samedi 22 septembre 2018

La reine étranglée - 3àme partie - ch - 6 - Le chemin de Montfaucon





VI 
LE CHEMIN DE MONTFAUCON 
  Malgré l’étroitesse du soupirail, Marigny pouvait voir, entre les gros barreaux scellés en croix, le tissu somptueux du ciel où brillaient les étoiles d’avril. Il ne souhaitait pas dormir. Il épiait les rares rumeurs nocturnes de Paris, le cri des sergents du guet, le roulement des charrettes campagnardes apportant leurs chargements à la halle aux légumes… Cette ville dont il avait élargi les rues, embelli les édifices, calmé les émeutes, cette ville nerveuse, où l’on sentait à tout instant battre le pouls du royaume et qui avait été pendant seize ans au centre de ses pensées et de ses soucis, il s’était mis, depuis deux semaines, à la haïr comme on hait une personne. 
  Ce ressentiment datait précisément du matin où Charles de Valois, craignant que Marigny ne trouvât au Louvre des complicités, avait décidé de le transférer à la tour du Temple. À cheval, entouré de sergents et d’archers, Marigny, en traversant une partie de la capitale, s’était rendu compte que le peuple, dont il ne voyait depuis tant d’années que les nuques inclinées, le détestait. Les insultes lancées sur son passage, l’explosion de joie dans les rues, les poings tendus, les moqueries, les rires, les menaces de mort, tout cela avait représenté pour l’ancien recteur du royaume un effondrement pire peut-être que son arrestation elle-même. Celui qui a longtemps gouverné les hommes, s’efforçant d’agir pour le bien général, et qui sait les peines que cette tâche lui a coûtées, lorsqu’il s’aperçoit soudain qu’il n’a jamais été ni aimé ni compris, mais seulement subi, connaît une immense amertume, et se prend à s’interroger sur l’emploi qu’il a fait de sa vie. « Les honneurs, je les ai eus tous, mais jamais le bonheur, car jamais je ne pensais avoir parfait mon labeur. Valait-il d’œuvrer autant pour des gens qui me tenaient en si grande aversion ? » 
  La suite n’était pas moins affreuse. Enguerrand avait été ramené à Vincennes, non plus cette fois pour siéger parmi les dignitaires, mais pour comparaître devant un tribunal de barons et de prélats, et entendre le clerc Jean d’Asnières, dans l’office de procureur, faire lecture de l’acte d’accusation. 
  — Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo…, s’était écrié Jean d’Asnières en commençant. 
  Au nom du Seigneur, il retenait contre Marigny quarante et un chefs d’accusation : concussion, trahison, prévarication, rapports secrets avec les ennemis du royaume, tous griefs fondés sur d’étranges assertions. Il était reproché à Marigny d’avoir fait pleurer de chagrin le roi Philippe le Bel, d’avoir trompé Monseigneur de Valois sur l’estimation de la terre de Gaillefontaine, d’avoir été vu parlant seul à seul, au milieu d’un champ, avec Louis de Nevers, fils du comte de Flandre… Enguerrand avait demandé la parole ; elle lui avait été refusée. Il avait réclamé le gage de bataille ; refusé également. On le déclarait coupable sans même le laisser se défendre, et c’était tout juste comme si l’on jugeait un mort. 
  Or, parmi les membres du tribunal se trouvait Jean de Marigny. Enguerrand ne pouvait que trop facilement imaginer l’ignoble marché conclu par son frère pour conserver l’archidiocèse qu’il lui avait obtenu ! Tout le temps de ce procès sans débat, Enguerrand cherchait le regard de son cadet ; mais il ne rencontra qu’un visage impassible, des yeux détournés, et de belles mains qui lissaient d’un geste lent les rubans d’une croix pectorale. 
  — Me regarderas-tu, Judas ? Me regarderas-tu, Caïn ? grommelait Enguerrand. 
  Si même son frère se rangeait avec un tel cynisme au nombre de ses accusateurs, comment attendre de quiconque un geste de loyauté ou de gratitude ? Ni le comte de Poitiers, ni le comte d’Évreux ne siégeaient, ne pouvant manifester que par l’absence leur réprobation pour cette parodie de justice. 
  Les huées populaires avaient de nouveau accompagné Marigny, sur son trajet de retour de Vincennes au Temple où, cette fois, les fers aux pieds, il s’était vu enfermer dans le même cachot qui avait servi pour Jacques de Molay. Sa chaîne avait été rivée au même anneau où l’on rivait naguère la chaîne du grand-maître, et le salpêtre portait encore les marques faites par le vieux chevalier pour compter l’écoulement des jours. « Sept ans ! Nous l’avons condamné à passer ici sept ans, pour ensuite l’envoyer brûler. Et moi qui ne suis emprisonné que depuis une semaine, je comprends déjà tout ce qu’il a souffert. » 
  Le personnage d’État, des hauteurs où s’exerce son pouvoir, protégé par tout l’appareil des tribunaux, de la police et des armées, ne voit pas l’homme dans le condamné qu’il livre à la prison ou à la mort ; il réduit une opposition. Marigny se souvenait du malaise qu’il avait éprouvé tandis que les Templiers grillaient sur l’île aux Juifs, en comprenant qu’il ne s’agissait plus alors d’abstraites puissances hostiles, mais d’êtres de chair, de semblables. Un bref moment, cette nuit-là, et se reprochant ce mouvement d’âme comme une faiblesse, il s’était senti solidaire des suppliciés. Il se retrouvait tel, au fond de son cachot. 
  « Vraiment, nous avons tous été maudits pour ce que nous avons fait là. » 
  Et puis, une nouvelle fois, Marigny avait été conduit à Vincennes, et pour y assister au plus sinistre, au plus abject étalage de haine et de bassesse. Comme si toutes les accusations portées contre lui ne suffisaient pas, comme s’il fallait à tout prix anéantir les doutes dans les consciences du royaume, on se complut à le charger de crimes extravagants, certifiés par un stupéfiant défilé de faux témoins. Monseigneur de Valois se faisait gloire d’avoir découvert un vaste complot de sorcellerie, inspiré bien sûr par Enguerrand. Madame de Marigny et sa sœur, madame de Chanteloup, avaient pratiqué des envoûtements criminels sur des poupées de cire figurant le roi, le comte de Valois lui-même et le comte de SaintPol. Ce fut, du moins, ce qu’affirmèrent des individus sortis de la rue des Bourdonnais où ils tenaient officines de magie avec la tolérance de la police. 
  On traîna devant le tribunal royal une boiteuse, d’évidence créature du diable, et un certain Paviot, récemment condamnés dans une affaire similaire. Ils ne firent aucune difficulté pour se déclarer complices de madame de Marigny, mais montrèrent un étonnement douloureux quand leur fut confirmée la sentence qui les envoyait au bûcher. Les faux témoins eux-mêmes, dans ce procès, étaient trompés ! Enfin, l’on annonça le trépas de Marguerite de Bourgogne, et, dans le grand émoi causé par cette nouvelle, on donna lecture de la lettre que la reine, la veille de mourir, avait adressée à son époux. 
  — On l’a tuée ! s’écria Marigny pour qui toute la machination alors s’éclaira. 
  Mais les sergents qui l’encadraient l’avaient obligé à se taire, cependant que Jean d’Asnières ajoutait ce nouvel élément à son réquisitoire. 
  En vain, les jours précédents, le roi d’Angleterre était-il de nouveau intervenu par message auprès de son beau-frère de France, l’adjurant d’épargner Enguerrand. En vain Louis de Marigny s’était-il jeté aux pieds du Hutin, son parrain, le suppliant d’accorder grâce et justice. Louis X, dès qu’on prononçait le nom de Marigny, ne répondait que par ce seul mot : 
  — J’ai levé ma main de dessus lui. 
  Il le répéta publiquement une dernière fois à Vincennes. Enguerrand s’était alors entendu condamner à la pendaison, tandis que sa femme serait emprisonnée et tous leurs biens confisqués. Mais Valois continuait de s’agiter ; il ne connaîtrait pas de répit aussi longtemps qu’il n’aurait pas vu Enguerrand se balancer au bout d’une corde. Et pour brouiller toute tentative éventuelle d’évasion, il avait assigné à son ennemi une troisième prison, celle du Châtelet. C’était donc d’un cachot du Châtelet que Marigny, dans la nuit du 30 avril 1315, contemplait le ciel à travers un soupirail. Il n’avait pas peur de la mort ; du moins s’entraînait-il à l’acceptation de l’inévitable. 
