mardi 4 septembre 2018

La reine étranglée - 1ère partie - ch 4 - Saint-Denis


IV
SAINT-DENIS
 
Les flammes de centaines de cierges, disposés en buissons autour des piliers, projetaient leurs lueurs mouvantes sur les tombeaux des rois. Les longs gisants de pierre semblaient parcourus de frémissements, comme en rêve, et l’on eût dit une armée de chevaliers endormis par magie au milieu d’une forêt en feu. Dans la basilique de Saint-Denis, nécropole royale, la cour assistait à l’ensevelissement de Philippe le Bel. Faisant face à la nouvelle tombe, toute la tribu capétienne, en vêtements sombres et somptueux, se tenait alignée dans la nef centrale : princes du sang, pairs laïcs, pairs ecclésiastiques, membres du Conseil étroit, grands aumôniers, connétable, dignitaires .       
  Accompagné de cinq officiers de l’hôtel, le souverain maître de la maison du roi s’avança d’un pas solennel au bord du caveau où le cercueil était déjà descendu ; il jeta dans la fosse le bâton sculpté qui était l’insigne de sa charge, et prononça la formule qui marquait officiellement le passage d’un règne à l’autre : 
  — Le roi est mort ! Vive le roi ! 
  L’assistance aussitôt répéta : 
  — Le roi est mort ! Vive le roi ! 
  Et ce cri de cent poitrines, répercuté de travée en travée, d’ogive en ogive, alla rouler longuement dans les hauteurs des voûtes. Le prince aux yeux fuyants, aux épaules étroites et à la poitrine creuse qui, en cette minute, devenait le roi de France, éprouva une étrange sensation dans la nuque, comme si des étoiles venaient d’y éclater. L’angoisse le saisit, au point qu’il craignit de tomber en défaillance. À sa droite ses deux frères, Philippe, comte de Poitiers, et Charles, qui n’avait pas encore d’apanage, regardaient intensément la tombe. À sa gauche se tenaient ses deux oncles, le comte de Valois et le comte d’Évreux, deux hommes de forte carrure. Le premier avait franchi la quarantaine, le second en approchait. Le comte d’Évreux était assailli d’images anciennes. « Il y a vingt-neuf ans, nous étions trois fils nous aussi, à cette même place, devant la fosse de notre père… Et voilà maintenant que le premier de nous s’en va. La vie est déjà passée. » 
  Son regard se posa sur le gisant immédiatement voisin, qui était celui du roi Philippe III. « Père, pria intensément Louis d’Évreux, accueillez dans l’autre royaume mon frère Philippe, car il vous a bien succédé. » Plus loin, se trouvaient la tombe de Saint Louis et les lourdes effigies des grands ancêtres. De l’autre côté de la nef, on apercevait les espaces vides qui s’ouvriraient un jour pour le jeune homme, dixième à porter le nom de Louis, qui accédait au trône, et après lui, règne après règne, pour tous les rois futurs. « Il y a de la place encore pour beaucoup de siècles », pensa Louis d’Évreux.   
  Monseigneur de Valois, les bras croisés, le menton haut, observait toute chose et veillait à ce que la cérémonie se déroulât comme elle devait. 
  — Le roi est mort ! Vive le roi !… 
  Cinq fois encore, le cri retentit à travers la basilique, à mesure que défilaient, jetant leur bâton de fonction, les maîtres de l’hôtel. Le dernier bâton rebondit sur le cercueil, et le silence tomba. Louis X fut pris à ce moment d’un violent accès de toux qu’il ne put, quelque effort qu’il fit, dominer. Un flux de sang lui vint aux joues, et il demeura une bonne minute secoué par sa quinte, comme s’il allait cracher l’âme devant la tombe de son père. Les assistants se regardèrent ; les mitres se penchèrent vers les mitres, et les couronnes vers les couronnes ; il y eut des chuchotements d’inquiétude et de pitié. Chacun pensait : « Et si celui-là aussi mourait dans quelques semaines ? » 
  Parmi les pairs laïcs, la puissante comtesse Mahaut d’Artois, haute, large, couperosée, observait son neveu Robert, dont les mâchoires émergeaient au dessus de tous les fronts. Elle se demandait pourquoi, la veille, il était arrivé à Notre-Dame, au beau milieu de l’office funèbre, la barbe pas rasée et crotté jusqu’aux reins. D’où venait-il, qu’était-il allé faire ? Dès que Robert apparaissait, il y avait de l’intrigue dans l’air. Il semblait fort en cour, ces temps ci, ce qui ne laissait pas d’inquiéter Mahaut, elle-même tenue en défaveur depuis que ses deux filles étaient enfermées, l’une à Dourdan, l’autre à Château-Gaillard. 
  Entouré des légistes du Conseil, Enguerrand de Marigny, coadjuteur du souverain qu’on enterrait, portait un deuil de prince. Marigny était de ces rares hommes qui peuvent avoir la certitude d’être entrés en leur vivant dans l’Histoire, parce qu’ils l’ont faite. « Sire Philippe, mon roi… » songeait-il en s’adressant au cercueil. « Tant de journées où nous avons travaillé côte à côte ! Nous pensions de même en toutes choses. Nous avons commis des erreurs, nous les avons corrigées… Dans vos derniers jours, vous vous êtes un peu éloigné de moi, parce que votre esprit était affaibli et que les envieux cherchaient à nous séparer. Je vais être tout seul à l’ouvrage, maintenant. Je vous jure de bien défendre ce que nous avons accompli ensemble. » 
  Il fallait à Marigny se représenter sa prodigieuse carrière, considérer d’où il était parti et où il était parvenu, pour mesurer en cet instant sa puissance à la fois et sa solitude. « L’œuvre de gouverner n’est jamais achevée », se disait-il. Il y avait de la ferveur chez ce grand politique, et vraiment il pensait au royaume comme un second roi. 
  L’abbé de Saint-Denis, Egidius de Chambly, à genoux au bord de la fosse, traça un dernier signe de croix, puis se releva, et six moines poussèrent la lourde pierre plate qui devait fermer le tombeau. Plus jamais Louis de Navarre, à présent Louis X, n’entendrait la terrible voix de son père lui dire, pendant les conseils : 
  — Taisez-vous, Louis ! 
  Mais loin d’être délivré, il éprouvait une faiblesse panique. Il sursauta, parce que l’on prononçait à côté de lui : 
  — Allez, Louis ! C’était Charles de Valois qui l’invitait à avancer. 
  Louis X se tourna vers son oncle et murmura : 
  — Vous l’avez vu devenir roi. Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il dit ? 
  — Il a pris sa charge d’un coup, répondit Charles de Valois. 
  « Et il avait dix-huit ans… sept ans de moins que moi », pensa Louis X. Tous les regards étaient arrêtés sur lui. Il eut à fournir un effort pour marcher. 
  À sa suite, la tribu capétienne, princes, pairs, barons, prélats, dignitaires, entre les buissons de cierges et les gisants des rois, traversa la sépulture de famille. Les moines de Saint-Denis fermaient le cortège, les mains dans les manches et chantant un psaume. On passa ainsi de la basilique dans la salle capitulaire de l’abbaye où était servi le repas qui clôturait les funérailles… 
  — Sire, dit l’abbé Egidius, nous ferons désormais deux prières, l’une pour le roi que Dieu nous a pris, l’autre pour celui qu’il nous donne. 
  — Je vous en remercie, mon père, dit Louis X d’une voix mal assurée. 
  Puis il s’assit avec un soupir de lassitude et demanda aussitôt un gobelet d’eau qu’il vida d’un trait. Durant tout le repas il resta silencieux. Il se sentait fiévreux, fourbu d’âme et de corps. « Il faut être robuste pour être roi », disait autrefois Philippe le Bel à ses fils, lorsque ceux-ci rechignaient aux exercices équestres ou à l’apprentissage des armes. « Il faut être robuste pour être roi », se répétait Louis X en ce premier moment de son règne. Chez lui la fatigue engendrait l’irritation, et il pensait avec humeur que celui qui héritait d’un trône eût bien dû hériter aussi la force de s’y tenir droit. 
  De fait, ce que le cérémonial exigeait du souverain, pour son entrée en fonctions, était proprement accablant. Louis, après avoir assisté à l’agonie de son père, avait eu à prendre ses repas pendant deux jours auprès du cadavre embaumé. En effet, le principe royal ne souffrant ni chevauchement ni césure dans son incarnation, le roi mort était supposé régner jusqu’à son ensevelissement, et son successeur, à côté de sa dépouille, mangeait en quelque sorte pour lui, à sa place. 
  Plus encore que la présence de la grande forme cireuse, vidée de ses entrailles et revêtue des vêtements d’apparat, avait été pénible pour Louis la vue du cœur de son père, placé près de la couche funéraire dans un coffret de cristal et de bronze doré. Chacun qui voyait ce cœur, les artères tranchées à ras, derrière la vitre, demeurait stupéfait de sa petitesse ; « un cœur d’enfant… ou d’oiseau », murmuraient les visiteurs. Et l’on avait peine à croire qu’un si minuscule viscère eût animé un si terrible monarque . 
  Puis s’était effectué le transport du corps, par voie d’eau, de Fontainebleau à Paris ; puis, dans la capitale même, s’étaient succédé chevauchées, veilles, offices religieux et processions interminables, tout cela par un affreux temps d’hiver où l’on pataugeait dans la boue glacée, où une mauvaise petite neige vous giflait le visage. Louis X enviait son oncle Valois, qui, constamment à ses côtés, décidant de tout, tranchant des problèmes de préséance, infatigable, volontaire, semblait, lui, avoir des nerfs de roi. 
  Déjà, parlant à l’abbé Égidius, Valois commençait à s’inquiéter du sacre de Louis, qui prendrait place l’été suivant. Car l’abbaye de Saint-Denis avait la garde non seulement des tombes royales, non seulement de la bannière de France, mais aussi des vêtements et attributs portés par les rois lors du couronnement. Valois tenait à savoir si tout était en ordre. Le grand manteau, depuis vingt-neuf ans, n’avait-il pas subi de dommages ? Les écrins, pour transporter à Reims le sceptre, les éperons et la main de justice, étaient-ils en bon état ? Et la couronne d’or ? Il faudrait que les orfèvres au plus tôt missent la coiffe à la nouvelle mesure. 
  L’abbé Égidius observait le jeune roi que la toux continuait de secouer, et pensait : « Certes, on va tout préparer ; mais tiendra-t-il jusque-là ? » 
  Quand le repas fut achevé, Hugues de Bouville, grand chambellan de Philippe le Bel, vint casser devant Louis X son bâton doré, et signifier par là qu’il avait terminé son office. Le gros Bouville avait les yeux emplis de larmes ; ses mains tremblaient, et il dut s’y prendre à trois fois pour briser son sceptre de bois, image et délégation du grand sceptre d’or. Puis au premier chambellan de Louis, Mathieu de Trye, qui allait lui succéder dans la fonction, il murmura :
  — À vous maintenant, messire. 
  Alors la tribu capétienne sortit de table et se dirigea vers la cour où attendaient les montures. Dehors, la foule était maigre, pour crier : « Vive le roi ! » Les gens s’étaient assez gelés, la veille, à regarder le grand cortège qui comprenait les troupes, le clergé de Paris, les maîtres de l’Université, les corporations ; celui d’aujourd’hui n’offrait plus rien qui pût émerveiller. Il tombait une sorte de grésil qui perçait les vêtements jusqu’à la peau ; et seuls saluaient le nouveau roi quelques acharnés de la badauderie, ou les riverains qui pouvaient crier du pas de leur porte sans se mouiller. 
  Depuis l’enfance, le Hutin attendait de régner. À chaque semonce, échec ou contrariété que lui attirait sa médiocrité d’esprit et de caractère, il se disait rageusement : « Le jour où je serai roi… » Et cent fois, il avait souhaité que le sort hâtât la disparition de son père. Or voilà que sonnait l’heure qui l’exauçait ; voilà qu’il venait d’être proclamé. Il sortait de Saint-Denis… Mais rien ne l’avertissait, intérieurement, qu’aucun changement se fût produit en lui. Il se sentait seulement plus faible que la veille, et pensait davantage à ce père qu’il avait si peu aimé. 
  La tête basse, les épaules frissonnantes, il poussait son cheval entre les champs déserts où des restes de chaume perçaient des restes de neige. Le crépuscule s’assombrissait rapidement. À la porte de Paris, le cortège fit halte pour permettre aux archers d’escorte d’allumer des torches. Le peuple de la capitale ne fut guère plus enthousiaste que celui de Saint Denis. Quelles raisons d’ailleurs aurait-il eues de se montrer joyeux ? 
