dimanche 9 septembre 2018

La reine étranglée - 2àme partie - ch 3 - L'Hôtel de Valois



III
L’HÔTEL DE VALOIS
    
  Or le rude affairement qui régnait rive gauche en l’hôtel de Marigny n’était que petite agitation en regard de ce qui se passait, rive droite, à l’hôtel de Valois. Là, on chantait victoire, on criait triomphe, et l’on eût, pour un peu, mis les pavois aux fenêtres. « Marigny n’a plus le Trésor ! » La nouvelle, d’abord chuchotée, maintenant se clamait. Chacun savait, et voulait montrer qu’il savait ; chacun commentait, chacun supputait, chacun prédisait, et cela tissait toute une rumeur de vantardises, de conciliabules, de flatteries quémandeuses. Le moindre bachelier prenait une autorité de connétable pour rabrouer les valets. Les femmes commandaient avec plus d’exigence, les enfants glapissaient avec plus d’énergie. Les chambellans, jouant l’importance, se transmettaient gravement de futiles consignes, et il n’était jusqu’au dernier clerc aux écritures qui ne voulût se donner la mine d’un dignitaire. Les dames de parage caquetaient autour de la comtesse de Valois, haute, sèche, altière. Le chanoine Étienne de Mornay, chancelier du comte, passait comme un navire entre des vagues de nuques plongeant avec respect. Toute une clientèle effervescente, cauteleuse, entrait, sortait, se tenait dans l’embrasure des fenêtres, donnait son avis sur les affaires publiques. L’odeur du pouvoir s’était répandue dans Paris, et chacun s’empressait à la flairer du plus près. 
  Il en fut ainsi pendant une entière semaine. On venait, feignant d’avoir été appelé et par espoir de l’être, car Monseigneur de Valois, enfermé dans son cabinet, consultait beaucoup. On vit même apparaître, fantôme de l’autre siècle, que soutenait un écuyer à barbe blanche, le vieux sire de Joinville, croulant et aminci par l’âge. 
  Le sénéchal héréditaire de Champagne, compagnon de Saint Louis durant la croisade de 1248, et qui s’était institué son thuriféraire, avait quatre-vingt-onze ans. À demi aveugle, la paupière mouillée et l’entendement diminué, il apportait au comte de Valois la caution de l’ancienne chevalerie et de la société féodale. Le parti baronnial, pour la première fois depuis trente ans, l’emportait ; et l’on eût dit, devant la grande bousculade de ceux qui se hâtaient de le rallier, que la vraie cour ne se tenait pas au palais de la Cité, mais à l’hôtel de Valois. Demeure de roi, d’ailleurs. Nulle poutre aux plafonds qui ne fût sculptée, nulle cheminée dont la hotte monumentale ne s’ornât des écus de France, d’Anjou, du Valois, du Perche, du Maine ou de Romagne, et même des armes d’Aragon ou des emblèmes impériaux de Constantinople, puisque Charles de Valois avait, fugitivement et nominalement, porté tour à tour la couronne aragonaise et celle de l’Empire latin d’Orient. Partout les pavements disparaissaient sous les laines de Smyrne, et les murs sous les tapis de Chypre. Les crédences, les dressoirs soutenaient un étincellement d’orfèvrerie, d’émaux, de vermeil ciselé. 
  Mais cette façade d’opulence et de prestige cachait une lèpre, le mal d’argent. Toutes ces merveilles étaient aux trois quarts engagées pour couvrir la fabuleuse dépense qui se faisait en cette maison. Valois aimait paraître. À moins de soixante convives, sa table lui semblait vide ; et à moins de vingt plats par service, il se croyait réduit à menu de pénitence. Comme il en allait à ses yeux des honneurs et des titres, il en allait des bijoux, des vêtements, des chevaux, des meubles, des vaisselles ; il lui fallait trop de tout pour lui donner le sentiment d’avoir assez. Chacun autour de lui profitait de ce faste. Mahaut de Châtillon, la troisième Madame de