dimanche 29 septembre 2019

Le lis et le lion - 3ème partie - ch 5 - Conches



  L’hiver fut relativement doux cette année-là. Avant le jour levé, Lormet le Dolois venait secouer l’oreiller de Robert. Celui-ci poussait quelques grands bâillements de fauve, se mouillait un peu le visage dans le bassin que lui présentait Gillet de Nelle, sautait dans ses vêtements de chasse, tout de cuir et la fourrure en dedans, les seuls vraiment bien agréables à porter. Puis il allait ouïr messe basse en sa chapelle ; l’aumônier avait ordre de dépêcher l’office, Évangile et communion, en quelques minutes. Robert tapait du pied si le frère s’attardait un peu trop à prier ; et le ciboire n’était pas rangé qu’il avait déjà passé la porte. Il avalait un bol de bouillon chaud, deux ailes de chapon ou bien un morceau de porc gras, avec un bon hanap de vin blanc de Meursault qui vous dégourdit l’homme, coule comme de l’or dans la gorge, et réveille les humeurs endormies par la nuit. Tout cela debout. Ah ! si la Bourgogne n’avait produit que ses vins, au lieu d’avoir aussi ses ducs ! 
  « Manger matin donne grand santé », disait Robert qui croquait encore en gagnant son cheval. Le coutel au côté, la corne en sautoir, et son bonnet de loup enfoncé sur les oreilles, il était en selle. La meute de chiens courants, tenue sous le fouet, aboyait à pleines gueules ; les chevaux piaffaient, la croupe piquée par le petit froid matinal. La bannière claquait sur le haut du donjon, puisque le seigneur séjournait au château. Le pont-levis s’abaissait, et chiens, chevaux, valets, veneurs, à grand vacarme, déboulaient vers la mare, au cœur du bourg, et gagnaient la campagne à la suite du gigantesque baron. 
  Il traîne, les matins d’hiver, sur les près du pays d’Ouche, une petite brume blanche qui a une odeur d’écorce et de fumée. Robert d’Artois aimait Conches, décidément ! Ce n’était qu’un petit château, certes, mais bien plaisant, avec de bonnes forêts à l’entour. Un soleil pâle dissipait la brume juste comme on arrivait au rendez-vous où les valets de limier présentaient leur rapport ; ils avaient relevé traces et volcelets. On attaquait à la meilleure brisée. Les bois de Conches regorgeaient de cerfs et de sangliers. Les chiens étaient bien créancés. Si l’on empêchait le sanglier de s’arrêter pour pisser, il était pris en guère plus d’une heure. Les grands cerfs majestueux emmenaient leur monde un peu plus longtemps, par de longs débuchers où la terre volait en gerbes sous les pieds des chevaux, et ils allaient se faire aboyer, raides, haletants, la langue sortie sous leur lourde ramure, dans quelque étang ou marais. 
  Le comte Robert chassait au moins quatre fois la semaine. Cela ne ressemblait pas aux grands laisser-courre royaux où deux cents seigneurs se pressaient, où l’on ne voyait rien, et où, par crainte de perdre la compagnie, on chassait le roi plutôt que le gibier. Ici, vraiment, Robert s’amusait entre ses piqueurs, quelques vassaux du voisinage fort fiers d’être invités, et ses deux fils qu’il commençait de former à l’art de vénerie que tout bon chevalier se doit de connaître. Il était content de ses fils, dix et neuf ans, qui grandissaient en force ; il surveillait leur travail aux armes et à la quintaine. Ils avaient de la chance, ces gamins ! Robert avait été trop tôt privé de son père… 
  Il servait lui-même l’animal hallali, prenant son coutelas pour le cerf, ou un épieu pour le sanglier. Il y montrait une grande dextérité et éprouvait plaisir à sentir le fer, appuyé au juste endroit, s’enfoncer d’un coup dans la chair tendre. Le gibier et le veneur étaient également fumants de sueur ; mais l’animal s’écroulait, foudroyé, et l’homme restait debout. Sur le chemin du retour, tandis qu’on commentait les incidents de la poursuite, les vilains des hameaux, en guenilles et les jambes entourées de toiles déchirées, surgissaient de leurs masures, pour courir baiser l’éperon du seigneur, d’un mouvement à la fois extasié et craintif ; une bonne habitude qui se perdait en ville. 
  Au château, dès le maître apparu, on cornait l’eau pour la dînée de midi. Dans la grand-salle tendue de tapisseries aux armes de France, d’Artois, de Valois et de Constantinople – car Madame de Beaumont était Courtenay par sa mère – Robert s’attablait pour engloutir pendant trois heures de rang, tout en taquinant son entourage ; il faisait comparaître son maître queux, la cuiller de bois pendue à la ceinture, et parfois le complimentait si le cuissot de laie, bien mariné, était fondant à point, ou lui promettait la potence si la sauce au poivre chaud, dont on arrosait le cerf entier rôti à la broche, manquait de relevé. Il prenait le temps d’une courte sieste, après quoi il revenait dans la grand-salle pour entendre ses prévôts et receveurs, se faire donner les comptes, régler les affaires de son fief et rendre la justice. 
  Il aimait beaucoup rendre la justice, voir l’envie ou la haine dans les yeux des plaideurs, la fourberie, l’astuce, la malice, le mensonge, se voir lui-même en somme, à la petite échelle des gens du fretin. Il se réjouissait surtout des histoires de femmes ribaudes et de maris trompés. 
  — Faites paraître le cornard ! ordonnait-il, carré dans son faudesteuil de chêne. 
  Et de poser les questions les plus paillardes, tandis que les clercs greffiers pouffaient derrière leurs plumes et que les requérants devenaient cramoisis de honte. 
  Robert avait une fâcheuse propension, que ses prévôts lui reprochaient, à n’infliger que des peines légères aux voleurs, larrons, pipeurs de dés, suborneurs, détrousseurs, maquereaux et brutaux, sauf, bien sûr, quand le larcin ou le délit avait été commis à son détriment. Une secrète connivence le liait de cœur avec tout ce qu’il y avait de truanderie sur la terre. Justice rendue, et voilà la journée presque passée. Robert descendait aux étuves, installées dans une chambre basse du donjon, se plongeait dans une cuve d’eau chaude parfumée d’herbes et d’aromates qui défatiguent les membres, se faisait sécher et bouchonner comme un cheval, peigner, raser, friser. Déjà, écuyers, échansons et valets avaient de nouveau dressé sur les tréteaux les tables du souper, où Robert paraissait dans une immense robe seigneuriale de velours vermeil ouvré de lis d’or et des châteaux d’Artois, et dont la fourrure intérieure lui couvrait la chaussure. Madame de Beaumont, elle, portait une robe de camocas violet, fourrée de menu-vair, brodée en or des initiales « J » et « R » entrelacées, avec semis de trèfles d’argent. La chère était moins lourde qu’au repas de midi : potages aux herbes ou au lait, un paon, un cygne rôti au milieu d’une couronne de pigeonneaux, fromages frais et fermentés, tartes et gaufres sucrées qui aidaient à goûter les vieux vins coulant des aiguières en forme de lion ou d’oiseau. On servait à la française, c’est-à-dire à deux par écuelle, une femme et un homme mangeant au même plat, sauf le seigneur. Robert avait sa platée pour lui seul, qu’il vidait de la cuiller, du couteau et des doigts, s’essuyant à la nappe comme chacun. Pour la petite volaille, il broyait chair et os, tout ensemble. 
  Vers la fin du souper, le ménestrel Watriquet de Couvin était prié de prendre sa courte harpe et de dire un conte de sa composition. Messire Watriquet était de Hainaut ; il connaissait bien le comte Guillaume et la comtesse, sœur de Madame de Beaumont ; il avait fait ses débuts à leur cour, et poursuivait sa carrière en passant chez chaque Valois, à tour de rôle. On se le disputait à gros gages. 
  — Watriquet, le lai des Dames de Paris ! réclamait Robert, la bouche encore grasse. 
  C’était son conte préféré et, bien qu’il le connût presque par cœur, il voulait l’entendre toujours, semblable en cela aux enfants qui exigent chaque soir la même histoire, et qu’on n’en omette rien. Qui eût pu, à ce moment-là, croire Robert d’Artois capable de faux et de crimes ? 
  Le lai des Dames de Paris contait l’aventure de deux bourgeoises, Margue et Marion, femme et nièce d’Adam de Gonesse, qui, s’en allant au tripier, le matin du jour des Rois, rencontrent pour leur malheur une voisine, dame Tifaigne la coiffière, et se laissent entraîner par elle dans une auberge où l’hôte, dit-on, fait crédit. Voici les commères attablées à la taverne des Maillets où le tenancier Drouin leur sert force bonnes choses : du vin claret, une oie grasse, une pleine écuelle d’aulx, des gâteaux chauds. À cet endroit du conte, Robert d’Artois se mettait à rire, d’avance. Et Watriquet poursuivait : … Lors commença Margue à suer Et boire à grandes hanapées. En peu d’heures eurent échappées Trois chopines parmi sa gorge. « Dame, foi que je dois saint Georges, Dit Maroclippe, sa commère, Ce vin me fait la bouche amère ; Je veux avoir de la grenache, Si devais-je vendre ma vache Pour en avoir aux mains plein pot. » 
  Assis près de la grande cheminée où un arbre entier flambait, Robert d’Artois, renversé en arrière, gloussait d’un gros rire de gorge. C’était toute sa jeunesse, passée dans les tavernes, bordeaux et autres mauvais lieux, qu’il revoyait à travers ce conte. En avait-il assez connu de ces franches garces, attablées et s’enivrant avec application à l’insu de leurs maris ! À minuit, chantait Watriquet, Margue, Marion et la coiffière, ayant tâté de tous les vins, de l’Arbois jusqu’au Saint-Mélion, et s’étant fait porter gaufres, oublies, amandes pelées, poires, épices et noix, étaient encore à l’auberge. Margue propose d’aller danser dehors. Le tavernier exige, pour les laisser sortir, qu’elles déposent leurs habits en gage ; ce à quoi elles consentent volontiers, saoules qu’elles sont ; en un tournemain elles se défont de leurs robes et pelissons, cottes, chemises, bourses et courroies. Nues comme au jour de leur naissance, les voilà parties dans la nuit de janvier, braillant à tue-tête : « Amour au vireli m’en vois », titubant, trébuchant, s’écorchant aux murs, se rattrapant l’une à l’autre, pour finalement s’écrouler, ivres mortes, sur les monceaux d’ordures. Le jour se lève, les portes s’ouvrent. On les découvre toutes souillées et sanglantes et ne bougeant pas plus que « merdes en la mi voie ». On va quérir les maris qui les croient assassinées ; on les porte au cimetière des Innocents ; on les jette à la fosse commune. L’une sur l’autre, toutes vives ; Or leur fuyait par les gencives Le vin, et par tous les conduits. Elles ne sortent de leur sommeil que la nuit suivante, au milieu du charnier, couvertes de terre, mais pas encore dessaoulées, et se mettent à crier dans le cimetière tout noir et gelé : « Drouin, Drouin, où es allé ? Apporte trois harengs salés Et un pot de vin du plus fort Pour faire à nos têtes confort ; Et ferme aussi la grand fenestre ! » C’était un rugissement que poussait alors Monseigneur Robert. Le ménestrel Watriquet avait peine à finir son conte car, pour plusieurs minutes, le rire du géant emplissait la salle. Les yeux larmoyants, il se frappait les côtes à deux mains. Dix fois il répétait : « Et ferme aussi la grand fenestre ! » Sa joie était si contagieuse que toute la maisonnée se tordait avec lui. 
  — Ah ! les drôlesses ! Toutes dépouillées, les naches à la bise… Et ferme aussi la grand fenestre ! 
  Et il repartait à rire. Au fond, c’était une bonne vie, celle qu’on menait à Conches… Madame de Beaumont était une bonne épouse, le comté de Beaumont était un bon petit comté, et qu’importait qu’il fût domaine de la couronne puisque les revenus en étaient assurés ? Alors l’Artois ?… Était-ce si important l’Artois, après tout, cela méritait-il tant de soucis, luttes et besognes ?… « La terre où l’on me couchera un jour, que ce soit celle de Conches ou celle d’Hesdin… » 
  Ce sont là propos qu’on se tient lorsqu’on a passé la quarantaine, qu’une affaire engagée ne tourne pas complètement à souhait, et qu’on dispose de deux semaines de loisirs. Mais l’on sait bien, dans le fond, qu’on ne se tiendra pas à cette sagesse fugitive… Tout de même, demain, Robert irait courir un cerf du côté de Beaumont, et il en profiterait pour inspecter le château, voir s’il ne convenait pas de l’agrandir… Ce fut en rentrant de Beaumont, où il s’était rendu avec son épouse, l’avant-dernier jour de l’année, que Robert d’Artois trouva ses écuyers et ses valets l’attendant, tout affolés, sur le pont-levis de Conches. On était venu dans l’après-midi se saisir de la dame de Divion pour l’emmener en prison, à Paris. 
  — S’en saisir ? Qui est venu s’en saisir ? 
  — Trois sergents. 
  — Quels sergents ? D’ordre de qui ? hurla Robert. 
  — Du roi. 
  — Allons donc ! Et vous avez laissé faire ! Vous êtes des niais que je vais bâtonner. Saisir chez moi ? Quelle imposture ! Avez-vous vu l’ordre, au moins ? 
  — Nous l’avons vu, Monseigneur, répondit Gillet de Nelle tremblant, et nous avons même exigé de le garder. Nous n’avons laissé prendre madame de Divion qu’à cette condition. Le voici. 
  C’était bien un ordre royal, tracé d’une main de clerc, mais scellé du cachet de Philippe VI. Et non pas du sceau de chancellerie, ce qui eût pu expliquer quelque haute fourberie. La cire portait le relief du sceau privé de Philippe, le « petit sceau » comme on disait, que le roi gardait sur lui, dans une bourse, et que sa main seule utilisait. Le comte d’Artois n’était pas, de nature, un homme angoissé. Ce jour-là, pourtant, il apprit à connaître la peur.

Demain "Le lis et le lion" 3ème partie  ch 6 "La mâle reine"


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