samedi 14 septembre 2019

Les rois maudits - Le lis et le lion - ch 5 - Le géant aux miroirs


V
LE GÉANT AUX MIROIRS



  Il voulait se montrer mais également se voir. Il voulait que sa belle épouse, la comtesse, que ses trois fils, Jean, Jacques, et Robert, dont l’aîné, à huit ans, promettait déjà de devenir grand et fort, il voulait que ses écuyers, les valets de sa chambre et tout son hôtel qu’il avait amené avec lui de Paris, le contemplassent bien dans l’éclat de sa splendeur ; mais il désirait aussi s’apparaître et s’admirer. À ce faire, il avait demandé tous les miroirs trouvables dans les bagages de son escorte, miroirs d’argent poli, ronds comme des assiettes, miroirs à manche, miroirs de vitre sur feuille d’étain, coupés à l’octogone dans un cadre de vermeil, et il les avait fait suspendre, les uns auprès des autres, à la tapisserie de la chambre qu’il occupait. 
  L’évêque d’Amiens serait bien content lorsqu’il verrait son beau tapis à images lacéré par les clous qu’on avait plantés dedans ! Mais qu’importait ! Un prince de France pouvait se permettre cela. Monseigneur Robert d’Artois, seigneur de Conches et comte de Beaumont-le-Roger, souhaitait se contempler dans son costume de pair qu’il portait pour la première fois. Il tournait, virait, avançait de deux pas, reculait, mais ne parvenait à saisir sa propre image que par fragments, comme les morceaux découpés d’un vitrail : à gauche, la garde d’or de la longue épée et, un peu plus haut, à droite, un morceau de poitrine où, sur la cotte de soie, étaient brodées ses armes ; ici l’épaule à laquelle s’accrochait par un fermail étincelant le grand manteau de pair, et près du sol les franges de la longue tunique retroussée par les éperons d’or ; et puis, tout au sommet, la couronne de pair à huit fleurons égaux, monumentale, sur laquelle il avait fait sertir tous les rubis achetés à la vente de feu la reine Clémence. 
  — Allons, je suis dignement vêtu, déclara-t-il. C’eût été pitié vraiment que je ne fusse pas pair, car la robe m’en sied bien. 
  La comtesse de Beaumont, elle-même en tenue d’apparat, semblait ne partager qu’à demi l’orgueilleuse allégresse de son époux. 
  — Êtes-vous sûr, Robert, demanda-t-elle d’une voix soucieuse, que cette dame arrive à temps ? 
  — Mais certes, mais certes, répondit-il. Et si même elle n’arrive pas ce matin, je n’en vais pas moins clamer ma requête, et je présenterai les pièces demain. 
  La seule gêne qu’éprouvait Robert en son beau costume lui venait d’avoir à le porter par la chaleur d’un été précoce. Il suait sous ce harnois d’or, de velours et de soies épaisses, et bien qu’il se fût baigné le matin aux étuves, il commençait de répandre un fort parfum de fauve. Par la fenêtre, ouverte sur un ciel éclatant de lumière, on entendait les cloches de la cathédrale sonnant à la volée et dominant le bruit que peut faire dans une ville le train de cinq rois et de leurs cours. 
  Ce 6 juin de l’an 1329, en effet, cinq rois étaient présents à Amiens. De mémoire de chancelier, on ne se souvenait pas de pareille entrevue. Pour recevoir l’hommage de son jeune cousin d’Angleterre, Philippe VI avait tenu à inviter ses parents ou alliés, les rois de Navarre, de Bohême, et de Majorque, ainsi que le comte de Hainaut, le duc d’Athènes et tous les pairs, ducs, comtes, évêques, barons et maréchaux. Six mille chevaux du côté français, et six cents du côté anglais. Ah ! Charles de Valois n’aurait pas désavoué son fils, ni son gendre Robert d’Artois, s’il avait pu voir cette assemblée ! 
  Le nouveau connétable, Raoul de Brienne, pour son entrée en fonctions, avait eu la charge d’organiser le logement. Il s’en était tiré au mieux, mais il avait maigri de cinq livres. Le roi de France occupait, avec sa famille, le palais épiscopal dont une aile avait été réservée à Robert d’Artois. Le roi d’Angleterre était installé à la Malmaison, les autres rois dans les maisons bourgeoises. Les serviteurs dormaient dans les couloirs, les écuyers campaient autour de la ville avec les chevaux et les trains de bagages. 
