mercredi 19 septembre 2018

La reine étranglée - 3àme partie - ch - 3 - de Lombard à archevêque



III
DE LOMBARD EN ARCHEVÊQUE
Vous m’aviez assuré, mon oncle, criait Louis Hutin arpentant à grands pas nerveux une des salles du manoir de Vincennes, vous m’aviez bien assuré que vous ne porteriez plus accusation contre Marigny. Et vous l’avez fait ! C’est trop se moquer de mon vouloir. 
  Arrivé au bout de la pièce, il tourna vivement sur lui-même, et le manteau court contre lequel il avait échangé son long manteau d’apparat vola en rond à hauteur de ses mollets. Valois, encore tout essoufflé de la lutte, le visage tuméfié, le col en lambeaux, répondit : 
  — Le moyen, mon neveu, le moyen de ne point céder à la colère devant une telle vilenie ! 
  Il était presque de bonne foi, et se persuadait à présent d’avoir cédé à une impulsion spontanée, alors que sa comédie était depuis bien des jours montée. 
  — Vous savez mieux que personne qu’il nous faut un pape, reprit le Hutin, et vous savez aussi pourquoi nous ne pouvions nous aliéner Marigny. Bouville nous en avait assez averti ! 
  — Bouville ! Bouville ! Vous ne croyez qu’en ce que vous a rapporté Bouville qui n’a rien vu et qui ne comprend rien. Le petit Lombard qu’on avait mis auprès de lui pour surveiller l’or m’en a plus appris que votre Bouville sur les affaires d’Avignon. Un pape pourrait être élu demain, et disposé à prononcer l’annulation le jour d’après, si Marigny, et Marigny seul, n’y mettait obstacle par tous les moyens. Vous croyez qu’il travaille à diligenter votre affaire ? Il la ralentit au contraire, à plaisir, car il a bien compris la raison pourquoi vous le gardiez en place. Il ne veut point d’un pape angevin : il ne veut point que vous preniez une épouse angevine ; et pendant qu’il vous trahit en tout, il assure en sa main tous les pouvoirs que lui avait abandonnés votre père. Où serez-vous ce soir, mon neveu ? 
  — J’ai décidé de ne point bouger d’ici, répondit Louis d’un air rogue. 
  — Alors, avant ce soir, je vous aurai produit certaines preuves qui vont écraser votre Marigny ; et je pense qu’alors vous finirez par me le donner. 
  — Vous ferez bien, mon oncle, qu’il en soit ainsi ; car autrement, il vous faudrait tenir votre parole de ne plus paraître ni à ma cour, ni à mon Conseil. 
  Le ton de Louis X était celui de la rupture. Valois, très alarmé du tour que les choses prenaient, partit pour Paris, entraînant Robert d’Artois et les écuyers qui leur servaient d’escorte. 
  — Tout à présent dépend de Tolomei, dit-il à Robert en se hissant en selle. 
  En route ils croisèrent le train de chariots qui apportaient à Vincennes les lits, coffres, tables, vaisselles qui serviraient au roi pour son installation d’une nuit. Une heure plus tard, tandis que Valois rentrait en son hôtel pour changer de vêtements, Robert d’Artois faisait irruption chez le capitaine général des Lombards. 
  — Ami banquier, lui dit-il d’entrée, voici le moment venu de me remettre cet écrit dont vous m’avez dit qu’il établissait les malversations commises par Marigny l’archevêque. Vous savez bien ; la muselière… Monseigneur de Valois en a besoin sur-le-champ. 
  — Sur-le-champ, sur-le-champ… Tout beau, Monseigneur Robert. Vous me demandez de me dessaisir d’un outil qui nous a déjà sauvés une fois, moi et tous mes amis. S’il vous donne moyen d’abattre Marigny, j’en suis fort aise. Mais si ensuite par malheur Marigny venait à demeurer, moi je suis un mort. Et puis, et puis, j’ai beaucoup pensé, Monseigneur… 
  Robert d’Artois bouillait pendant ce palabre, car Valois l’avait supplié de faire diligence, et il savait le prix de chaque instant perdu. 
