samedi 28 septembre 2019

Le lis et le lion - 3ème partie - ch 4 - Un mauvais jour

IV 
UN MAUVAIS JOUR



  Par les fenêtres de la maison Bonnefille, Béatrice d’Hirson regardait la pluie tomber dans la rue Mauconseil. Depuis plusieurs heures elle attendait Robert d’Artois qui lui avait promis de la rejoindre, cet après-midi-là. Mais Robert ne tenait aucunement ses promesses, les petites pas plus que les grandes, et Béatrice se jugeait bien stupide de le croire encore. Pour une femme qui attend, un homme a tous les torts. Robert ne lui avait-il pas promis aussi, et depuis près d’un an, qu’elle serait dame de parage en son hôtel ? Au fond, il n’était pas différent de sa tante ; tous les Artois se ressemblaient. Des ingrats ! On se crevait à faire leurs volontés ; on courait les herbières et les jeteurs de sorts ; on tuait pour servir leurs intérêts ; on risquait la potence ou le bûcher… car ce n’eût pas été Monseigneur Robert qu’on eût arrêté si l’on avait pris Béatrice à verser l’arsenic dans la tisane de Madame Mahaut, ou le sel de mercure dans le hanap de Jeanne la Veuve. 
  « Cette femme, aurait-il dit, je ne la connais pas ! Elle prétend avoir agi sur mon ordre ? Menteries. Elle était de la maison de ma tante, pas de la mienne. Elle invente fables pour se sauver. Faites-la donc rouer. » 
  Entre la parole d’un prince de France, beau-frère du roi, et celle d’une quelconque nièce d’évêque, dont la famille n’était même plus en faveur, qui dont aurait hésité ? 
  « Et j’ai fait tout cela pour quoi ? pensait Béatrice. Pour attendre ; pour attendre, esseulée en ma maison, que Monseigneur Robert daigne une fois la semaine me visiter ! Il avait dit qu’il viendrait après Vêpres ; voici le Salut sonné. Il a dû encore ripailler, traiter trois barons à dîner, parler de ses grands exploits, des affaires du royaume, de son procès, flatter de la main le rein de toutes les chambrières. Même la Divion mange à sa table, à présent, je le sais ! Et moi je suis ici à regarder la pluie. Et il arrivera à la nuitée, lourd, rotant beaucoup et les joues enflammées ; il me dira trois fadaises, s’écroulera sur le lit pour y dormir une heure, et repartira. Si même il vient… » 
  Béatrice s’ennuyait, plus encore qu’à Conflans dans les derniers mois de Mahaut. Ses amours avec Robert s’enlisaient. Elle avait cru piéger le géant, mais c’était lui qui avait gagné. La passion contrariée, humiliée, se changeait en sourde rancune. Attendre, toujours attendre ! Et ne pas même pouvoir sortir, courir les tavernes avec quelque amie à la recherche de l’aventure, parce que Robert pourrait justement survenir dans ce moment-là. En plus, il la faisait surveiller ! Elle comprenait bien que Robert se détachait d’elle et ne la voyait plus que par obligation, comme une complice qu’il faut ménager. Deux semaines entières se passaient parfois sans qu’il lui témoignât de désir. « Tu ne gagneras pas toujours, Monseigneur Robert ! » disait-elle tout bas. 
  Elle commençait secrètement de le haïr, faute de le posséder assez. Elle avait essayé les meilleures recettes de philtres d’amour :
  Tirez de votre sang, un vendredi de printemps ; mettez-le sécher au four dans un petit pot, avec deux couillons de lièvre et un foie de colombe ; réduisez le tout en poudre fine et faites-en avaler à la personne sur qui vous avez dessein ; et si l’effet ne se sent pas à la première fois, réitérez jusqu’à trois fois. Ou bien encore : Vous irez un vendredi matin, avant soleil levé, dans un verger fruitier et cueillerez sur un arbre la plus belle pomme que vous pourrez ; puis vous écrirez avec votre sang, sur un petit morceau de papier blanc, votre nom et surnom, et, en une autre ligne suivante, le nom et le surnom de la personne dont vous voulez être aimé ; et vous tâcherez d’avoir trois de ses cheveux, que vous joindrez, avec trois des vôtres, qui vous serviront à lier le petit billet que vous aurez écrit de votre sang ; puis vous fendrez la pomme en deux, vous en ôterez les pépins, et, en leur place, vous mettrez le billet lié des cheveux ; et avec deux petites brochettes pointues de branche de myrte verte, vous rejoindrez proprement les deux moitiés de pomme et la ferez ainsi sécher au four en sorte qu’elle devienne dure et sans humidité, comme des pommes sèches de carême ; vous l’envelopperez ensuite dans des feuilles de laurier et de myrte et tâcherez de la mettre sous le chevet du lit où couche la personne, aimée, sans qu’elle s’en aperçoive ; et en peu de temps elle vous donnera des marques de son amour. 