  Une foule innombrable était venue de la province proche, des comtés voisins, et même de Paris. Les badauds passaient les nuits sous les porches. Tandis que les chanceliers des deux royaumes discutaient une dernière fois des termes de l’hommage et pour tomber d’accord, au bout de leurs palabres, sur l’impossibilité d’arriver à rien de précis, toute la noblesse d’Occident, depuis six jours, s’amusait de joutes et de tournois, de spectacles joués, de jongleries, de danses, et festoyait en de fantastiques ripailles qui, servies dans les vergers des palais, commençaient au grand soleil pour s’achever aux étoiles. 
  Des hortillonnages de l’Amiénois arrivaient, par barques plates poussées à la perche sur les étroits canaux, des monceaux d’iris, de renoncules, de jacinthes et de lis qu’on déchargeait sur les quais du marché d’eau pour aller les répandre dans les rues, les cours et les salles où devaient passer les rois. La ville était saturée du parfum de toutes ces fleurs écrasées, de ce pollen qui collait aux semelles et qui se mêlait à la forte odeur des chevaux et de la foule. 
  Et les vivres ! Et les vins ! Et les viandes ! Et les farines ! Et les épices ! On poussait les troupeaux de bœufs, de moutons et de porcs vers les abattoirs qui fonctionnaient en permanence ; d’incessants charrois apportaient dans les cuisines des palais daims, cerfs, sangliers, chevreuils, lièvres, et tous les poissons de la mer, les esturgeons, les saumons, les bars, et la pêche de rivière, les longs brochets, les brèmes, les tanches, les écrevisses, et toutes les volailles, les plus fins chapons, les plus grasses oies, les faisans aux couleurs vives, les cygnes, les hérons en leur blancheur, les paons ocellés. Partout les tonneaux étaient en perce. 
   Quiconque arborait la livrée d’un seigneur, fût-ce le dernier laquais, faisait l’important. Les filles étaient folles. Les marchands italiens étaient venus de toutes parts à cette foire fabuleuse qu’organisait le roi. Les façades d’Amiens disparaissaient sous les soieries, les brocarts, les tapis pendus aux fenêtres, pour pavoiser. Il y avait trop de cloches, de fanfares et de cris, trop de palefrois et de chiens, trop de victuailles et de breuvages, trop de princes, trop de voleurs, trop de putains, trop de luxe et trop d’or, trop de rois ! La tête en éclatait. Le royaume se grisait de se contempler en sa puissance comme Robert d’Artois se grisait de lui-même, devant ses miroirs. Lormet, son vieux serviteur, vêtu de neuf lui aussi, mais quand même bougon dans toute cette fête… oh ! pour peu de chose, parce que Gillet de Nelle prenait trop de place dans la maison, parce qu’on ne cessait de voir de nouveaux visages autour du maître… s’approcha de Robert et lui dit à mi-voix : 
  — La dame que vous attendez est là. 
  Le géant se retourna d’un bloc. 
  — Conduis-la-moi, répondit-il. 
  Il adressa un long clin d’œil à la comtesse sa femme, puis, à grands gestes, poussa son monde vers la porte en criant : 
  — Sortez tous, formez-vous en cortège dans la cour. 
  Il resta seul un moment, devant la fenêtre, regardant la foule massée aux abords de la cathédrale pour admirer les entrées et contenue avec peine par un cordon d’archers. Les cloches, là-haut, continuaient leur vacarme ; une odeur de gaufres chaudes montant d’un éventaire s’était mêlée à l’air, brusquement ; les rues alentour étaient pleines ; et l’on voyait à peine miroiter le canal du Hocquet tant les barques s’y touchaient. 
  Robert d’Artois se sentait triomphant, et il le serait davantage encore tout à l’heure, quand il s’avancerait vers son cousin Philippe, dans la cathédrale, et prononcerait certaines paroles qui ne manqueraient pas de faire trembler de surprise les rois, les ducs et barons assemblés. Et chacun ne s’en repartirait pas aussi joyeux qu’il était venu. À commencer par sa chère tante Mahaut et par le duc bourguignon. Ah ! certes, Robert allait bien étrenner son costume de pair ! Vingt ans et plus de lutte opiniâtre recevraient ce jour leur récompense. Et pourtant, dans cette grande joie orgueilleuse qui l’habitait, il reconnaissait comme une fissure, un regret. 
  D’où ce sentiment pouvait-il lui venir, alors que tout lui souriait, que tout se conformait à ses souhaits ? Soudain il comprit : l’odeur des gaufres. Un pair de France, qui va réclamer le comté de ses pères, ne peut descendre dans la rue, en couronne à huit fleurons, pour manger une gaufre. Un pair de France ne peut plus gueuser, se mêler à la multitude, pincer le sein des filles et, le soir, brailler entre quatre ribaudes, comme il le faisait lorsqu’il était pauvre et qu’il avait vingt ans. Cette nostalgie le rassura. « Allons, se dit-il, le sang n’est pas encore éteint ! » 
  La visiteuse se tenait près de la porte, intimidée, et n’osant troubler les méditations d’un seigneur coiffé d’une aussi grosse couronne. C’était une femme d’environ trente-cinq ans, à visage triangulaire et pommettes pointues. Le chaperon rabattu d’une cape de voyage cachait à demi ses cheveux nattés, et sa respiration soulevait sa poitrine, fort ronde et pleine, sous la guimpe de lin blanc. « Mâtin ! Il ne s’ennuyait pas, l’évêque ! » pensa Robert quand il s’aperçut de sa présence. Elle fléchit un genou dans un geste de révérence. Il étendit sa large main gantée et chargée de rubis. 
  — Donnez, fit-il. 
  — Je ne les ai point, Monseigneur, répondit la femme. 
  Le visage de Robert changea d’expression. 
  — Comment, vous n’avez point les pièces ? s’écria-t-il. Vous m’aviez assuré que vous me les porteriez aujourd’hui ! — J’arrive du château d’Hirson, Monseigneur, où je me suis introduite le jour d’hier, en compagnie du sergent Maciot. Nous sommes allés au coffre de fer scellé dans le mur, pour l’ouvrir avec les fausses clefs. 
  — Et alors ? 
  — Il avait déjà été visité. Nous l’avons trouvé vide. 
  — Fort bien, belle nouvelle ! dit Robert dont les joues pâlirent un peu. Voici un grand mois que vous me lanternez. « Monseigneur, je puis vous remettre les actes qui vous rendront la possession de votre comté ! Je sais où ils sont muchés. Donnez-moi une terre et des revenus, je vous les porterai la semaine prochaine. » Et puis la semaine passe et une autre encore… « Les Hirson se tiennent au château ; je ne puis y paraître quand ils sont là. » » À présent j’y suis allée, Monseigneur, mais la clef que j’avais n’était point la bonne. Patientez un peu… » Et le jour enfin que je dois présenter les deux pièces au roi… 
  — Les trois, Monseigneur : le traité du mariage du comte Philippe, votre père, la lettre du comte Robert, votre grand-père, et celle de Monseigneur Thierry. 
  — Mieux encore ! les trois ! Vous arrivez pour me dire tout niaisement : « Je ne les ai point ; le coffre était vide ! » Et vous pensez que je vais vous croire ? 
  — Mais demandez au sergent Maciot qui m’accompagnait ! Ne voyez-vous pas, Monseigneur, que j’en ai encore plus grand meschef que vous ? 
  Un méchant soupçon passa dans le regard de Robert d’Artois qui, changeant de ton, demanda : 
  — Dis-moi, la Divion, ne serais-tu pas en train de me truffer ? Cherches-tu à me soutirer davantage, ou bien m’aurais-tu trahi pour Mahaut ? 
  — Monseigneur ! Qu’allez-vous imaginer ! s’écria la femme au bord des larmes. Quand toute la peine et le dénuement où je suis me viennent de la comtesse Mahaut qui m’a volée de tout ce que mon cher seigneur Thierry m’avait laissé par son testament ! Ah ! je lui souhaite bien autant de mal que vous pouvez le faire, à Madame Mahaut ! Pensez, Monseigneur : douze ans je fus la bonne amie de Thierry, à cause de quoi beaucoup de gens me montraient du doigt. Pourtant, un évêque, c’est un homme tout pareillement aux autres ! Mais les gens ont de la méchanceté… 
  La Divion recommençait son histoire que Robert avait déjà entendue au moins trois fois. Elle parlait vite ; sous des sourcils horizontaux, son regard semblait tourné en dedans comme chez les êtres qui ruminent sans cesse leurs propres affaires et ne sont attentifs à rien d’autre qu’à eux-mêmes. Forcément, elle ne pouvait rien espérer de son mari dont elle s’était séparée pour vivre dans la maison de l’évêque Thierry. Elle reconnaissait que son mari s’était montré plutôt accommodant, peut-être parce qu’il avait, lui, cessé de bonne heure d’être un homme… Monseigneur comprenait ce qu’elle voulait dire. C’était pour la mettre à l’abri du besoin, en remerciement de toutes les bonnes années qu’elle lui avait données, que l’évêque Thierry l’avait inscrite sur son testament pour plusieurs maisons, somme en or et revenus. Mais il se méfiait de Madame Mahaut qu’il était obligé de nommer exécutrice testamentaire. 
  — Elle m’a toujours vue de mauvais œil, à cause de ce que j’étais plus jeune qu’elle, et qu’autrefois Thierry, c’est lui-même qui me l’a confié, avait dû passer par sa couche. Il savait bien qu’elle me jouerait méchamment quand il ne serait plus là, et que tous les Hirson, qui sont contre moi, à commencer par la Béatrice, la plus mauvaise, qui est demoiselle de parage de Mahaut, s’arrangeraient pour me chasser de la maison et me priver de tout. 
  Robert n’écoutait plus l’intarissable bavarde. Il avait posé sur un coffre sa lourde couronne et réfléchissait en frottant ses cheveux roux. Sa belle machination s’écroulait. « La plus petite pièce probante, mon frère, et j’autorise aussitôt l’appel des jugements de 1309 et 1318 », lui avait dit Philippe VI. « Mais comprends que je ne puis faire à moins, quelque volonté que j’aie de te servir, sans me déjuger devant Eudes de Bourgogne, avec les conséquences que tu devines. » Or ce n’était pas une petite pièce, mais des pièces massues, les actes même que Mahaut avait fait disparaître afin de capter l’héritage d’Artois, qu’il s’était targué de fournir ! 
  — Et dans quelques minutes, dit-il, je dois être à la cathédrale, pour l’hommage. 
  — Quel hommage ? demanda la Divion. 
  — Celui du roi d’Angleterre, voyons ! 
  — Ah ! C’est donc cela qu’il y a si grande presse dans la ville que je ne pouvais avancer. 
  Elle ne voyait donc rien, cette sotte, tout occupée à remâcher ses infortunes personnelles, elle ne se rendait compte ni ne s’informait de rien ! Robert se demanda s’il n’avait pas été bien léger en accordant crédit aux dires de cette femme, et si les pièces, le coffre d’Hirson, la confession de l’évêque avaient jamais existé autrement qu’en imagination. 
  Et Maciot l’Allemant, était-il dupe lui aussi, ou bien de connivence ? 
  — Dites le vrai, la femme ! Jamais vous n’avez vu ces lettres. 
  — Mais si, Monseigneur ! s’écria la Divion pressant des deux mains ses pommettes pointues. C’était au château d’Hirson, le jour que Thierry se sentit malade, avant de se faire transporter en son hôtel d’Arras. « Ma Jeannette, je veux te prémunir contre Madame Mahaut, comme je m’en suis prémuni moi-même », il m’a dit. « Les lettres scellées qu’elle a fait retraire des registres pour dérober Monseigneur Robert, elle les croit toutes brûlées. Mais ce sont celles des registres de Paris qui sont allées au feu, devant elle. Les copies gardées aux registres d’Artois »… ce sont les propres paroles de Thierry, Monseigneur… « Je lui ai assuré les avoir fait ardoir, mais je les ai conservées ici, et j’y ai joint une lettre de moi. » Et Thierry m’a conduite au coffre caché dans un creux du mur de son cabinet, et il m’a fait lire les feuilles toutes chargées de sceaux, que même je n’en pouvais croire mes yeux ni que pareilles vilenies fussent possibles. Il y avait aussi huit cents livres en or dans le coffre. Et il m’a remis la clef au cas qu’il lui survînt malheur. 
  — Et lorsque vous êtes allée une première fois à Hirson… 
  — J’avais confondu la clef avec une autre ; je l’ai perdue, c’est sûr. Vraiment la calamité s’acharne sur moi ! Quand tout commence d’aller mal… 
  Et brouillonne, de plus ! Elle devait dire la vérité. On ne s’invente pas aussi bête lorsqu’on veut tromper. Robert l’aurait volontiers étranglée, si cela avait pu servir à quelque chose. 
  — Ma visite a dû donner l’éveil, ajouta-t-elle ; on a découvert le coffre et forcé les verrous. C’est la Béatrice, à coup sûr… 
  La porte s’entrouvrit et Lormet passa la tête. Robert le renvoya, d’un geste de la main. 
  — Mais après tout, Monseigneur, reprit Jeanne de Divion comme si elle cherchait à racheter sa faute, ces lettres, on pourrait aisément les refaire, ne croyez-vous pas ? 
  — Les refaire ? 
  — Dame, puisqu’on sait ce qu’il y avait dedans ! Moi je le sais bien, je puis vous répéter, presque parole pour parole, la lettre de Monseigneur Thierry. 
  Le regard absent, l’index tendu pour ponctuer les phrases, elle commença de réciter : 
  — « Je me sens grandement coupable de ce que j’ai tant cette chose celée que les droits de la comté d’Artois appartiennent à Monseigneur Robert, par les convenances qui furent faites au mariage de Monseigneur Philippe d’Artois et de Madame Blanche de Bretagne, convenances établies en double paire de lettres scellées, desquelles lettres j’en ai une, et l’autre fut retraite des registres de la cour par l’un de nos grands seigneurs… Et toujours j’ai eu vouloir qu’après la mort de Madame la comtesse, à qui pour complaire et sur les ordres de laquelle j’ai agi, si Dieu la rappelait avant moi, je rendrai audit Monseigneur Robert ce que je détenais… » 
  La Divion égarait ses clefs, mais pouvait se souvenir d’un texte qu’elle avait lu une fois. Il y a des cervelles construites de la sorte ! Et elle proposait à Robert, comme chose la plus naturelle au monde, de faire des faux. Elle n’avait visiblement aucun sens du bien et du mal, n’établissait aucune distinction entre le moral et l’immoral, l’autorisé et l’interdit. Était moral ce qui lui convenait. 
  En quarante-deux ans de vie, Robert avait commis presque tous les péchés possibles : il avait tué, menti, dénoncé, pillé, violé. Mais user de faux en écritures, cela ne lui était pas encore arrivé. 
  — Il y a aussi l’ancien bailli de Béthune, Guillaume de la Planche, qui doit se souvenir et pourrait nous aider, car il était clerc chez Monseigneur Thierry en ce temps-là. 
  — Où est-il, cet ancien bailli ? demanda Robert. 
  — En prison. 
  Robert haussa les épaules. De mieux en mieux ! Ah ! il avait commis une erreur à se trop presser. Il aurait dû attendre de tenir les documents, et non pas se contenter de promesses. Mais aussi, il y avait cette occasion de l’hommage, que le roi lui-même lui avait conseillé de saisir… 
  Le vieux Lormet, de nouveau, passa la tête par l’entrebâillement de la porte. 
  — Oui ! je sais, lui cria Robert avec impatience. Il y a juste la place à traverser. 
  — C’est que le roi s’apprête à descendre, dit Lormet d’un ton de reproche. 
  — Bon, je viens. 
  Le roi, après tout, n’était que son beau-frère, et roi parce que lui, Robert, avait fait le nécessaire. Et cette chaleur ! Il se sentait ruisseler sous son manteau de pair. Il s’approcha de la fenêtre, regarda la cathédrale aux deux tours inégales et ajourées. Le soleil frappait de biais la grande rosace de vitraux. Les cloches continuaient de sonner, couvrant les rumeurs de la foule. Le duc de Bretagne, suivi de son escorte, montait les marches du porche central. Ensuite, à vingt pas d’intervalle, s’avançait d’une démarche boiteuse le duc de Bourbon, la traîne de son manteau soulevée par deux écuyers. Puis s’approchait le cortège de Mahaut d’Artois. Elle pouvait avoir le pas ferme, aujourd’hui, la dame Mahaut ! Plus haute que la plupart des hommes, et le visage fort rouge, elle saluait le peuple, de petites inclinations de tête, d’un air impérial. C’était elle la voleuse, la menteuse, l’empoisonneuse de rois, la criminelle qui soustrayait les actes scellés aux registres royaux ! Si près de la confondre, de remporter sur elle, enfin, la victoire à laquelle il travaillait depuis vingt ans, Robert allait-il être forcé de renoncer… et pour quoi ? Pour une clef égarée par une concubine d’évêque ? Est-ce que, contre les méchants, il ne convient pas d’user des mêmes méchancetés ? Doit-on se montrer si regardant sur le choix des procédés quand il s’agit de faire triompher le bon droit ? À y bien penser, si Mahaut avait en sa possession les pièces retrouvées dans le coffre forcé du château d’Hirson – et à supposer qu’elle ne les eût pas immédiatement détruites comme tout portait à le croire – elle était bien empêchée de jamais les produire, ou de faire allusion à leur existence, puisque ces pièces constituaient la preuve de sa culpabilité. Elle serait bien prise, Mahaut, si on venait lui opposer des lettres toutes pareilles aux documents disparus ! Que n’avait-il la journée devant lui pour pouvoir réfléchir, s’informer davantage… Il fallait qu’avant une heure il eût décidé, et tout seul. 
  — Je vous reverrai, la femme ; mais tenez-vous coite, dit-il. 
  De fausses écritures, tout de même, c’était gros risque… Il reprit sa monumentale couronne, s’en coiffa, jeta un regard aux miroirs qui lui renvoyèrent son image éclatée en trente morceaux. Puis il partit pour la cathédrale. 

Demain "Le lis et le lion"  ch 6 "L'hommage et le parjure" 

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