mercredi 25 septembre 2019

Le lis et le lion - 3ème partie - Les déchéances - ch 1 - Le complot du fantône


TROISIÈME PARTIE 
LES DÉCHÉANCES 
LE COMPLÔT DU FANTÔME 




  Le moine avait déclaré s’appeler Thomas Dienhead. Il avait le front bas sous une maigre couronne de cheveux couleur de bière, et tenait les mains cachées dans ses manches. Sa robe de Frère Prêcheur était d’un blanc douteux. Il regardait à droite et à gauche et avait demandé par trois fois si « my Lord » était seul, et si aucune autre oreille ne risquait d’entendre. 
  — Mais oui, parlez donc, dit le comte de Kent du fond de son siège, en agitant la jambe avec un rien d’impatience ennuyée. 
  — My Lord, notre bon Sire le roi Édouard le Second est toujours vivant. 
  Edmond de Kent n’eut pas le sursaut qu’on aurait pu attendre, d’abord parce qu’il n’était pas homme à faire montre volontiers de ses émotions, et aussi parce que cette stupéfiante nouvelle lui avait déjà été portée, quelques jours plus tôt, par un autre émissaire. 
  — Le roi Édouard est tenu secrètement au château de Corfe, reprit le moine ; je l’ai vu et viens vous en fournir témoignage. 
  Le comte de Kent se leva, enjamba son lévrier et s’approcha de la fenêtre à petites vitres et croisillons de plomb par laquelle il observa un moment le ciel gris au-dessus de son manoir de Kensington. Kent avait vingt-neuf ans ; il n’était plus le mince jeune homme qui avait commandé la défense anglaise pendant la désastreuse guerre de Guyenne, en 1324, et dû, faute de troupes, se rendre, dans la Réole assiégée, à son oncle Charles de Valois. Mais bien qu’un peu épaissi, il gardait toujours la même blonde pâleur et la même nonchalance distante qui cachait plus de tendance au songe qu’à la véritable méditation. 
  Il n’avait jamais entendu chose plus étonnante ! Ainsi son demi-frère Édouard II dont le décès avait été annoncé trois ans plus tôt, qui avait sa tombe à Gloucester – et dont on n’hésitait plus maintenant, dans le royaume, à nommer les assassins – aurait encore été de ce monde ? La détention au château de Berkeley, le meurtre atroce, la lettre de l’évêque Orleton, la culpabilité conjointe de la reine Isabelle, de Mortimer et du sénéchal Maltravers, enfin l’inhumation à la sauvette, tout cela n’aurait été qu’une fable, montée par ceux qui avaient intérêt à ce qu’on crût l’ancien roi décédé, et grossie ensuite par l’imagination populaire ? 
  Pour la seconde fois, en moins de quinze jours, on venait lui faire cette révélation. La première fois, il avait refusé d’y croire. Mais maintenant il commençait d’être ébranlé. 
  — Si la nouvelle est vraie, elle peut changer bien des choses au royaume, dit-il sans précisément s’adresser au moine. 
  Car depuis trois ans l’Angleterre avait eu le temps de s’éveiller de ses rêves. Où étaient la liberté, la justice, la prospérité, dont on avait imaginé qu’elles s’attachaient aux pas de la reine Isabelle et du glorieux Lord Mortimer ? De la confiance qu’on leur avait accordée, des espérances qu’on avait mises en eux, il ne restait rien que le souvenir d’une vaste illusion déçue. Pourquoi avoir chassé, destitué, emprisonné et – du moins le croyait-on jusqu’à ce jour – laissé assassiner le faible Édouard II soumis à d’odieux favoris, si c’était pour qu’il fût remplacé par un roi mineur, plus faible encore, et dépouillé de tout pouvoir par l’amant de sa mère ? Pourquoi avoir décapité le comte d’Arundel, assommé le chancelier Baldock, coupé en quatre morceaux Hugh Le Despenser, quand à présent Lord Mortimer gouvernait avec le même arbitraire, pressurait le pays avec la même avidité, insultait, opprimait, terrifiait, ne supportait aucune discussion de son autorité ? 