  — Oui, j’ai beaucoup pensé, poursuivait Tolomei. Les coutumes et ordonnances de Monseigneur Saint Louis, qu’on est en train de remettre en vigueur, sont excellentes certes pour le royaume ; mais j’aimerais toutefois qu’on exceptât les ordonnances sur les Lombards par quoi ceux-ci furent d’abord spoliés, puis pour un temps chassés de Paris. Le souvenir ne s’en est point perdu. Nos compagnies ont mis de longues années à s’en relever. Alors, Saint Louis… Saint Louis… mes amis s’inquiètent, et je voudrais être en mesure de les rassurer. 
  — Voyons, banquier ! Monseigneur de Valois vous l’a dit : il vous soutient ; il vous protège ! 
  — Oui, oui, en bonnes paroles, mais nous aimerions mieux que ce fût par écrit. Aussi avons-nous présenté une requête au roi, pour qu’il confirme nos privilèges coutumiers ; et dans ce temps que le roi signe toutes les chartes qu’on lui présente, nous voudrions bien qu’il approuvât aussi la nôtre. Après quoi, volontiers, Monseigneur, je vous mettrai en main de quoi envoyer pendre ou brûler ou rouer, comme vous choisirez, Marigny le jeune ou Marigny l’aîné, ou les deux à la fois… Une signature, un sceau ; c’est l’affaire d’une journée, deux au plus, si Monseigneur de Valois consent à s’en soucier. La rédaction est prête… 
  Le géant abattit sa main sur la table, et tout trembla dans la pièce. 
  — Assez joué, Tolomei. Je vous ai dit que nous ne pouvions point attendre. Votre charte sera signée demain, je m’y engage. Mais donnez-moi ce soir l’autre parchemin. Nous sommes dans la même partie ; il faudrait bien une fois me faire confiance. 
  — Monseigneur de Valois n’est point en mesure d’attendre une seule journée ? 
  — Non. 
  — Alors, c’est qu’il a fort perdu dans la faveur du roi, et bien soudainement, dit lentement le banquier en hochant la tête. Que s’est-il donc produit à Vincennes ? 
  Robert d’Artois lui fit une brève relation de l’assemblée et de ses suites. Tolomei écoutait, toujours balançant le front. « Si Valois est écarté de la cour, pensait-il, et si Marigny reste en place, alors adieu charte, franchise et privilèges. Le péril à présent est grave…» Il se leva et dit : 
  — Monseigneur, quand un prince brouillon comme l’est le nôtre s’entiche vraiment d’un serviteur, on a beau lui en dénoncer les méfaits, il le pardonnera, il lui trouvera excuse, et s’y attachera davantage qu’il l’aura davantage couvert. 
  — Sauf à prouver au prince que les méfaits ont été commis à son endroit. Il ne s’agit point de dénoncer l’archevêque ; il s’agit de le faire chanter… la muselière au nez. 
  — J’entends bien, j’entends bien. Vous voulez vous servir du frère contre le frère. Cela peut réussir. L’archevêque, pour autant que je le connaisse, n’a pas une âme de bronze… Allons ! Il y a des risques qu’il faut prendre. 
  Et il remit à Robert d’Artois le document que Guccio avait rapporté de Cressay. 
  Bien qu’archevêque de Sens, Jean de Marigny résidait le plus souvent à Paris, principal diocèse de sa juridiction. Une partie du palais épiscopal lui était réservée. Ce fut là, dans une belle salle voûtée et qui sentait fort l’encens, que le surprit la soudaine entrée du comte de Valois et de Robert d’Artois. L’archevêque tendit à ses visiteurs son anneau à baiser. Valois fit mine de ne pas remarquer le geste, et d’Artois haussa vers ses lèvres les doigts de l’archevêque avec une si désinvolte impudence qu’on eût cru qu’il allait jeter cette main par-dessus son épaule. 
  — Monseigneur Jean, dit Charles de Valois, il faudrait bien nous expliquer pour quelles raisons vous et votre frère vous opposez si fort à l’élection du cardinal Duèze, en Avignon, de telle sorte que ce conclave ressemble tout juste à un collège de fantômes. 
  Jean de Marigny pâlit un peu, et, d’un ton plein d’onction, répondit : 
  — Je ne comprends point votre reproche, Monseigneur, ni ce qui le motive. Je ne m’oppose à aucune élection. Mon frère agit au mieux, j’en suis sûr, pour aider aux intérêts du royaume, et moi-même je m’emploie à les servir, dans les limites de mon sacerdoce. Mais le conclave dépend des cardinaux, et non de nos désirs. 
