était nombreuse, mais composée seulement de gens âgés. Mahaut se tenait à présent assez éloignée de la cour de France qui était toute soumise à l’influence de Robert. Là-bas, à Paris, à Saint-Germain, autour du roi trouvé, c’étaient sans cesse joutes, tournois et fêtes, pour l’anniversaire de la reine, pour le départ du roi de Bohême, ou même sans raison, simplement pour se donner plaisirs. Mahaut n’y allait guère ou ne faisait que de brèves apparitions quand son rang de pair du royaume l’y obligeait. Elle n’était plus d’âge à danser caroles ni d’humeur à regarder les autres se divertir, surtout dans une cour où on la traitait si mal. Elle ne prenait même plus d’agrément à séjourner à Paris, en son hôtel de la rue Mauconseil ; elle vivait retraite entre les hauts murs de Conflans, ou bien à Hesdin qu’elle avait dû remettre en état après les dévastations exercées par Robert en 1316. 
  Tyrannique depuis qu’elle n’avait plus d’amant – le dernier avait été l’évêque Thierry d’Hirson qui se partageait entre elle et la Divion, d’où la haine que Mahaut vouait à cette femme – et redoutant d’être saisie de malaises nocturnes, elle obligeait Béatrice à dormir au bout de sa chambre où stagnaient des odeurs accumulées de vieillesse, de pharmacie et de mangeaille. Car Mahaut dévorait toujours autant, à toute heure saisie des mêmes fringales monstrueuses ; les tentures, les tapis sentaient le civet, la venaison, le brouet à l’ail. De fréquentes indigestions l’obligeaient à appeler mires, physiciens, barbiers et apothicaires ; les potions et bouillons d’herbes succédaient aux viandes marinées. 
  Ah ! où était le bon temps où Béatrice aidait Mahaut à empoisonner les rois ! Béatrice elle-même commençait à ressentir le poids des années. Sa jeunesse s’achevait. Trente-trois ans, c’est l’âge où toutes les femmes, même les plus perverses, contemplent les deux versants de leur vie, songent avec nostalgie aux saisons écoulées, et avec inquiétude aux saisons à venir. Béatrice était toujours belle et s’en assurait dans les yeux des hommes, ses miroirs préférés. Mais elle savait aussi qu’elle ne possédait plus absolument ce teint de fruit doré qui avait fait l’attrait de ses vingt ans ; l’œil très sombre, et qui ne laissait presque pas paraître de blanc entre les cils, était moins brillant au réveil ; la hanche s’alourdissait un peu. C’était maintenant que les jours ne se devaient point perdre. Mais comment, avec cette Mahaut qui l’obligeait à coucher dans sa chambre, comment s’échapper pour rejoindre un amant de rencontre ou pour aller, à minuit, en quelque maison secrète, assister à une messe vaine et trouver, dans les pratiques du sabbat, les épices du plaisir ? 
  — Où es-tu à rêver ? lui cria brusquement la comtesse. 
  — Je ne suis pas à rêver, Madame… répondit-elle en ramenant sur Mahaut son regard coulant ; je songe seulement que vous pourriez avoir meilleure fille que moi pour vous servir… Je pense à me marier. 
  C’était là savante méchanceté dont l’effet se manifesta sans retard. 
  — Beau parti que tu feras ! s’écria Mahaut. Ah ! il sera bien pourvu, celui qui te prendra pour femme et qui pourra rechercher ton pucelage dans le lit de tous mes écuyers, avant que d’aller aussi y gagner ses cornes ! 
  — À l’âge que j’ai, Madame, et où vous m’avez tenue fille pour vous servir… pucelage est plutôt malheur que vertu. C’est de toute façon chose plus commune que les maisons et les biens que j’apporterai à un mari. 
  — Si tu les gardes, ma fille ! Si tu les gardes ! Car ils ont été tondus sur mon dos ! 
  Béatrice sourit, et son regard noir à nouveau se voila. 
  — Oh… Madame, dit-elle avec une extrême douceur, vous n’iriez point retirer vos bienfaits à qui vous a servie en choses si secrètes… et que nous avons accomplies ensemble ? 
  Mahaut la regarda avec haine. Béatrice savait lui rappeler les cadavres royaux qui dormaient entre elles, les dragées du Hutin, le poison sur les lèvres du petit Jean I er… et elle savait aussi comment la scène finirait, par une montée de sang au visage de la comtesse, par la bavette rouge marquée sur son cou bovin. 
  — Tu ne te marieras pas ! Tiens, tiens, vois le mal que tu me fais, à me tenir tête, et sois contente, dit Mahaut en se laissant choir sur un siège. Le sang me monte aux oreilles qui sont toutes sonnantes ; il va falloir encore me faire saigner. 
  — Ne serait-ce, Madame, de manger trop qui vous oblige à vous faire tirer tant de sang ? 
  — Je mangerai ce qui me plaît, hurla Mahaut, et quand il me plaît ! Je n’ai pas besoin d’une ignorante comme toi pour décider ce qui m’est bon. Va me chercher du fromage anglais ! Et du vin ! Et ne tarde pas ! 
  Il ne restait plus de fromage anglais aux resserres ; le dernier arrivage était épuisé. 
  — Qui l’a mangé ? On me vole ! Alors qu’on m’apporte un pâté en croûte ! 
  « Eh oui ! c’est cela. Bourre-toi, et crève ! » pensait Béatrice en déposant le plateau. Mahaut saisit une large tranche, à pleine main, et y mordit. Mais le craquement qu’elle entendit, et qui lui résonna dans le crâne, n’était pas seulement celui de la croûte ; elle venait de se casser une dent, une de plus. Ses yeux, gris et injectés, s’élargirent un peu. Elle demeura immobile quelques instants, la tranche de pâté d’une main, un verre de vin dans l’autre, et la bouche ouverte avec une incisive, rompue au collet, qui s’était mise horizontale, contre la lèvre. Elle posa le verre, détacha sans peine la partie brisée de la dent. Elle mesurait de la langue la place vide sous la gencive, et tâtait la surface râpeuse, blessante de la racine. En même temps, elle contemplait entre ses gros doigts le petit morceau d’ivoire jauni, noir à la brisure, ce fragment d’elle-même qui l’abandonnait. 
  Mahaut releva les yeux parce que Béatrice, devant elle, était en train de pouffer. Les bras croisés sur la taille, les épaules agitées, la demoiselle de parage ne pouvait plus contenir son fou rire. Avant qu’elle ait eu le temps de reculer, Mahaut fut sur elle et la gifla à la volée, par deux fois. Le rire de Béatrice s’arrêta net ; derrière les longs cils, les prunelles noires étincelèrent d’un éclat méchant, puis s’éteignirent aussitôt. Ce soir-là, quand Béatrice aida la comtesse à se dévêtir, il semblait que la paix fût rétablie entre elles. Mahaut, revenue à son obsession, expliquait à Béatrice : 
  — Comprends-tu pourquoi je tenais tant à ce qu’on questionnât ces deux femmes ? Je suis certaine que la Divion aide Robert à fabriquer de fausses pièces, et je voudrais qu’on le prît la main dans le sac. 
  Elle suçait machinalement son chicot que le barbier avait limé. Béatrice, depuis la double gifle, mûrissait un projet. 
  — Puis-je, Madame… vous proposer un conseil ? Accepteriez-vous de l’ouïr ? 
  — Mais oui, ma fille, parle, parle. Je suis vive, j’ai la main leste ; mais j’ai confiance en toi, tu le sais bien. 
  — Eh bien ! Madame, tout le mal vient de l’héritage de mon oncle Thierry… et de ce que vous n’avez point voulu payer ce qu’il laissait à la Divion. Une mauvaise créature, certes, et qui ne méritait pas tant ! Mais vous vous êtes fait là une ennemie qui tenait certains secrets de la bouche de mon oncle… et qui est en train de les vendre à Monseigneur Robert. C’est une chance encore que j’aie pu vider à temps le coffre d’Hirson… où mon oncle serrait certains de vos papiers ! Voyez quel usage en aurait pu faire cette mauvaise femme… Un peu d’argent et de terre que vous lui eussiez donnés… et le bec lui était scellé. 
  — Eh oui ! dit Mahaut, j’ai peut-être eu tort. Mais avoue que cette ribaude qui s’en va se chauffer dans les draps d’un évêque, et se fait encore porter au testament comme si elle était épouse légitime… Eh oui ! j’ai peut-être eu tort… 
  Béatrice aidait Mahaut à ôter sa chemise de jour. La géante levait ses énormes bras, découvrant aux aisselles une triste toison blanche ; la graisse formait bosse sur sa nuque, comme sur l’échine des bœufs ; la mamelle était lourde, affaissée, monstrueuse. 
  « Elle est vieille, pensait Béatrice, elle va mourir… mais quand ? Jusqu’à son dernier jour, je vais vêtir et dévêtir ce vilain corps et user toutes mes nuits auprès… Et lorsqu’elle sera morte, que m’arrivera-t-il ? Monseigneur Robert va sans doute gagner, avec l’appui du roi… La maison de Mahaut sera dispersée… » 
  Quand elle eut passé autour de Mahaut la chemise de nuit, Béatrice reprit : 
  — Si vous faisiez offrir à cette Divion de lui payer le legs qu’elle réclame… et même quelque chose en sus, vous la ramèneriez sans doute dans votre parti ; et, si elle a servi à votre neveu pour de mauvaises besognes, vous pourriez connaître lesquelles… et en tirer avantage. 
  — C’est peut-être sagesse ce que tu dis là, répondit Mahaut. Mon comté vaut bien de dépenser un millier de livres, même pour payer le péché. Mais comment l’approcher, cette catin ? Elle loge à l’hôtel de Robert qui doit la faire de près surveiller… et même la caresser un peu à l’occasion, car il n’a guère de dégoût. Il ne faudrait pas que la démarche fût éventée. 
  — Je m’offre, Madame, à aller la voir et à lui parler. Je suis la nièce de Thierry. Il pourrait m’avoir confié pour elle quelque volonté… 
  Mahaut regarda attentivement le visage calme, presque souriant, de sa demoiselle de parage. 
  — Tu risques gros, dit-elle. Si jamais Robert l’apprend… 
  — Je sais. Madame… je sais ce que je risque ; mais le péril n’est point pour m’effrayer, dit Béatrice en ramenant sur la comtesse, qui s’était couchée, la couverture brodée. 
  — Allons, tu es une bonne fille, dit Mahaut. La joue ne te brûle pas trop ? 
  — Si, Madame, toujours… pour vous servir…

Demain "Le lis et le lion" - 2ème partie ch 6 " Béatrice et Robert"

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