  Au moins, Hugh Le Despenser, créature vicieuse et cupide, présentait-il quelques faiblesses sur lesquelles on pouvait agir. Il lui arrivait de céder à la peur ou à l’attrait de l’argent. Roger Mortimer, lui, était un baron inflexible et violent. La Louve de France, comme on appelait la reine mère, avait pour amant un loup. Le pouvoir corrompt rapidement ceux qui s’en saisissent sans y être poussés, avant tout, par le souci du bien public. Brave, héroïque même, célèbre pour une évasion sans exemple, Mortimer avait, dans ses années d’exil, incarné les aspirations d’un peuple malheureux. On se rappelait qu’il avait autrefois conquis le royaume d’Irlande pour la couronne anglaise ; on oubliait qu’il s’y était fait la main. 
  Jamais, en vérité, Mortimer n’avait pensé à la nation dans son ensemble, ni aux besoins de son peuple. Il ne s’était fait le champion de la cause publique qu’autant que cette cause se trouvait confondue pour un moment avec la sienne propre. Il n’incarnait, en vérité, que les griefs d’une certaine fraction de la noblesse. Devenu le maître, il se comportait comme si l’Angleterre tout entière fût passée à son service. Et d’abord il s’était approprié presque le quart du royaume en devenant comte des Marches, titre et fief qu’il avait fait créer pour lui. Au bras de la reine mère, il menait train de roi, et en usait avec le jeune Édouard III comme si celui-ci eût été non pas son suzerain mais son héritier. 
  Lorsque, en octobre 1328, Mortimer avait exigé du Parlement réuni à Salisbury la confirmation de son élévation à la pairie, Henry de Lancastre au Tors-Col, doyen de la famille royale, s’était abstenu de siéger. Au cours de la même session, Mortimer avait fait pénétrer ses troupes en armes dans l’enceinte du Parlement, pour mieux appuyer ses volontés. Ce genre de contrainte ne fut jamais du goût des assemblées. Presque fatalement, la même coalition formée naguère pour abattre les Despensers s’était reconstituée autour des mêmes princes du sang, autour d’Henry Tors-Col, autour des comtes de Norfolk et de Kent, oncles du jeune roi. Deux mois après l’affaire de Salisbury, Tors-Col, profitant d’une absence de Mortimer et d’Isabelle, réunissait secrètement à Londres, dans l’église SaintPaul, de nombreux évêques et barons, afin d’organiser un soulèvement armé. Or Mortimer entretenait des espions partout. Avant même que la coalition se fût équipée, il venait ravager avec ses propres troupes la ville de Leicester, premier fief des Lancastre. Henry voulait continuer la lutte ; mais Kent, jugeant l’affaire mal engagée, se dérobait alors, peu glorieusement. 
  Si Lancastre s’était tiré de ce mauvais pas sans autre dommage qu’une amende, d’ailleurs impayée, de onze mille livres, il le devait à ceci qu’il était premier membre du Conseil de régence et tuteur du roi, et que, par une logique absurde, Mortimer avait besoin de maintenir la fiction juridique de cette tutelle afin de pouvoir faire également condamner, pour révolte contre le roi, des adversaires tels que Lancastre lui-même ! Ce dernier avait été envoyé en France, sous le prétexte de négocier le mariage de la sœur du jeune roi avec le fils aîné de Philippe VI. Cet éloignement était une prudente disgrâce, sa mission durerait longtemps. 
    Tors-Col absent, Kent se trouvait du coup, et presque malgré lui, le chef des mécontents. Tout refluait vers sa personne ; et lui-même cherchait à effacer sa défection de l’année précédente. Non, ce n’était pas la lâcheté qui l’avait détourné d’agir… Il pensait à toutes ces choses, confusément, devant la fenêtre de son château de Kensington. Le moine se tenait toujours immobile, les mains dans les manches. 
  Qu’il fût un Frère Prêcheur, tout comme le premier messager qui lui avait déjà certifié qu’Édouard II n’était pas mort, donnait également à réfléchir au comte de Kent, et l’inclinait à prendre la nouvelle au sérieux, car l’ordre des Dominicains était réputé hostile à Mortimer. Or l’information, si elle était véridique, faisait tomber toutes les présomptions de régicide qui pesaient sur Isabelle et Mortimer. En revanche, elle modifiait complètement la situation du royaume. Car maintenant le peuple regrettait Édouard II et, passant d’un extrême à l’autre, n’était pas loin d’élever au martyre ce prince dissolu. 
  Si Édouard II vivait encore, le Parlement pourrait fort bien revenir sur ses actes passés, en déclarant qu’ils lui avaient été imposés, et restaurer l’ancien souverain. Quelles preuves, après tout, possédait-on de sa mort ? Le témoignage des habitants de Berkeley défilant devant la dépouille ? Mais combien d’entre eux avaient-ils vu Édouard II auparavant ? Qui pouvait affirmer qu’on ne leur avait pas montré un autre corps ?… Nul membre de la famille royale ne se trouvait présent aux obsèques mystérieuses en l’abbatiale de Gloucester ; en outre, c’était un cadavre vieux d’un mois, dans une caisse couverte d’un drap noir, qu’on avait descendu au tombeau. 
  — Et vous dites, frère Dienhead, l’avoir véritablement vu, de vos yeux ? demanda Kent en se retournant. 
  Thomas Dienhead regarda de nouveau autour de lui, comme un bon conspirateur, et répondit à voix basse : 
  — C’est le prieur de notre ordre qui m’a envoyé là-bas ; j’ai gagné la confiance du chapelain qui, pour me permettre l’entrée, m’a obligé de revêtir des habits laïques. Tout un jour je suis resté caché dans un petit bâtiment, à gauche du corps de garde ; au soir on m’a fait pénétrer dans la grand-salle, et là j’ai bien vu le roi attablé, entouré d’un service d’honneur. 
  — Lui avez-vous parlé ? 
  — On ne m’a pas laissé l’approcher, dit le frère ; mais le chapelain me l’a montré, de derrière un pilier, et il m’a dit : « C’est lui. » 
  Kent demeura un moment silencieux, puis demanda : 
  — Si j’ai besoin de vous, puis-je vous faire quérir au couvent des Frères Prêcheurs ? 
  — Non point, my Lord, car mon prieur m’a conseillé de ne pas demeurer au couvent, pour le moment. 
  Et il donna son adresse, dans Londres, chez un clerc du quartier Saint-Paul. Kent ouvrit son aumônière et lui tendit trois pièces d’or. Le frère refusa ; il n’avait le droit d’accepter aucun présent. 
  — Pour les aumônes de votre ordre, dit le comte de Kent. 
  Alors le frère Dienhead sortit une main de ses manches, s’inclina très bas, et se retira. Le jour même, Edmond de Kent décidait d’avertir les deux principaux prélats naguère affiliés à la conjuration manquée, Graveson, l’évêque de Londres, et l’archevêque d’York, William de Melton, celui-là même qui avait marié Édouard III et Philippa de Hainaut. « On m’affirme par deux fois et de sources qui paraissent sûres… » leur écrivait-il. 
  Les réponses ne se firent pas attendre. Graveson garantissait son appui au comte de Kent en toute action que celui-ci voudrait mener ; quant à l’archevêque d’York, primat d’Angleterre, il envoya son propre chapelain, Allyn, porter promesse de fournir cinq cents hommes d’armes, et même davantage s’il était nécessaire, pour la délivrance de l’ancien roi. Kent prit alors d’autres contacts, avec Lord de la Zouche notamment, et avec plusieurs seigneurs, tels que Lord Beaumont et sir Thomas Rosslyn, qui s’étaient réfugiés à Paris afin de se soustraire à la vindicte de Mortimer. 
  Car il y avait de nouveau, en France, un parti d’émigrés. Ce qui emporta tout fut une communication personnelle et secrète du pape Jean XXII au comte de Kent. Le Saint-Père, ayant appris lui aussi que le roi Édouard II était toujours vivant, recommandait au comte de Kent d’agir pour sa délivrance, absolvant d’avance ceux qui participeraient à l’entreprise « ab omni pœna et culpa »… pouvait-on plus clairement dire que tous les moyens seraient bons ?… et même menaçant le comte de Kent d’excommunication s’il négligeait cette tâche hautement pie. 
  Or ce n’était pas là un message oral, mais une lettre en latin où un éminent prélat du Saint-Siège, dont la signature était assez mal déchiffrable, rapportait fidèlement les paroles prononcées par Jean XXII dans un entretien à ce sujet. La lettre avait été acheminée par un membre de la suite du chancelier Burghersh, évêque de Lincoln, qui venait de rentrer d’Avignon où il était allé négocier, lui aussi, l’hypothétique mariage de la sœur d’Édouard III à l’héritier de France. 
  Edmond de Kent, fort ému, résolut alors d’aller vérifier sur place toutes ces informations si concordantes, et d’étudier les possibilités d’une évasion. Il fit chercher le frère Dienhead à l’adresse que celui-ci avait donnée et, avec une escorte réduite mais sûre, il partit pour le Dorset. On était en février. 