  — C’est ainsi que vous le prenez ? Soit ! répliqua Valois. Mais puisque la Chrétienté peut se passer de pape, l’Archidiocèse de Sens pourrait peut-être aussi se passer d’archevêque ! 
  — Je n’entends rien à vos paroles, Monseigneur, sinon qu’elles sonnent comme une menace contre un ministre de Dieu. 
  — Serait-ce Dieu par hasard, messire archevêque, qui vous aurait commandé de détourner certains biens des Templiers ? dit alors d’Artois. Et pensez-vous que le roi, qui est aussi le représentant de Dieu sur la terre, puisse tolérer en la chaire cathédrale de sa maîtresse ville un prélat déshonnête ? Reconnaissez-vous ceci ? 
  Et il tendit, au bout de son poing énorme, la décharge remise par Tolomei. 
  — C’est un faux ! s’écria l’archevêque. 
  — Si c’est un faux, répliqua Robert, hâtons-nous alors de faire éclater la justice. Faites donc procès devant le roi pour qu’on découvre le faussaire ! 
  — La majesté de l’Église n’aurait rien à y gagner…   
  — … et vous tout à y perdre, j’imagine, Monseigneur. 
  L’archevêque s’était assis dans une grande cathèdre. « Ils ne reculeront devant rien », pensait-il. Son acte frauduleux remontait à plus d’un an ; les profits en étaient mangés. Deux mille livres dont il avait eu besoin… et toute sa vie allait s’écrouler pour cela. Le cœur lui cognait dans la poitrine, et il se sentait ruisseler de sueur sous ses vêtements violets. 
  — Monseigneur Jean, dit alors Charles de Valois, vous êtes encore bien jeune, et vous avez un bel avenir devant vous, dans les affaires de l’Église comme celles du royaume. Ce que vous avez commis là… 
  Il cueillit avec superbe le parchemin aux doigts de Robert d’Artois. 
  — … est un errement excusable dans ce temps que toute morale se défait ; vous avez agi sous de mauvaises incitations. Si l’on ne vous avait pas commandé de condamner les Templiers, vous n’auriez pas eu lieu à trafiquer de leurs biens. Il serait grand dommage qu’une faute, qui n’est après tout que d’argent, ternît l’éclat de votre position et vous obligeât à disparaître du monde. Car si cet écrit venait aux yeux d’un tribunal d’Église, malgré le dépit que nous en aurions, cela vous conduirait tout droit en la cellule d’un couvent… À la vérité, Monseigneur, vous accomplissez un bien plus grave manquement en servant les agissements de votre frère contre les vœux du roi. Pour moi, c’est la faute que je vous reproche avant tout. Et, si vous acceptez de dénoncer cette seconde erreur, je vous tiendrai volontiers quitte de la première. 
  — Que m’imposez-vous ? demanda l’archevêque. 
  — Abandonnez le parti de votre frère, qui ne vaut plus rien, et venez révéler au roi Louis tout ce que vous savez de ses méchants ordres touchant le conclave. 
  Le prélat était de pâte molle. La lâcheté lui venait spontanément dans les heures difficiles. La peur qu’il ressentait ne lui laissa même pas le temps de penser à son frère auquel il devait tout ; il ne songea qu’à lui-même. Et cette absence d’hésitation lui permit de garder une apparente dignité dans le maintien. 
  — Vous m’avez ouvert la conscience, dit-il, et je suis prêt, Monseigneur, à racheter mon erreur dans le sens que vous me dicterez. J’aimerais seulement que ce parchemin me fût rendu. 
  — C’est chose faite, dit le comte de Valois en lui remettant le document. Il suffit que Monseigneur d’Artois et moi-même l’ayons vu ; notre témoignage vaut devant tout le royaume. Vous allez nous accompagner dans l’instant à Vincennes ; un cheval vous attend en bas. 
  L’archevêque se fit donner son manteau, ses gants brodés, son bonnet, et il descendit lentement, majestueusement, précédant les deux barons. 
  — Jamais, murmura d’Artois à Charles de Valois, jamais je n’ai vu homme au monde ramper avec une telle hauteur. 

Demain chapitre 4 - L'impatience d'être veuf 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire