mardi 25 septembre 2018

Caroline O - II - La wagon - restaurant

A 21h le maître d'hôtel vint la chercher pour la mener à sa table. Une table pour deux couverts. Tout était siglé CIWL. La nappe, les serviettes brodées, les couverts en argent gravés, les verres en cristal ciselés...La lecture du menu la mit un peu mal à l'aise. C'était beaucoup en période de restriction... Mais elle savait aussi combien lui avait coûté le prix du billet. Elle commanda une autre coupe de champagne. Trois minutes plus tard le maître d'hôtel était de retour :
'' Je suis désolé Madame, mais Monsieur là-bas, le comte Maximilien de Woincourt, n'a pas réservé sa place ce soir! Mais il souhaiterait dîner avec vous. L' accepteriez-vous à votre table?''
De Woincourt!! Seul un léger haussement de sourcils avait marqué sa surprise, son étonnement et son interrogation. Elle accepta d'un signe de tête. De Woincourt, de Woincourt??? L'image avait du mal à se fixer. Trente secondes plus tard elle levait les yeux sur un jeune homme d'une vingtaine d'années. Son smoking noir faisait ressortir la blondeur de ses cheveux, le bleu de ses yeux et son extrême pâleur.
'' Maximilien de Woincourt. Mes hommages Madame. Vous ne sauriez savoir l'honneur et l'immense joie que vous me faites en m'acceptant à votre table''.
Et soudain tout lui revint en mémoire et c'est avec un grand sourire qu'elle lui dit:
''Mais asseyez vous Monsieur de Woincourt. C'est avec plaisir que je dînerai avec vous''.
Le dîner touchait à sa fin. Il était près de 11h du soir. Maximilien de Woincourt n'avait pratiquement pas arrêté de parler. La discussion, l'ardeur qu'il y mettait avaient légèrement rosi ses pommettes. Le Roederer qui avait accompagné tout le repas y était aussi pour quelque chose. Mais l'étincelle qui brillait dans ses yeux ne devait rien à l'alcool. Elle la connaissait bien cette lueur. Elle l'avait souvent vue dans les yeux des hommes qui voulaient se glisser dans son lit et étaient prêts à donner des fortunes pour cela. Mais manifestement ce petit de Woincourt n'avait pas les moyens de ses envies!!! Cela l'amusait. Elle était même presque émue. Sans lui donner d'espoir, elle ne le désespérait pas. Elle n'avait pas encore décidé de ce qu'elle ferait. Elle le regardait en souriant. Il ne faisait rien de ce qu'il devait ou devrait faire et pourtant elle était presque séduite. Son inexpérience et sa fraîcheur lui donnait à elle comme un coup de jeunesse.
Il avait 22 ans. Il descendait à Marseille. De là il devait remonter vers le Lubéron où ses parents possédaient une bastide. Ils lui avaient fait quitter Paris pour une bagatelle, une amourette pour une infirmière de l'hôpital des Invalides, à laquelle il fallait couper court rapidement. Mais plus grave, lieutenant au 9ème régiment du Génie, il avait été hospitalisé après avoir été gazé à Ypres. Le gaz moutarde lui rongeait les poumons. Le Lubéron n'était qu'une étape vers les Alpes et un sanatorium. Heureusement il n'avait pas de lésions cutanées. Elle ne l'aurait supporté. C'était justement ce qu'elle fuyait et ce n'était pas pour se faire rattraper dans le wagon-restaurant d'un train de luxe. Elle balaya vite cette image. Elle s'expliquait mieux maintenant cette pâleur, cette maigreur. Elle avait eu envie de toucher sa main qu'on aurait dite de porcelaine. Elle s'était abstenue.
''Mon père m'a souvent parlé de vous. Il vous a vue au théâtre il y a longtemps''. Il s'arrêta, la bouche ouverte, pétrifié de ce qu'il avait dit. Par un geste réflexe sa main se posa sur celle du jeune homme. Ce contact la fit frissonner.
''Ne soyez pas gêné mon petit Maximilien. Vous permettez que je vous appelle Maximilien?''
Le jeune homme déglutit difficilement.
''Cela ne doit pas faire si longtemps que ça. N'est ce pas?''
