samedi 1 septembre 2018

La reine étranglée - 1ère partie - ch 1 - Château-Gaillard


CHÂTEAU-GAILLARD



Planté sur un éperon crayeux, au-dessus du bourg du Petit-Andelys, Château-Gaillard dominait, commandait toute la Haute-Normandie. La Seine, à cet endroit, décrit une large boucle dans les prairies grasses ; Château-Gaillard surveillait dix lieues de fleuve, aval et amont. Richard Cœur de Lion l’avait fait bâtir, cent vingt ans plus tôt, au mépris des traités, pour défier le roi de France. Le voyant achevé, dressé sur la falaise, à six cents pieds de hauteur, et tout blanc dans sa pierre fraîchement taillée, avec ses deux enceintes, ses ouvrages avancés, ses herses, ses créneaux, ses barbacanes, ses treize tours, son gros donjon, Richard s’était écrié :
      -Ah ! Ceci me paraît un château bien gaillard.
   Et l’édifice ainsi avait reçu son nom. Tout était prévu dans les défenses de ce gigantesque modèle d’architecture militaire, l’assaut, l’attaque frontale ou tournante, l’investissement, l’escalade, le siège, tout, sau la trahison. Sept ans seulement après sa construction, la forteresse tombait aux mains de Philippe Auguste, en même temps que celui-ci enlevait au souverain anglais le duché de Normandie. Depuis lors, Château-Gaillard avait été utilisé moins comme place de guerre que comme prison. Le pouvoir y enfermait des adversaires dont la liberté était intolérable pour l’État, mais dont la mise à mort eût pu susciter des troubles, ou créer des conflits avec d’autres puissances. Qui franchissait le pont-levis de cette citadelle avait peu de chances de revoir le monde. Les corbeaux tout le jour croassaient sous les toitures ; la nuit les loups venaient hurler jusqu’au pied des murs.
   En novembre 1314, Château-Gaillard, ses remparts et sa garnison d’archers ne servaient qu’à garder deux femmes, l’une de vingt et un ans, l’autre de dix-huit, Marguerite et Blanche de Bourgogne, deux princesses de France, belles-filles de Philippe le Bel, décrétées de réclusion perpétuelle pour crime d’infidélité envers leurs époux. 
  C’était le dernier matin du mois, et l’heure de la messe. La chapelle se trouvait dans la deuxième enceinte. Elle prenait assise sur la roche. Il y faisait sombre, il y faisait froid ; les murs, sans aucun ornement, suintaient. Trois sièges seulement y étaient disposés, deux à gauche qu’occupaient les princesses, un à droite pour le capitaine de la forteresse, Robert Bersumée. Derrière, les hommes d’armes se tenaient debout, alignés, montrant le même ennui, la même indifférence que s’ils avaient été rassemblés pour la corvée de fourrage. La neige qu’ils transportaient à leurs semelles fondait autour d’eux, en flaques jaunâtres. Le chapelain tardait à commencer l’office. Dos à l’autel, il frottait ses doigts gourds, aux ongles ébréchés. Un imprévu, visiblement, perturbait sa pieuse routine.
   -Mes frères, dit-il, il nous faut ce jour élever nos prières avec grand-ferveur et grand-solennité.
   Il s’éclaircit la voix et hésita, troublé par l’importance même de ce qu’il avait à annoncer.
   - Messire Dieu vient de rappeler à lui l’âme de notre bien-aimé roi Philippe. C’est dure affliction pour tout le royaume… 
   Les deux princesses tournèrent l’une vers l’autre leurs visages enserrés dans les béguins de grosse toile bise.
Que ceux qui lui firent tort ou injure en aient pénitence au cœur, continua le chapelain ; que ceux qui lui gardaient grief en son vivant implorent pour lui la miséricorde dont chaque homme qui meurt, grand ou petit, a égal besoin devant le tribunal de Nôtre-Seigneur…
   Les deux princesses étaient tombées à genoux, courbant la tête pour cacher leur joie. Elles ne sentaient plus le froid, elles ne sentaient plus leur angoisse ni leur misère. Une immense onde d’espérance les parcourait ; et si, dans leur silence, elles s’adressaient à Dieu, c’était pour le remercier de les avoir délivrées de leur terrible beau-père. Depuis sept mois qu’on les avait enfermées à Château-Gaillard, le monde leur envoyait enfin une bonne nouvelle.