  Mais l’idée de la malédiction obsédait sa pensée ; car l’iniquité était si totale qu’il lui fallait y voir, à travers et par-dessus la subite rage des hommes, le signe manifesté d’une plus haute volonté. « Était-ce la colère divine, vraiment, qui s’exprimait par la bouche du grand-maître ? Pourquoi avons-nous tous été maudits, et ceux même qui n’étaient pas nommés, simplement d’avoir été présents ? Pourtant, nous n’avions agi que pour le bien du royaume, la grandeur de l’Église et la pureté de la Foi. Qu’est-ce donc qui a provoqué cet acharnement du Ciel contre chacun de nous ? » 
  Alors que quelques heures seulement le séparaient de son propre supplice, il revenait en esprit sur les étapes du procès des Templiers, comme si c’eût été là, plus qu’en aucune autre de ses actions publiques ou privées, que se cachait l’ultime explication qu’il lui fallait découvrir avant de mourir. Et à remonter lentement les marches de sa mémoire, avec application ainsi qu’il en avait mis toujours à toutes choses, il parvint à une sorte de seuil où soudain la lumière se fit et où il comprit tout. La malédiction ne venait pas de Dieu. Elle venait de lui-même et ne prenait origine que dans ses propres actes. Et ceci était également vrai pour tous les hommes et pour tous les châtiments.
  « Les Templiers ne montraient plus guère d’attachement à leur règle ; ils s’étaient détournés du service de la Chrétienté pour ne s’occuper plus que du commerce de l’argent ; les vices se glissaient dans leurs rangs et pourrissaient leur grandeur ; par cela ils portaient en eux leur malédiction, et il y avait justice à supprimer l’Ordre. Mais pour en finir avec les Templiers, j’ai fait nommer archevêque mon frère, homme ambitieux et lâche, afin qu’il les condamnât pour de faux crimes ; il n’est donc point surprenant que mon frère se soit assis au tribunal qui, pour de faux crimes, m’a condamné. Je ne dois pas lui reprocher sa trahison ; j’en suis le fauteur… Parce que Nogaret avait torturé trop d’innocents pour en extraire les aveux qu’il croyait nécessaires au bien public, ses ennemis ont fini par l’empoisonner… Parce que Marguerite de Bourgogne avait été mariée par politique à un prince qu’elle n’aimait pas, elle a trahi le mariage ; parce qu’elle a trahi, elle a été découverte et emprisonnée. Parce que j’ai brûlé sa lettre qui aurait pu libérer le roi Louis, j’ai perdu Marguerite et je me suis perdu en même temps… Parce que Louis l’a fait assassiner en me chargeant du crime, que lui arrivera-t-il ? Qu’arrivera-t-il à Charles de Valois qui ce matin va me faire pendre pour des fautes qu’il m’invente ? Qu’arrivera-t-il à Clémence de Hongrie si elle accepte, pour être reine de France, d’épouser un meurtrier ?… Même lorsque nous sommes punis pour de faux motifs, il y a toujours une cause véritable à notre punition. Tout acte injuste, même commis pour une juste cause, porte en soi sa malédiction. » 
  Et quand il eut découvert cela, Enguerrand de Marigny cessa de haïr quiconque et de tenir autrui pour responsable de son sort. C’était son acte de contrition qu’il avait prononcé, mais autrement efficace que par le moyen de prières apprises. Il se sentait en grande paix, et comme d’accord avec Dieu pour accepter que le destin s’achevât de cette façon. Il demeura fort calme jusqu’à l’aube, et n’eut pas l’impression de redescendre du seuil lumineux où sa méditation venait de le placer. Vers l’heure de prime, il entendit quelque tumulte par-delà les murailles. Quand il vit entrer le prévôt de Paris, le lieutenant criminel et le procureur, il se mit debout lentement et attendit qu’on lui ôtât ses fers. Il prit le manteau d’écarlate qu’il portait le jour de son arrestation et s’en couvrit les épaules. Il éprouvait une étrange sensation de force, et se répétait constamment cette vérité qui lui était apparue : « Tout acte injuste, même commis pour une cause juste…» 
  — Où me conduit-on ? demanda-t-il. 
  — À Montfaucon, messire. 
  — C’est fort bien ainsi. J’ai fait reconstruire ce gibet. Je finirai donc dans mes œuvres. 
  Il sortit du Châtelet dans une charrette à quatre chevaux, précédée, suivie, encadrée de plusieurs compagnies d’archers et de sergents du guet. « Quand je commandais au royaume, je ne prenais que trois sergents pour m’escorter. Et j’en ai trois centaines pour me mener mourir…» Aux hurlements de la foule, Marigny, debout dans la charrette, répondait : 
  — Bonnes gens, priez Dieu pour moi. 
  Le cortège fit halte au bout de la rue Saint-Denis, devant le couvent des FillesDieu. On invita Marigny à descendre, et on l’amena dans la cour, au pied d’un crucifix de bois placé sous un dais. 
  « C’est vrai, c’est ainsi que cela se passe, se dit-il, mais je n’y avais jamais assisté. Et pourtant combien d’hommes ai-je envoyés au gibet… J’ai connu seize années de fortune pour me payer du bien que j’ai pu faire, seize journées de malheur et un matin de mort pour me punir du mal… Dieu m’est miséricordieux. » 
  Sous le crucifix, l’aumônier du couvent récita, devant Marigny agenouillé, la prière des morts. Puis les religieuses apportèrent au condamné un verre de vin, et trois morceaux de pain qu’il mâcha lentement, appréciant une dernière fois le goût des nourritures de ce monde. Dans la rue, les Parisiens continuaient de hurler. 
  « Le pain qu’ils mangeront tout à l’heure leur semblera moins bon que celui qu’on vient de me donner », pensa Marigny en remontant en charrette.   
  Le convoi franchit les murs de la ville. Après un quart de lieue, et une fois les faubourgs traversés, apparut, dressé sur une butte, le gibet de Montfaucon . 
  Rebâti dans les années récentes, sur l’emplacement du vieux gibet qui datait de Saint Louis, Montfaucon se présentait comme une grande halle inachevée, sans toit. Seize piliers de maçonnerie, debout contre le ciel, s’élevaient d’une vaste plate-forme carrée qui elle-même prenait assise sur de gros blocs de pierre brute. Au centre de la plate-forme s’ouvrait une large fosse qui servait de charnier ; et les potences s’alignaient le long de cette fosse. Les piliers de maçonnerie étaient réunis par de doubles poutres et par des chaînes de fer où l’on accrochait les corps après l’exécution ; on les y laissait pourrir au vent et aux corbeaux, pour servir d’exemple et inspirer le respect de la justice royale. 
  Ce jour-là une dizaine de corps se trouvaient suspendus, les uns nus, les autres habillés jusqu’à la ceinture et les reins seulement ceints d’un lambeau de toile, selon que les bourreaux avaient eu droit à tout ou partie des vêtements. Certains de ces cadavres étaient presque déjà à l’état de squelettes ; d’autres commençaient de se décomposer, la face verte ou noire, avec d’affreuses liqueurs suintant des oreilles et de la bouche, et des lambeaux de chair, arrachés par le bec des oiseaux, rabattus sur les étoffes. Une odeur horrible se répandait à l’entour. Une foule tôt levée, nombreuse, était venue assister au supplice ; les archers formaient cordon pour en contenir les remous. 
  Lorsque Marigny descendit de la charrette, un prêtre s’approcha et le convia à faire l’aveu des fautes pour lesquelles il était condamné. 
  — Non, mon père, dit Marigny. 
  Il nia avoir voulu envoûter Louis X ou aucun prince royal, nia avoir volé dans le Trésor, nia tous les chefs d’accusation qu’on avait portés contre lui, et réaffirma que les actions qu’on lui reprochait avaient toutes été commandées ou approuvées par le feu roi son maître. 
  — Mais j’ai accompli pour de justes causes des actes injustes, et de cela je me repens. 
  Précédé du maître-bourreau, il gravit la rampe de pierre par laquelle on accédait à la plate-forme et, avec cette autorité qu’il avait toujours eue, il demanda en désignant les potences : 
  — Laquelle ? 
  Comme du haut d’une estrade, il jeta un dernier regard sur la multitude hurlante. Il refusa d’avoir les mains liées. 
  — Qu’on ne me maintienne point. 
  Il releva lui-même ses cheveux, et avança sa tête de taureau dans le nœud coulant qu’on lui présentait. Il prit un grand souffle, pour garder le plus longtemps possible la vie dans ses poumons, serra les poings ; la corde, par six bras tirée, l’éleva à deux toises du sol. La foule, qui pourtant n’attendait que cela, poussa une immense clameur d’étonnement. Durant plusieurs minutes elle vit Marigny se tordre, les yeux exorbités, la face devenant bleue, puis violette, la langue sortie, et les bras et les jambes s’agitant comme pour grimper le long d’un mât invisible. Enfin les bras retombèrent, les convulsions diminuèrent d’amplitude, s’arrêtèrent, et les yeux n’eurent plus de regard. Et la foule, toujours surprenante parce que toujours surprise, se tut. Valois avait ordonné que le condamné restât entièrement habillé afin de demeurer mieux reconnaissable. Les bourreaux descendirent le corps, le tirèrent par les pieds à travers la plate-forme ; puis dressant leurs échelles sur le devant du gibet, du côté de Paris, ils suspendirent aux chaînes, pour l’y laisser pourrir entre les charognes de malfaiteurs inconnus, l’un des plus grands ministres que la France ait jamais eus.

Demain chapitre 7 et fin La statue abattue 

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