  L’hiver précoce entravait les transports et multipliait les décès. Les dernières récoltes avaient été mauvaises ; les denrées enchérissaient à mesure qu’elles se raréfiaient ; il y avait de la disette dans l’air. Et le peu qu’on connaissait du nouveau roi n’incitait pas à l’espoir. On le disait brouillon, querelleur et cruel ; et le public, qui déjà le désignait par son surnom, ne pouvait citer de lui aucun acte important ou généreux. Sa seule renommée lui venait de son infortune conjugale. « C’est à cause de cela que le peuple ne me témoigne point d’affection, se disait Louis X ; à cause de cette catin qui m’a bafoué devant tous… Mais s’ils ne veulent point m’aimer, je ferai tant qu’ils trembleront et crieront Noël en me voyant comme s’ils m’aimaient bien fort. Et d’abord je veux reprendre épouse, avoir une reine à côté de moi… pour que mon déshonneur soit effacé. » 
  Hélas ! Le rapport que lui avait fait la veille son cousin Robert d’Artois, retour de Château-Gaillard, ne laissait pas paraître l’entreprise aisée. « La garce cédera ; je la ferai mettre à tels régimes et tourments qu’elle cédera ! » Comme il s’était dit dans le petit peuple que le roi jetterait des pièces de monnaie sur son passage, des groupes de pauvres se tenaient au coin des rues. Les torches des archers éclairaient un instant leurs visages maigres, leurs yeux avides et leurs mains tendues. Mais aucune piécette ne tomba. 
  Par le Châtelet et le Pont au Change le cortège atteignit ainsi le palais de la Cité. La comtesse Mahaut donna le signal de la dispersion en déclarant que chacun avait maintenant besoin de chaleur et de repos, et qu’elle rentrait à l’hôtel d’Artois. Prélats et barons prirent chacun le chemin de sa demeure. Les frères du nouveau roi eux-mêmes se retirèrent. Si bien que lorsqu’il eut mis pied à terre, Louis X ne se trouva plus entouré, en dehors de ses serviteurs et écuyers personnels, que par ses deux oncles Évreux et Valois, Robert d’Artois, Marigny et Mathieu de Trye. Ils passèrent par la Galerie mercière, immense et presque déserte à cette heure. Quelques marchands, qui finissaient de cadenasser leurs éventaires, ôtèrent leur bonnet. Le Hutin avançait lentement, les jambes raides dans des bottes trop lourdes, le corps chaud de fièvre. Il regardait, à sa droite, à sa gauche, les quarante statues de rois, haut placées sur de larges consoles sculptées, et que Philippe le Bel avait choisi de dresser là, dans le vestibule de l’habitation royale, telles des répliques debout des gisants de Saint-Denis, afin que le souverain vivant apparût à chaque visiteur comme le continuateur d’une race sacrée, désignée par Dieu pour exercer le pouvoir. Cette colossale famille de pierre, aux yeux blancs sous la lueur des torches, ne faisait qu’accabler davantage le pauvre prince de chair qui en recueillait la succession. Un mercier dit à sa femme : 
  — Il n’a pas bien fière mine, notre nouveau roi. 
  La marchande, en ricanant, répondit : 
  — Il a surtout une bonne mine de cocu. 
  Elle n’avait pas parlé fort, mais sa voix aiguë résonna dans le silence. Le Hutin tressaillit, la face brusquement coléreuse, cherchant à distinguer l’auteur de l’insulte. Chacun, dans l’escorte, détournait les yeux et feignait de n’avoir pas entendu. De part et d’autre de l’arc en accolade qui surmontait l’accès à l’escalier principal, se faisaient pendant les statues de Philippe le Bel et d’Enguerrand de Marigny ; car le coadjuteur connaissait cet honneur unique d’avoir son effigie dans la galerie des rois. Honneur justifié au demeurant par le fait que la reconstitution et l’embellissement du Palais étaient essentiellement son œuvre. Or la statue d’Enguerrand irritait plus que tout Charles de Valois qui, chaque fois qu’il avait à passer devant, s’indignait de ce qu’on eût élevé jusque-là ce bourgeois. « L’astuce et l’intrigue l’ont conduit à tant d’impudence qu’il se donne des airs d’être de notre sang. Mais tout beau, messire, pensait Valois : nous vous descendrons de ce socle, j’en fais serment, et nous vous apprendrons bien vite que le temps de vos mauvaises grandeurs est passé. » 
  — Messire Enguerrand, dit-il avec hauteur à son ennemi, je pense que le roi désire à présent demeurer en famille. Marigny, afin d’éviter un éclat, ne fit pas montre d’avoir senti le trait. Mais voulant bien signifier, en revanche, qu’il ne prendrait ses ordres que du roi, il dit, s’adressant à ce dernier : 
  — Sire, maintes affaires sont pendantes qui me requièrent. Puis-je me retirer ? Louis avait la pensée ailleurs ; le mot lancé par la mercière lui tournait en tête. 
  — Faites, messire, faites, répondit-il avec impatience.

Demain chapitre 5 Le Roi, ses oncles et les destins 

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