Valois, s’entendait à accumuler robes et parures, et il n’était princesse en France qui se montrât pareillement cousue de perles et de gemmes. Philippe de Valois, le fils aîné, dont la mère était Anjou-Sicile, aimait les armures padouanes, les bottes de Cordoue, les lances en bois du Nord, les épées d’Allemagne. Jamais négociant, s’il venait offrir un objet rare ou somptueux, et s’il avait l’habileté de laisser entendre que quelque autre seigneur en pourrait devenir acquéreur, ne remportait sa marchandise. Les brodeuses attachées à l’hôtel, et celles qu’on employait en ville, ne suffisaient pas à fournir les cottes d’armes, les oriflammes, les tapis de selle, les caparaçons, les robes de Monseigneur, les surcots de Madame. Le bouteiller volait sur les vins, les écuyers volaient sur le fourrage, les chambellans volaient sur la chandelle et le saucier grattait sur les épices. Comme on pillait à la lingerie, on gaspillait aux cuisines. Et ce n’était là que le train courant. 
  Car le comte de Valois devait faire face à d’autres nécessités. Géniteur prolifique, il avait d’innombrables filles qui lui étaient nées de ses trois lits. Chaque fois qu’il en mariait une, Charles se voyait contraint de s’endetter davantage afin que dot et fêtes d’épousailles fussent à la mesure des trônes autour desquels il prenait ses gendres. Sa fortune fondait dans ce réseau d’alliances. Certes, il possédait d’immenses domaines, les plus grands après ceux du roi. Mais les revenus qu’il en tirait ne couvraient plus qu’à peine les intérêts des emprunts. Les prêteurs, de mois en mois, se faisaient plus difficiles. S’il avait connu moins d’urgence à restaurer son crédit, Monseigneur de Valois eût montré moins de hâte à se saisir des affaires du royaume. 
  Mais certains combats laissent le vainqueur plus embarrassé que le vaincu. Prenant en main le Trésor, Valois n’empoignait que du vent. Les envoyés qu’il dépêchait dans les bailliages et prévôtés, afin d’y récolter quelques fonds, s’en revenaient la mine piteuse. Tous avaient été précédés par les envoyés de Marigny ; et il ne restait plus un denier aux coffres des prévôts, lesquels avaient soldé les créances autant qu’ils le pouvaient, afin de présenter « des comptes bien nets ». Et tandis qu’au rez-de-chaussée de son hôtel toute une foule se chauffait et s’abreuvait à ses frais, Valois, dans son cabinet, au premier étage, recevant visiteur après visiteur, cherchait les moyens d’alimenter non plus seulement ses caisses, mais encore celles de l’État. Une matinée de la fin de cette semaine-là, il était enfermé avec son cousin Robert d’Artois. Ils attendaient un troisième personnage. 
  — Ce banquier, ce Lombard, vous l’avez bien mandé pour ce matin ? dit Valois. Je vous avoue que j’ai quelque hâte de le voir paraître. 
  — Eh ! Mon cousin, répondit le géant, croyez que mon impatience n’est pas moins grande que la vôtre. Car selon la réponse que vous donnera Tolomei, vieux brigand s’il en est, mais qui s’y entend assez en finances, je m’apprête à vous présenter une requête.   
  — Laquelle ? 
  — Mes arrérages, mon cousin, les arrérages des revenus de ce comté de Beaumont qu’on m’a octroyé voici cinq ans pour feindre de me payer l’Artois mais dont je n’ai pas encore vu les lisières . C’est plus de vingt mille livres à cette heure qu’on me doit, et sur quoi ce Tolomei me prête à usure. Mais puisque vous avez maintenant disposition du Trésor… 
  Valois leva les bras au ciel. 
  — Mon cousin, dit-il, la tâche d’aujourd’hui consiste à trouver le nécessaire pour expédier Bouville vers Naples, car le roi me rebat l’oreille, sans arrêt, de ce départ. Ensuite, la première affaire dont je m’occuperai sera, je vous en fais la promesse, la vôtre. 
  À combien de personnes, depuis huit jours, n’avait-il pas donné la même assurance ? 
  — Mais le tour que Marigny vient de nous jouer sera le dernier, je vous le promets aussi ! Le chien rendra gorge, et vos arrérages, nous les prendrons sur ses biens. Car où croyez-vous que soient passés les revenus de votre comté ? Dans sa cassette, mon cousin, dans sa cassette ! 
  Et Monseigneur de Valois, déambulant à travers son cabinet, exhala une fois de plus ses griefs contre le coadjuteur, ce qui était manière d’éluder les demandes. Marigny, à ses yeux, portait la responsabilité de tout. Un vol avait-il été commis dans Paris ? Marigny ne tenait point en main les sergents du guet, et peut-être même partageait avec les malfaiteurs. Un arrêt du Parlement défavorisait-il un grand seigneur ? Marigny l’avait dicté. Petits et grands maux, la voirie boueuse, l’insoumission des Flandres, la pénurie de blé, n’avaient qu’un seul auteur et qu’une seule origine. L’adultère des princesses, la mort du roi et même l’hiver précoce étaient imputables à Marigny ; Dieu punissait le royaume d’avoir si longtemps toléré un si malfaisant ministre ! D’Artois, d’ordinaire bruyant et hâbleur, regardait son cousin en silence et sans un instant se lasser. En vérité, pour quelqu’un dont la nature coulait un peu de même fontaine, Monseigneur de Valois avait de quoi fasciner.   
  Étonnant personnage que celui de ce prince à la fois impatient et tenace, véhément et retors, courageux de son corps mais faible devant la louange, et toujours animé d’ambitions extrêmes, toujours lancé dans de gigantesques entreprises et toujours échouant par manque d’une appréciation juste des réalités. La guerre était mieux son affaire que l’administration de la paix. À l’âge de vingt-sept ans, mis par son frère à la tête des armées françaises, il avait ravagé la Guyenne en révolte ; le souvenir de cette expédition le laissait à jamais grisé. À trente et un ans, appelé par le pape Boniface et par le roi de Naples pour combattre les Gibelins et pacifier la Toscane, il s’était fait délivrer des indulgences de croisade, en même temps que les titres de vicaire général de la Chrétienté et de comte de Romagne. Or sa « croisade », il l’avait employée à rançonner les villes italiennes, et à extraire des seuls Florentins deux cent mille florins d’or pour leur consentir la grâce d’aller piller ailleurs. Ce grand seigneur mégalomane montrait un tempérament d’aventurier, des goûts de parvenu et des volontés de fondateur de dynastie. Aucun sceptre ne se trouvait libre dans le monde, aucun trône vacant, sans qu’aussitôt Valois n’étendît la main. Et sans jamais de succès. Maintenant, à quarante-quatre ans révolus, Charles de Valois s’écriait volontiers : 
  — Je ne me suis tant dépensé que pour perdre ma vie. La fortune toujours m’a trahi ! 
  C’est qu’il considérait alors tous ses rêves écroulés, rêve d’Aragon, rêve d’un royaume d’Arles, rêve byzantin, rêve allemand, et les additionnait dans le grand songe d’un empire qui se fût étendu de l’Espagne au Bosphore et pareil au monde romain, mille ans auparavant, sous Constantin. Il avait échoué à dominer l’univers. Au moins lui restait-il la France où déployer sa turbulence. 
  — Croyez-vous vraiment qu’il accepte, votre banquier ? demanda-t-il brusquement à d’Artois. 
  — Mais oui ; il exigera des gages, mais il acceptera.   
  — Voilà donc où je suis réduit, mon cousin ! dit Valois avec un grand désespoir qui n’était pas feint. À dépendre du bon vouloir d’un usurier siennois pour commencer à remettre quelque ordre en ce royaume.

Demain chapitre 4 Le pied de Saint Louis 

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