  Vaine entreprise. Les pommes du vendredi restaient inopérantes. La sorcellerie, où Béatrice se croyait infaillible, paraissait n’avoir pas de prise sur le comte d’Artois. Il n’était pas le Diable, tout de même ! En dépit de ce qu’elle lui avait affirmé pour le conquérir. Elle avait espéré être enceinte. Robert semblait aimer ses fils, par orgueil peut-être, mais il les aimait. Ils étaient les seuls êtres dont il parlât avec un peu de tendresse. Alors, un bâtard qui lui serait venu à présent… Et puis, c’eût été un bon moyen pour Béatrice ; montrer son ventre et dire : « J’attends un enfant de Monseigneur Robert… » Mais soit qu’elle eût dans le passé dérangé la nature, soit que le Malin l’eût faite telle qu’elle ne pût engendrer, cet espoir-là aussi avait été déçu. Et il ne restait à Béatrice d’Hirson, ancienne demoiselle de parage de la comtesse Mahaut, que l’attente, la pluie, et des rêves de vengeance… 
  À l’heure où les bourgeois se mettaient au lit, Robert d’Artois arriva enfin, la mine fort sombre et se grattant du pouce le piquant de la barbe. À peine regarda-t-il Béatrice qui avait pris soin de mettre une robe neuve ; il se versa une grande rasade d’hypocras. 
  — Il est éventé, dit-il avec une grimace en se laissant choir sur un siège qui rendit un grand gémissement de bois. 
  Comment le breuvage n’eût-il pas perdu son arôme ? L’aiguière était préparée depuis quatre heures ! 
  — J’espérais plus tôt ta venue, Monseigneur. 
  — Eh oui ! mais j’ai de graves soucis qui m’ont tenu empêché. 
  — Comme le jour d’hier, et comme l’hier d’avant… 
  — Comprends aussi que je ne peux me montrer entrant de jour en ta maison, surtout en ce moment qu’il me faut recroître de prudence. 
  — La bonne excuse ! Alors ne me dis point que tu viendras de jour si tu ne me veux visiter que la nuit. Mais la nuit appartient à la comtesse ton épouse… 
  Il haussa les épaules d’un air excédé. 
  — Tu sais bien que je ne l’approche plus. 
  — Tous les époux disent cela à leur bonne amie, les plus grands du royaume comme le dernier savetier… et tous mentent de la même façon. Je voudrais bien voir que Madame de Beaumont te fît si bon visage et se montrât de si bon air avec toi si tu n’entrais jamais en son lit… Pour les journées, Monseigneur est au Conseil étroit, à croire que le roi tient conseil de la crevée de l’aube jusqu’au soir couchant. Ou bien Monseigneur est à la chasse… ou bien Monseigneur va jouter… ou bien Monseigneur est parti pour sa terre de Conches. 
  — La paix ! cria Robert abattant le plat de la main sur la table. J’ai d’autres soins en tête que d’écouter sornettes de femelle. C’est aujourd’hui que j’ai présenté ma requête devant la Chambre du roi. 
  En effet, on était le 14 décembre, jour fixé par Philippe VI pour l’ouverture du procès d’Artois. Béatrice le savait. Robert l’en avait prévenue ; mais agacée de jalousie, elle l’avait oublié. 
  — Et tout s’est passé à ton souhait ? 
  — Pas absolument, répondit Robert. J’ai présenté les lettres de mon grand-père, et l’on a contesté qu’elles fussent vraies. 
  — Les croyais-tu bonnes ? dit Béatrice avec un sourire méchant. Et qui donc les a contestées ? 
  — La duchesse de Bourgogne qui s’est fait remettre les pièces à l’examen. 
  — Ah ! la duchesse de Bourgogne est à Paris… 
  Les longs cils noirs se relevèrent un instant et le regard de Béatrice brilla d’un soudain éclat, vite dissimulé. Robert, tout à ses soucis, ne s’en aperçut pas. Frappant les poings l’un contre l’autre, et les muscles des mâchoires contractés, il disait : 
  — Elle est venue tout exprès avec le duc Eudes. Mahaut me nuira donc jusque dans sa descendance ! Pourquoi si mauvais sang coule-t-il en cette race-là ? Tout ce qui est fille de Bourgogne est putain, vol et mensonge ! Celle-ci, qui pousse contre moi son benêt de mari, est gueuse déjà comme toute sa parenté. Ils ont la Bourgogne ; que veulent-ils encore la comté qu’ils m’ont volée ? Mais je gagnerai. Je soulèverai l’Artois s’il le faut comme je l’ai fait déjà contre Philippe le Long, le père de cette mauvaise guenon. Et cette fois ce ne sera pas sur Arras que je marcherai, mais sur Dijon… 
  Il parlait, mais le cœur n’y était pas. C’était une colère assise, sans grands cris, sans ce pas à faire crouler les murs, sans toute cette comédie de la fureur qu’il savait si bien jouer. Pour quel auditoire se fût-il donné cette peine ? L’habitude en amour érode les caractères. On ne s’oblige à l’effort que dans la nouveauté, et l’on ne redoute que ce que l’on ne connaît pas. Nul n’est fait que de puissance, et les craintes disparaissent en même temps que le mystère s’efface. Chaque fois que l’on se montre nu, on abandonne un peu d’autorité. Béatrice ne craignait plus Robert. Elle oubliait de le redouter parce qu’elle l’avait vu trop souvent dormir, et se permettait, envers ce géant, ce que personne n’eût osé. 
  Et de même pour Robert envers Béatrice, devenue une maîtresse jalouse, exigeante, pleine de reproches, comme toute femme quand une liaison cachée dure trop longtemps. Ses talents de sorcière n’amusaient plus Robert. Ses pratiques de magie et de satanisme lui paraissaient routine. Il se défiait de Béatrice, mais par simple habitude atavique, puisqu’il est entendu une fois pour toutes que les femmes sont menteuses et trompeuses. 
  Comme elle lui mendiait le plaisir, il ne pensait plus à la craindre, et oubliait qu’elle ne s’était jetée dans ses bras que par goût de la trahison. Même le souvenir de leurs deux crimes perdait de l’importance et se dissolvait dans la poussière des jours, tandis que les deux cadavres s’effritaient sous terre. Ils vivaient cette période d’autant plus dangereuse qu’on ne croit plus au danger. Les amants devraient savoir, au moment où ils cessent de s’aimer, qu’ils vont se retrouver tels qu’avant de commencer. Les armes ne sont jamais détruites, mais seulement déposées. 
  Béatrice observait Robert en silence, tandis qu’il rêvait, bien loin d’elle, à de nouvelles machinations pour gagner son procès. Mais quand on a usé de tout pendant vingt ans, fait fouiller les lois et les coutumes, utilisé le faux témoignage, la falsification d’écritures, le meurtre, même, et qu’on a le roi pour beau-frère, et qu’encore on ne tient pas la victoire, n’y a-t-il pas, certains jours, motif à désespérer ? Changeant d’attitude, Béatrice vint s’agenouiller devant lui, soudain câline, soumise et tendre, comme si elle voulait à la fois consoler et se blottir. 
  — Quand donc mon gentil seigneur Robert me prendra-t-il en son hôtel ? Quand me fera-t-il dame de parage de sa comtesse, comme il me l’a promis ? Regarde la bonne chose que ce serait ! Toujours près de toi, tu pourrais m’appeler à ton gré… je serais là pour te servir et veiller sur toi mieux qu’aucune. Quand donc ? 
  — Quand mon procès sera gagné, dit-il comme chaque fois qu’elle revenait sur la question. 
  — Du train qu’il va, ce procès, je pourrai bien attendre d’avoir les cheveux blancs. 