   Les hommes d’armes, dans le fond de la chapelle,chuchotaient, s’agitaient, remuaient les pieds.
  — Est-ce qu’on va donner à chacun de nous un sou d’argent ?
   — Parce que le roi est mort ?
  — Cela se fait, à ce qu’on m’a dit.
  — Mais non, pas pour la mort ; pour le sacre du nouveau roi, peut-être bien.
  — Et comment va-t-il s’appeler maintenant, le roi ?
  — Est-ce qu’il va faire la guerre, qu’on change un peu de pays ?…
    Le capitaine de la forteresse se retourna et leur lança d’une voix rude :
Priez !
La nouvelle lui posait des problèmes. Car l’aînée des prisonnières était l’épouse du prince qui devenait roi aujourd’hui. « Me voilà donc gardien de la reine de France », se disait le capitaine. Ce ne fut jamais une situation aisée que d’être le geôlier de personnes royales.
   Robert Bersumée devait à ces deux condamnées qui lui étaient arrivées vers la fin d’avril, la tête rasée, dans des chariots tendus de noir et sous l’escorte de cent archers, les plus mauvais moments de sa vie.
Deux femmes jeunes, trop jeunes pour qu’on n’eût pas pitié d’elles… belles, trop belles, même sous leurs informes robes de bure, pour qu’on pût se défendre d’être ému en les approchant, jour après jour, pendant sept mois… Qu’elles allassent séduire un sergent de la garnison, s’évader, ou bien que l’une d’elles se pendît ou gagnât une maladie mortelle, ou encore que leur survînt un retour de fortune, et ce serait toujours lui, Bersumée, qui serait en tort, réprimandé pour trop de faiblesse ou trop de rigueur ; et, dans tous les cas, cela ne lui vaudrait rien pour son avancement.
   Or, pas plus que ses prisonnières, il n’avait envie de terminer ses jours dans une citadelle battue des vents, mouillée des brumes, construite pour contenir deux mille soldats et qui n’en comptait plus que cent cinquante, au-dessus de cette vallée de Seine par où la guerre, depuis beau temps, ne passait plus.
   L’office se déroulait ; mais personne ne pensait ni à Dieu ni au roi ; chacun ne pensait qu’à soi.
Requiem æternam dona ei Domine…, entonnait le chapelain. Dominicain en disgrâce, qu’un sort contraire et le goût du vin avaient fait échouer à cette desserte de prison, le chapelain, tout en chantant, se demandait si le changement de règne n’apporterait pas quelque modification dans sa propre destinée. Il résolut de ne plus boire pendant une semaine, pour mettre la Providence dans son jeu et se préparer à accueillir un événement favorable.
Et lux perpétua luceat ei, répondait le capitaine.
   En même temps il pensait : « On ne saurait me faire de reproches. J’ai appliqué les ordres que j’ai reçus, voilà tout ; mais je n’ai point infligé de sévices. »
Requiem æternam… reprenait le chapelain.
Alors on va point même nous bailler un setier de vin ? chuchotait le soldat Gros-Guillaume au sergent Lalaine.
   Quant aux deux prisonnières, elles se contentaient de remuer les lèvres, mais n’osaient prononcer le moindre répons ; elles eussent chanté trop haut et trop joyeusement.
   Certes, ce jour-là, dans les églises de France, il se trouvait beaucoup de gens pour pleurer le roi Philippe, ou croire qu’ils le pleuraient. Mais en vérité l’émotion,même chez ceux-là, n’était qu’une forme d’apitoiement sur eux mêmes. Ils s’essuyaient les yeux, reniflaient, hochaient le front, parce que,avec
Philippe le Bel, c’était leur temps vécu qui s’effaçait, toutes les années passées sous son sceptre, presque un tiers de siècle dont son nom resterait la référence. Ils pensaient à leur jeunesse, prenaient conscience de leur vieillissement, et les lendemains soudain leur semblaient incertains. Un roi, même à l’heure qu’il trépasse, reste pour les autres une représentation et un symbole.
   La messe achevée, Marguerite de Bourgogne, passant pour sortir devant le capitaine de forteresse, lui dit :
Messire, je souhaite vous entretenir de choses importantes, et qui vous concernent.
   Bersumée éprouvait une gêne chaque fois que Marguerite de Bourgogne, lui parlant, le regardait dans les yeux.
Je viendrai vous entendre, Madame, répondit-il, aussitôt que j’aurai fait ma ronde.
   Il ordonna au sergent Lalaine de reconduire les prisonnières, en lui conseillant à voix basse un redoublement tout à la fois d’égards et de prudence.
   La tour où Marguerite et Blanche étaient recluses ne se composait que de trois grandes chambres rondes, superposées et identiques, une par étage, avec chacune une cheminée à hotte et un plafond voûté. Ces pièces étaient reliées par un escalier en escargot qui tournait dans l’épaisseur du mur. Un détachement de gardes occupait en permanence la chambre du rez-de-chaussée.
   Marguerite logeait dans la pièce du premier étage, et Blanche dans celle du second. La nuit, les princesses étaient séparées par des portes épaisses qu’on cadenassait; dans la journée, elles avaient le droit de communiquer.
   Lorsque le sergent les eut raccompagnées, elles attendirent que les gonds et les verrous eussent grincé au bas des marches. Puis elles se regardèrent et, du même mouvement, coururent l’une vers l’autre en s’écriant :
Il est mort, il est mort !
   Elles s’étreignaient, dansaient, riaient et pleuraient tout ensemble, et inlassablement elles répétaient :
Il est mort !
   Elles arrachèrent leurs béguins de toile et libérèrent leurs cheveux courts, leurs cheveux de sept mois.
Un miroir ! La première chose que je veux, c’est un miroir, s’écria Blanche comme si elle allait être libérée sur l’heure et déjà n’avait plus à se soucier que de son apparence.
   Marguerite était casquée de petites boucles noires, tassées et crépues. Les cheveux de Blanche avaient repoussé inégalement, par mèches drues et pâles, pareilles à du chaume.
   Les deux femmes se passaient les doigts, instinctivement, sur la nuque.
Crois-tu que je pourrai être jolie à nouveau ?demanda Blanche.
Comme je dois avoir vieilli, pour que tu me poses pareille question ! répondit Marguerite.
   Ce que les deux princesses avaient subi depuis le printemps, le drame de Maubuisson, le jugement du roi, le monstrueux supplice infligé devant elles à leurs amants, sur la Grand-Place de Pontoise, les cris orduriers de la foule, et puis cette demi-année de forteresse, cette touffeur de l’été surchauffant les pierres, ce froid glacial depuis qu’était arrivé l’automne, ce vent qui gémissait sans répit dans les charpentes, cette noire bouillie de sarrasin qu’on leur servait aux repas, ces chemises aussi rugueuses que du crin qui ne leur étaient changées que tous les deux mois, ces jours interminables derrière une embrasure mince comme une meurtrière et par laquelle, de quelque manière qu’elles missent la tête, elles ne pouvaient rien apercevoir que le casque d’un invisible archer passant et repassant sur le chemin de ronde… tout cela avait trop fortement altéré le caractère de Marguerite, elle le sentait, elle le savait, pour ne pas lui avoir aussi modifié le visage.
   Blanche, avec ses dix-huit ans et son étrange légèreté qui la faisait glisser en un instant de la désolation aux espoirs insensés, Blanche qui pouvait soudain s’arrêter de sangloter, parce qu’un oiseau chantait de l’autre côté du mur, et s’écrier, émerveillée : « Marguerite ! Tu entends ? Un oiseau ! »… Blanche qui croyait aux signes, à tous les signes, et qui faisait des rêves sans arrêt, comme d’autres femmes font des ourlets, Blanche, peut-être, si on la sortait de cette geôle, serait capable de retrouver son teint, son regard et son cœur d’autrefois ; Marguerite, jamais.
   Depuis le début de sa captivité, elle n’avait pas versé une seule larme, ni exprimé non plus une seule pensée de remords. Le chapelain, qui la confessait chaque semaine, était effrayé de la dureté de cette âme. Pas un moment Marguerite n’avait consenti à se reconnaître responsable de son malheur ; pas un moment elle n’avait admis que, lorsqu’on était petite-fille de Saint Louis, fille du duc de Bourgogne, reine de Navarre et future reine de France, se faire la maîtresse d’un écuyer constituait un jeu périlleux, répréhensible, qui pouvait coûter l’honneur et la liberté. Elle s’était fait justice d’avoir été mariée à un homme qu’elle n’aimait point. Elle ne se reprochait pas d’avoir joué ; elle haïssait ses adversaires; et c’était uniquement contre eux qu’elle tournait ses inutiles colères,contre sa belle-sœur d’Angleterre qui l’avait dénoncée, contre sa famille de Bourgogne qui ne l’avait point défendue, contre le royaume et ses lois, contre l’Église et ses commandements. Et quand elle rêvait de la liberté, elle rêvait aussitôt de vengeance. Blanche lui passa le bras autour du cou.
Je suis sûre, ma mie, que nos malheurs sont finis.
Ils le seront, répondit Marguerite, à condition que nous agissions habilement et promptement.
   Elle avait un vague projet en tête, qui lui était venu pendant la messe, et dont elle ne savait pas où il la mènerait. Elle voulait, de toute manière, mettre la situation à profit.
Tu me laisseras parler seule à ce grand éhanché de Bersumée, dont j’aimerais mieux voir la tête au bout d’une pique que sur ses épaules, ajouta-telle.
   Un moment après, les deux femmes entendirent qu’on déverrouillait les portes. Elles recoiffèrent leurs béguins. Blanche alla se placer dans l’ébrasement de l’étroite fenêtre ; Marguerite s’assit sur un escabeau, seul siège dont elle disposât. Le capitaine de la forteresse entra.
Je viens, Madame, ainsi que vous m’en avez prié, dit-il.
   Marguerite prit son temps, le regarda de la tête aux pieds, et dit :
Messire Bersumée, savez-vous qui, désormais, vous gardez ?
   Bersumée détourna les yeux comme s’il cherchait un objet autour de lui.
Je le sais, Madame, je le sais, répondit-il, et ne cesse d’y penser, depuis ce matin que le chevaucheur qui allait vers Criquebœuf et Rouen m’a fait éveiller.
Voilà sept mois que je suis recluse ici ; je n’ai point de linge, point de meubles, point de draps ; je mange la même bouillie que vos archers, et je n’ai qu’une heure de feu par jour.
J’ai obéi aux ordres de messire de Nogaret, Madame, répondit Bersumée.
Guillaume de Nogaret est mort.
Il m’avait envoyé les instructions du roi.
Le roi Philippe est mort.
   Devinant où Marguerite voulait en venir, Bersumée répliqua :
Mais Monseigneur de Marigny est toujours vivant, Madame, qui commande la justice et les prisons comme il commande toutes choses au royaume, et de qui je dépends pour tout.
Le chevaucheur de ce matin ne vous a donc point porté de nouveaux ordres ?
Aucun, Madame.
Vous n’allez point tarder à en recevoir.
Je les attends, Madame.
   Robert Bersumée paraissait plus âgé que ses trente-cinq ans. Il offrait cette mine soucieuse, bougonne, que prennent volontiers les soldats de carrière et qui, à force d’être affectée, que je ne puisse enfreindre les règlements qui m’ont été donnés. Il sortit là-dessus, pour éviter d’avoir à discuter davantage.
C’est un chien, s’écria Marguerite lorsqu’il eut disparu, un chien de garde qui n’est bon qu’à aboyer et à mordre.
   Elle avait fait une fausse manœuvre et rageait en parcourant la chambre ronde. Bersumée, de son côté, n’était guère plus satisfait. « Il faut s’attendre à tout, quand on est le geôlier d’une reine », se disait-il. Or s’attendre à tout, pour un soldat de métier, c’est d’abord s’attendre à une inspection.

Demain chapitre 2 - Monseigneur Robert d'Artois

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