  Arrivé à Corfe, par un jour de mauvais temps où les bourrasques salées balayaient la presqu’île désolée, Kent fit mander le gouverneur de la forteresse, sir John Daverill. Celui-ci vint se présenter au comte de Kent, dans l’unique auberge de Corfe, devant l’église de Saint-Édouard-le-Martyr, le roi assassiné de la dynastie saxonne. De haute taille, étroit d’épaules, le front plissé et la lèvre méprisante, avec une sorte de regret dans la civilité ainsi qu’il convient à un homme de devoir, John Daverill s’excusa de ne pouvoir recevoir le noble Lord au château. Il avait des ordres absolus. 
  — Le roi Édouard II est-il vivant ou mort ? lui demanda Edmond de Kent. 
  — Je ne puis vous le dire. 
  — C’est mon frère ! Est-ce lui que vous gardez ? 
  — Je ne suis pas autorisé à parler. Un prisonnier m’a été confié ; je ne dois révéler ni son nom ni son rang. 
  — Pourriez-vous me laisser entrevoir ce prisonnier ? 
  John Daverill fit non de la tête. Un mur, un roc, ce gouverneur, aussi impénétrable que l’énorme donjon sinistre défendu par trois vastes enceintes et qui se dressait sur le haut de la colline, au-dessus du petit village aux toits de pierres plates. Ah ! Mortimer choisissait bien ses serviteurs ! Mais il y a des manières de nier qui sont comme des affirmations. Daverill eût-il fait tel mystère, eût-il montré pareille inflexibilité, si ce n’avait pas été l’ancien roi, précisément, qu’il gardait ? Edmond de Kent usa de son charme, qui était grand, et d’autres arguments aussi auxquels la nature humaine n’est pas toujours insensible. Il posa sur la table une lourde bourse d’or. 
  — Je voudrais, dit-il, que ce prisonnier fût bien traité. Ceci est pour améliorer son sort ; il y a là cent livres esterlins. 
  — Je puis vous assurer, my Lord, qu’il est bien traité, dit Daverill à voix basse avec une nuance de complicité. 
  Et sans aucune gêne, il mit la main sur la bourse. 
  — Je donnerais volontiers le double, dit Edmond de Kent, seulement pour l’apercevoir. 
  Daverill eut une dénégation désolée. 
  — Comprenez, my Lord, qu’il y a en ce château deux cents archers de garde… 
  Edmond de Kent se crut un grand homme de guerre en notant intérieurement cette importante décision ; il faudrait en tenir compte, pour l’évasion. 
  — … et que si jamais l’un d’eux parlait, que Madame la reine mère vînt à l’apprendre, elle me ferait décapiter. Pouvait-on mieux se trahir, et avouer ce qu’on prétendait cacher ? 
  — Mais je puis faire passer un message, reprit le gouverneur, car ceci restera entre vous et moi. 
  Kent, heureux de voir si vite avancer ses affaires, écrivit la lettre suivante, tandis que les rafales d’un vent mouillé battaient les fenêtres de l’auberge : « Fidélité et respect à mon très cher frère, s’il vous plaît. Je prie Dieu de tout cœur que vous soyez en bonne santé car les dispositions sont prises pour que vous sortiez bientôt de prison et soyez délivré des maux qui vous accablent. Soyez assuré que j’ai l’appui des plus grands barons d’Angleterre et de toutes leurs forces, c’est-à-dire leurs troupes et leurs trésors. De nouveau vous serez roi ; prélats et barons l’ont juré sur l’Évangile. » 
  Il tendit la feuille, simplement pliée, au gouverneur. 
  — Je vous prie de la sceller, my Lord, dit celui-ci ; je ne veux point avoir pu en connaître la teneur. 
  Kent se fit apporter de la cire par quelqu’un de sa suite, apposa son cachet, et Daverill cacha le pli sous sa cotte. 
  — Un message, dit-il, sera parvenu de l’extérieur au prisonnier qui, je pense, le détruira aussitôt. Ainsi… 
  Et ses mains firent un geste qui signifiait l’effacement, l’oubli. « Cet homme, si je sais m’y prendre assez bien, nous ouvrira les portes toutes grandes, le jour venu ; nous n’aurons même pas à livrer bataille », pensait Edmond de Kent. Trois jours plus tard sa lettre était aux mains de Roger Mortimer qui la lisait en conseil, à Westminster. Aussitôt la reine Isabelle, s’adressant au jeune roi, s’écriait, pathétique : 
  — Mon fils, mon fils, je vous supplie d’agir contre votre plus mortel ennemi qui veut accréditer au royaume la fable que votre père est encore vivant, afin de vous déposer et prendre votre place. De grâce donnez les ordres pour qu’on châtie ce traître pendant qu’il en est temps. En fait, les ordres étaient déjà donnés et les sbires de Mortimer galopaient vers Winchester pour arrêter le comte de Kent sur son chemin de retour. 
  Mais ce n’était pas seulement une arrestation que voulait Mortimer ; il exigeait une condamnation spectaculaire. Il avait quelques raisons de se hâter ainsi. Dans un an, Édouard III allait être majeur ; il manifestait déjà de nombreux signes de son impatience à gouverner. En éliminant Kent, après avoir éloigné Lancastre, Mortimer décapitait l’opposition et empêchait que le jeune roi pût échapper à son emprise. 
  Le 19 mars, le Parlement se réunissait à Winchester pour juger l’oncle du roi. Au sortir d’un séjour de plus d’un mois en prison, le comte de Kent apparut décomposé, amaigri, hagard, et comme s’il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il n’était pas homme, décidément, fait pour supporter l’adversité. Sa belle nonchalance distante l’avait quitté. Sous l’interrogatoire de Robert Howell, coroner de la maison royale, il s’effondra, avoua tout, conta son histoire de bout en bout, livra le nom de ses informateurs et de ses complices. Mais quels informateurs ? L’ordre des Dominicains ne connaissait aucun Frère du nom de Dienhead ; c’était là une invention de l’accusé, pour tenter de se sauver. Invention également la lettre du pape Jean XXII ; personne, dans la suite de l’évêque de Lincoln, pendant l’ambassade d’Avignon, n’avait eu conversation au sujet du feu roi, ni avec le Saint-Père, ni avec aucun de ses cardinaux ou conseillers. Edmond de Kent s’obstinait. Voulait-on lui faire perdre la raison ? Pourtant, il leur avait parlé, à ces Frères Prêcheurs ! Il l’avait eue en main, cette lettre « ab omni pœna et culpa »… 
  Kent découvrait enfin l’affreux traquenard dans lequel on l’avait attiré en se servant du fantôme du roi mort. Complot organisé de toutes pièces par Mortimer et par ses créatures : faux émissaires, faux moines, faux écrits, et, plus faux que tous et que tout, ce Daverill du château de Corfe ! Kent avait basculé dans le piège. Le coroner royal requérait la peine de mort. Mortimer, assis sur l’estrade, devant les Lords, tenait chacun sous son regard ; et Lancastre, le seul peut-être qui eût osé parler en faveur de l’accusé, était hors du royaume. Mortimer avait fait savoir qu’il n’engagerait aucune poursuite contre les complices de Kent, ecclésiastiques ou non, si celui-ci était condamné. Trop d’entre les barons se trouvaient, à un titre quelconque, compromis ; ils abandonnèrent – et même Norfolk, propre frère de l’accusé – le second prince du sang à la rancune du comte des Marches. Une victime expiatoire, en somme. Et bien que Kent, s’humiliant devant l’assemblée et reconnaissant son aberration, eût offert d’aller porter sa soumission au roi, en chemise, pieds nus et la corde au cou, les Lords, à regret, rendirent la sentence qu’on attendait d’eux. 
  Pour apaiser leur conscience, ils chuchotaient : 
  — Le roi va le gracier ; le roi usera de son pouvoir de grâce… 
  Il n’était pas vraisemblable qu’Édouard III fît décapiter son oncle, pour une action coupable certes, mais où la légèreté avait sa part, et où la provocation n’était que trop évidente. Beaucoup qui avaient voté la mort se proposaient d’aller, le lendemain, demander la grâce. Les Communes, elles, refusèrent de ratifier la sentence des Lords ; elles réclamaient un supplément d’enquête. Mais Mortimer, aussitôt acquis le vote de la Chambre Haute, courut au château où la reine Isabelle était à son dîner. 
  — C’est fait, lui dit-il ; nous pouvons envoyer Edmond au billot. Mais nombre de nos faux amis escomptent que votre fils le sauvera de la peine suprême. Aussi je vous conjure d’agir sans retard. 
  Ils avaient pris soin d’occuper le jeune roi pour toute la journée par une réception au collège de Winchester, l’un des plus anciens et des plus réputés d’Angleterre. 
  — Le gouverneur de la ville, ajouta Mortimer, exécutera votre ordre, ma mie, aussi bien que s’il venait du roi. 
  Isabelle et Mortimer se regardèrent dans les yeux ; ils n’en étaient plus à un crime près, ni à un abus de pouvoir. La Louve de France signa l’ordre de décapiter sur-le-champ son beau-frère et cousin germain. Edmond de Kent fut à nouveau extrait de son cachot et, en chemise, les mains liées, conduit, sous escorte d’un petit détachement d’archers, dans une cour intérieure du château. Là il resta une heure, deux heures, trois heures, sous la pluie, tandis que le jour tombait. Pourquoi cette interminable attente devant le billot ? Il passait par des alternances d’abattement et de folle espérance. Le roi son neveu était sans doute en train de sceller l’ordonnance de pardon. Cette station tragique était le châtiment qu’on imposait au condamné pour mieux lui inspirer le repentir et mieux lui faire apprécier la magnanimité de la clémence. Ou bien il y avait troubles et émeutes ; le peuple peut-être s’était soulevé. Ou peut-être Mortimer venait-il d’être assassiné. Kent priait Dieu, et soudain se mettait à sangloter d’angoisse. Il grelottait sous sa chemise trempée ; la pluie ruisselait sur le billot et sur le casque des archers. Quand donc ce supplice allait-il finir ? La seule explication qui ne pût se présenter à l’esprit du comte de Kent, c’était qu’on cherchait un bourreau, à travers tout Winchester, et qu’on n’en trouvait pas. Celui de la ville, sachant que les Communes rejetaient la sentence et que le roi n’avait pu se prononcer, refusait obstinément d’exercer son office sur un prince royal. Ses aides se solidarisaient avec lui ; ils préféraient perdre leur charge. On s’adressa aux officiers de la garnison pour qu’ils eussent à désigner un de leurs hommes, à moins que ne se proposât un volontaire auquel serait donnée grasse rémunération. Les officiers eurent un mouvement de dégoût. Ils voulaient bien maintenir l’ordre, monter la garde autour du Parlement, accompagner le condamné jusqu’au lieu d’exécution ; mais il ne fallait pas leur demander plus, ni à eux ni à leurs soldats. Mortimer entra dans une froide et féroce colère contre le gouverneur. 
  — Ne tenez-vous pas en vos prisons quelque meurtrier, faussaire ou brigand, qui veuille la vie sauve en échange ? Allons, hâtez-vous, si vous ne voulez vous-même finir en geôle ! 
  En visitant les cachots, on découvrit enfin l’homme souhaité ; il avait volé des objets d’église et devait être pendu la semaine suivante. On lui remit la hache, mais il exigea d’avoir le visage masqué. La nuit était venue. À la lueur des torches, combattue par l’averse, le comte de Kent vit s’avancer son exécuteur et comprit que ses longues heures d’espérance n’avaient été qu’une ultime et dérisoire illusion. Il poussa un cri affreux ; il fallut l’agenouiller de force devant le billot. Le bourreau d’occasion était plus peureux que cruel, et tremblait davantage que sa victime. Il n’en finissait pas de lever la hache. Il manqua son coup, et le fer glissa sur les cheveux. Il dut s’y reprendre à quatre fois, frappant dans une écœurante bouillie rouge. Les vieux archers, alentour, vomissaient. Ainsi mourut, avant d’avoir trente ans, le comte Edmond de Kent, prince plein de grâce et de naïveté. Et un voleur de ciboire fut rendu à sa famille. 
  Quand le jeune roi Édouard III revint d’avoir ouï une longue dispute en latin sur les doctrines de maître Occam, on lui apprit que son oncle avait été décapité. 
  — Sans mon ordre ? dit-il. Il fit appeler Lord Montaigu qui ne le quittait guère depuis l’hommage d’Amiens, et dont il avait pu à diverses reprises constater la loyauté. 
  — My Lord, lui demanda-t-il, vous étiez au Parlement ce jour. J’aimerais savoir la vérité…

Demain "Le lis et le lion" 3ème partie " ch 2 - "La hache de Nottingham"

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