lundi 10 septembre 2018

La reine étranglée - 2àme partie - ch 4 - Le pied de Saint Louis


 
IV
LE PIED DE SAINT LOUIS
   Messer Tolomei fut introduit dans le cabinet, et Robert d’Artois se déplia tout entier pour l’accueillir, paumes ouvertes. 
  — Ami banquier, je vous ai de grandes dettes, et vous ai toujours promis de vous payer à la première faveur que me ferait le sort. Eh bien ! Ce moment est venu. 
  — Heureuse nouvelle, Monseigneur, répondit Spinello Tolomei en s’inclinant. 
  — Et d’abord, poursuivit d’Artois, je veux commencer par m’acquitter de la reconnaissance que je vous dois en vous procurant un client royal. Tolomei s’inclina de nouveau, et plus profondément, devant Charles de Valois, en disant : 
  — Qui ne connaît Monseigneur, au moins de vue et de renommée… Il a laissé de grands souvenirs à Sienne… Les mêmes qu’à Florence, à ceci près que Sienne étant plus petite, il n’avait pris que dix-sept mille florins pour la « pacifier » ! 
  — J’ai moi aussi gardé bonne impression de votre ville, dit Valois. 
  — Ma ville, à présent, Monseigneur, c’est Paris. 
  Le teint bistre, la joue grasse et pendante, l’œil gauche fermé par la malice, Tolomei attendait qu’on l’invitât à s’asseoir, ce que fit Valois en lui désignant un siège. Car messer Tolomei méritait quelques égards. Ses confrères, marchands et banquiers italiens de Paris, l’avaient élu tout récemment, à la mort du vieux Boccanegra, « capitaine général » de leurs compagnies. Cette fonction, qui lui donnait contrôle ou connaissance de la quasi-totalité des opérations de banque dans le pays, lui conférait une puissance secrète, mais primordiale. Tolomei était une sorte de connétable du crédit. 
  — Vous n’ignorez pas, ami banquier, reprit d’Artois, le grand mouvement qui se fait ces jours-ci. Messire de Marigny, qui n’est pas fort votre ami, je crois, non plus qu’il n’est le nôtre, se trouve en mauvais point… 
  — Je sais… murmura Tolomei. 
  — Aussi ai-je conseillé à Monseigneur de Valois, comme il avait besoin d’appeler un homme de finances, de s’adresser à vous dont l’habileté m’est connue autant que le dévouement. 
  Tolomei remercia d’un petit sourire de courtoisie. Sous sa paupière close, il observait les deux grands barons, et pensait : « Si l’on voulait m’offrir la gérance du Trésor, on ne me ferait point tant de compliments. » 
  — Que puis-je pour votre service, Monseigneur ? demanda-t-il en se tournant vers Valois. 
  — Eh mais ! Ce que peut un banquier, messer Tolomei ! répondit l’oncle du roi avec cette belle arrogance qu’il avait lorsqu’il s’apprêtait à demander de l’argent. 
  — Je l’entends bien ainsi, Monseigneur. Avez-vous des fonds à placer en bonnes marchandises qui doubleront de prix dans les six mois à venir ? Désirez-vous quelques parts dans le commerce de navigation qui se développe fort en ce moment où l’on doit apporter par mer tant de choses qui manquent ? Voilà de tels services que j’aurais honneur à vous rendre. 
  — Non, il ne s’agit point de cela, dit vivement Valois. 
  — Je le déplore, Monseigneur ; je le déplore pour vous. Les meilleurs gains se font par temps de pénurie… 
  — Ce que je souhaite, présentement, c’est que vous m’avanciez un peu d’argent frais… pour le Trésor.   
  Tolomei prit une mine désolée. 
  — Ah ! Monseigneur, ne doutez point du désir que j’ai de vous obliger ; mais voilà bien la seule chose en quoi je ne puis vous satisfaire. Nos compagnies ont été fort saignées, ces mois derniers. Nous avons dû consentir au Trésor un gros prêt, qui ne nous rapporte rien, pour solder le coût de la guerre de-Flandre… 
  — Cela, c’était l’affaire de Marigny. 
  — Certes, Monseigneur, mais c’était notre argent. De ce fait nos coffres sont un peu rouillés aux serrures. À combien se monte votre besoin ? 
  — Dix mille livres. 
  Dans ce chiffre, Valois avait calculé cinq mille livres pour l’ambassade de Bouville, mille pour Robert d’Artois, et le reste pour faire face à ses propres embarras les plus pressants. Le banquier joignit les mains devant son visage. 
  — Sainte Madone ! Mais où les trouverais-je ? s’écria-t-il. 
  Ces protestations devaient s’entendre comme préliminaires d’usage. D’Artois en avait prévenu Valois. Aussi ce dernier prit-il le ton d’autorité qui généralement en imposait à ses interlocuteurs. 
  — Allons, allons, messer Tolomei ! Ne rusons point, ni ne musons. Je vous ai mandé pour que vous fassiez votre métier, comme vous l’avez toujours exercé, avec profit, je pense. 
  — Mon métier, Monseigneur, répondit tranquillement Tolomei, mon métier est de prêter, il n’est point de donner. Or, depuis quelque temps, j’ai beaucoup donné, sans retour aucun. Je ne fabrique point de monnaie et n’ai pas inventé la pierre philosophale. 
  — Ne m’aiderez-vous donc point à vous débarrasser de Marigny ? C’est votre intérêt, il me semble ! 
  — Monseigneur, payer tribut à son ennemi lorsqu’il est puissant, et puis payer encore pour qu’il ne le soit plus, est une double opération qui, vous en conviendrez, ne rapporte guère. Au moins faudrait-il savoir ce qui va suivre, et si l’on a chance de se rattraper. 