  — Quand il sera jugé, si tu préfères. C’est chose dite, et Robert d’Artois n’a qu’une parole. Mais patience, que diable ! 
  Il regrettait bien d’avoir dû, naguère, lui faire miroiter ce projet. À présent il était fermement décidé à n’y jamais donner suite. Béatrice en l’hôtel de Beaumont ? Quel trouble, quelle fatigue, et quelle source d’ennuis ! Elle se releva, alla tendre les mains au feu de tourbe qui brûlait dans la cheminée. 
  — De la patience, j’en ai eu assez, je crois, dit-elle sans hausser la voix. D’abord, ce devait être après la mort de Madame Mahaut ; ensuite, après la mort de Madame Jeanne la Veuve. Elles sont mortes, il me semble, et le bout de l’an va en être bientôt chanté en église… Mais tu ne veux pas que j’entre en ton hôtel… Une putain traînée comme la Divion, qui fut maîtresse de mon oncle l’évêque, et qui t’a fabriqué de si bonnes pièces qu’un aveugle les verrait fausses, a le droit, elle, de vivre à ta table, de se pavaner à ta cour… 
  — Laisse donc la Divion. Tu sais bien que je ne garde cette sotte menteuse que par prudence. 
  Béatrice eut un bref sourire. La prudence !… Avec la Divion, parce qu’elle avait fait cuire quelques sceaux, il fallait user de prudence. Mais d’elle, Béatrice, qui avait envoyé deux princesses en tombe, on ne redoutait rien, et on pouvait la payer d’ingratitude. 
  — Allons, ne te plains pas, dit Robert. Tu as le meilleur de moi. Si tu étais en ma maison, je te pourrais sûrement moins voir, et avec moins d’abandon. 
  Il était bien gonflé de soi, Monseigneur Robert, et il parlait de ses présences comme de cadeaux sublimes qu’il daignait accorder ! 
  — Alors si c’est le meilleur de toi que j’ai, que tardes-tu à me le donner… répondit Béatrice de sa voix traînante. 
  Le lit est prêt. Et elle montrait la porte ouverte sur la chambre. 
  — Non, ma petite mie ; il me faut à présent retourner au Palais et y voir le roi, en secret, pour contrebattre la duchesse de Bourgogne. 
  — Oui, certes, la duchesse de Bourgogne… répéta Béatrice en hochant la tête d’un air entendu. Alors, est-ce demain que je dois attendre le meilleur ? 
  — Hélas, demain je dois partir pour Conches et Beaumont. 
  — Et tu y resteras… ? 
  — Fort peu. Deux semaines. 
  — Tu ne seras donc point là pour la fête de l’an neuf ? demanda-t-elle. — Non, ma belle chatte ; mais je te ferai présent d’un bon fermail de pierreries pour décorer ta gorge. 
  — Je m’en parerai donc pour éblouir mes valets, puisque ce sont les seules gens que je voie. 
  Robert aurait dû se méfier davantage. Il est des jours funestes. À l’audience, ce 14 décembre, ses pièces avaient été protestées si fermement par le duc et la duchesse de Bourgogne que Philippe VI en avait froncé le sourcil par-dessus son grand nez, et regardé son beau-frère avec inquiétude. C’eût été l’occasion d’être plus attentif, de ne pas blesser, justement ce jour-là, une femme telle que Béatrice, de ne pas la laisser, pour deux semaines, insatisfaite de cœur et de corps. Il s’était levé. 
  — La Divion part-elle dans ta suite ? 
  — Eh oui ! mon épouse en a décidé de la sorte. 
  Une bouffée de haine souleva la belle poitrine de Béatrice, et ses cils firent une ombre ronde sur ses joues. 
  — Alors, Monseigneur Robert, je t’attendrai comme une servante aimante et fidèle, prononça-t-elle en lui présentant un visage souriant. 
  Robert effleura d’un baiser machinal la joue de Béatrice. Il lui posa sa lourde main sur les reins, l’y tint un moment, et son geste s’acheva en une petite tape indifférente. Non, décidément, il ne la désirait plus ; et c’était bien là, pour elle, la pire offense.

Demain "Le lis et le lion" 3ème partie - ch 5 - "Conches"

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