Il baissa la tête incapable de dire un mot.
Elle retira sa main et coudes sur la table, le menton posé sur ses mains croisées, elle se souvint.
Bien sûr que si ça faisait longtemps. Quand donc était ce? C'était au retour de son premier voyage en Amérique. En 1892, 93. La tournée avait été fructueuse mais fatigante. Elle avait décidé de se reposer, de faire un ‘’break’’ comme ils disaient à New York. Son besoin de calme lui avait fait choisir une petite station balnéaire de la Somme, dont le duc de Penthièvre, qui avait ses habitudes à Eu, lui avait parlé: Mers les Bains. Le confort de son Grand Hôtel, son Casino modeste mais élégant, le charme des villas du front de mer, la beauté de sa falaise crayeuse l'avaient ravie. Ce n'était pas Nice ou Biarritz, bien sûr. Ni Deauville, ni même Cabourg. Mais une semaine ici lui ferait tous les biens. Au bout de deux jours elle n'en pouvait plus. C'était décidé, elle rentrait demain à Paris.
Dans la salle du bar du casino, face à la mer elle buvait sa coupe de Roederer. La falaise était rose, embrasée du feu du coucher de soleil.
Quand il est entré dans le bar elle avait immédiatement su que c'était pour elle!! Il s'était dirigé directement vers sa table d'un pas qui sentait son militaire à vingt lieues.
'Corentin de Woincourt! Pardonnez mon audace, Madame. Je vous ai vu il y a deux ans aux Folies Bergère à Paris. J'en garde un souvenir... Un ami m'a dit vous avoir vue ici. Je n'ai pu résister. Me permettez-vous de vous offrir un apéritif?''
''Ca, ma chérie, c'est un cavalier. Ou un artilleur'' se dit elle in petto!
Elle avait le sentiment d'être une citadelle que l'on voulait prendre d'assaut. Cela n'était pas nouveau pour elle. On n'avait jamais eu à son égard les manières qu'on aurait eues envers une jeune fille sortant d'une institution religieuse. Et les manières un peu brouillonnes de ce hobereau picard l'amusaient. D'autant plus qu'elle savait qu'au bout du compte c'est elle qui garderait la main.
L'apéritif fut suivi d'une invitation à dîner. Ce Corentin de Woincourt était bien officier de cavalerie. Capitaine ou commandant. Elle avait oublié. De toute façon en dessous de général elle confondait tout. Il avait une propriété à une trentaine de kilomètres de Mers et avait obtenu une permission. Sa femme était sur le point d'accoucher. C'était leur quatrième enfant. Trois filles! Il espérait bien qu'elle lui donnerait un garçon cette fois ci! Le docteur n'attendait rien avant 48 heures et il avait pris sa soirée pour venir à Mers en espérant la voir. Par désœuvrement elle accepta un digestif et lui accorda une nuit. Cette nuit fut une heureuse surprise. Ses manières abruptes laissèrent place à une douceur et une tendresse qu'elle n'attendait pas. Elle ressentit un plaisir qu'elle n'eut pas besoin de simuler comme souvent.
Elle retrouvait en Maximilien les traits de Corentin mais en plus fins avec quelque chose de féminin. Etait-ce dû à la maladie ou un héritage de sa mère qu'elle imaginait belle, douce et un peu fade. Ainsi Corentin avait fini par avoir un fils. Elle ne lui demanda pas des nouvelles de son père qui n'avait surement pas fait état de leur rencontre et de leur nuit.
Elle se retrouvait en face de quelqu'un dont elle avait entendu parler avant qu'il ne naisse. Il aurait pu être son fils. Elle n'avait aucun instinct maternel. Il était mort avec l'avortement qu'elle avait subi lorsque son ''hijo de puta'' de mari l'avait prostituée de force et qu'elle était devenue stérile.
Mais très vite et sans qu'elle sache très bien pourquoi elle lui dit:
'' Laissez-moi partir maintenant. Ne vous compromettez pas. Mais rejoignez-moi dans une demi-heure. Voiture 3. Compartiment 6.''

Suite et fin demain...Caroline O. - III - Le wagon-lit

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