  Charles de Valois aussitôt entonna le grand couplet qu’il récitait à tout venant depuis huit jours. Il allait, pour peu qu’on lui en procurât les moyens, supprimer toutes les « novelletés » introduites par Marigny et ses légistes bourgeois ; il allait rendre l’autorité aux grands barons ; il allait rétablir la prospérité dans le royaume en revenant au vieux droit féodal qui avait fait la grandeur du pays de France. Il allait restaurer « l’ordre ». Comme tous les brouillons politiques, il n’avait que ce mot à la bouche, et ne lui donnait d’autre contenu que les lois, les souvenirs ou les illusions du passé. 
  — Avant longtemps, je vous assure qu’on sera retourné aux bonnes coutumes de mon aïeul Saint Louis ! 
  Ce disant il montrait, posé sur une sorte d’autel, un reliquaire en forme de pied et qui contenait un os du talon de son grand-père ; ce pied était d’argent avec des ongles d’or. Car les restes du saint roi avaient été partagés, chaque membre de la famille, chaque chapelle royale voulant en garder une parcelle. La partie supérieure du crâne était conservée dans un beau buste d’orfèvrerie à la Sainte-Chapelle ; la comtesse Mahaut d’Artois, dans son château de Hesdin, possédait quelques cheveux ainsi qu’un fragment de mâchoire ; et tant de phalanges, d’esquilles, de débris avaient été ainsi répartis qu’on pouvait se demander ce que contenait la tombe de Saint-Denis. Si même la véritable dépouille y avait jamais été déposée… Car une légende tenace courait en Afrique selon laquelle le corps du roi franc avait été enseveli près de Tunis, tandis que son armée ne rapportait en France qu’un cercueil vide ou chargé d’un cadavre de remplacement .   
  Tolomei alla baiser dévotement le pied d’argent, puis demanda : 
  — Pourquoi vous faut-il au juste ces dix mille livres, Monseigneur ? 
  Force fut à Valois de révéler en partie ses projets immédiats. Le Siennois écoutait en hochant la tête et disait, comme s’il prenait mentalement des notes:    
  — Messire de Bouville, à Naples… oui… oui ; nous commerçons avec Naples par nos cousins les Bardi… Marier le roi… Oui, oui, je vous entends, Monseigneur… Rassembler le conclave… Ah ! Monseigneur, un conclave coûte plus cher à bâtir qu’un palais, et les fondations en sont moins solides… Oui, Monseigneur, oui, je vous écoute. 
  Quand enfin il eut appris ce qu’il souhaitait savoir, le capitaine général des Lombards déclara : 
  — Tout cela est certes bien pensé, Monseigneur, et je vous souhaite le succès du fond du cœur ; mais rien ne m’assure que vous marierez le roi, ni que vous aurez un pape, ni même, si cela était, que je reverrai mon or, à supposer que je sois en mesure de vous le fournir. 
  Valois jeta un regard irrité vers d’Artois. « Quel étrange bonhomme m’avez-vous amené là, semblait-il dire, et n’aurai-je tant parlé que pour n’en rien obtenir ? » 
  — Allons, banquier, s’écria d’Artois en se levant, quel intérêt demandes-tu ? Quels gages ? Quelle franchise ou autre avantage ? 
  — Mais aucun, Monseigneur, aucun gage, protesta Tolomei ; pas de vous, vous le savez bien, ni de Monseigneur de Valois dont la protection m’est chère. Je cherche, simplement… je cherche comment je pourrais vous aider. 
  Puis, se tournant à nouveau vers le pied d’argent, il ajouta doucement :  
  — Monseigneur de Valois vient de dire qu’on allait rendre au royaume les bonnes coutumes de Monseigneur Saint Louis. Mais qu’entend-il par-là ? Va-ton remettre en usage toutes les coutumes ?  
  — Certes, répondit Valois sans bien comprendre où l’autre voulait en venir. 
  — Va-t-on rétablir, par exemple, le droit pour les barons de battre monnaie sur leurs terres ? Si telle ordonnance était reprise, alors, Monseigneur, je serais mieux apte à vous appuyer. 
  Valois et d’Artois se regardèrent. Le banquier pointait droit sur la plus importante des mesures que Valois projetait, et celle qu’il tenait la plus secrète parce qu’elle était la plus préjudiciable au Trésor et pouvait être la plus contestée. En effet, l’unification de la monnaie dans le royaume, ainsi que le monopole royal de l’émettre, étaient des institutions de Philippe le Bel. Auparavant les grands seigneurs fabriquaient ou faisaient fabriquer, concurremment avec la monnaie royale, leurs propres pièces d’or et d’argent qui avaient cours en leurs fiefs ; et ils tiraient de ce privilège une grosse source de profit. En tiraient profit également ceux qui, comme les banquiers lombards, fournissaient le métal brut et jouaient sur la variation de taux d’une région à l’autre. Et Valois comptait bien sur cette « bonne coutume » pour relever sa fortune. 
  — Voulez-vous dire encore, Monseigneur, poursuivit Tolomei continuant à considérer le reliquaire comme s’il en faisait l’estimation, voulez-vous dire que vous allez restaurer le droit de guerre privée ? 
  C’était là une autre des prérogatives féodales abolies par le Roi de fer, afin d’empêcher les grands vassaux de lever bannières à leur guise et d’ensanglanter le royaume pour régler leurs différends personnels, étaler leur gloriole, ou secouer leur ennui. 
  — Ah ! Que ce sain usage nous soit vite rendu, s’écria Robert, et je ne tarderai pas à reprendre le comté d’Artois sur ma tante Mahaut ! 
  — Si vous avez besoin d’équiper des troupes, Monseigneur, dit Tolomei, je puis vous obtenir les meilleurs prix des armuriers toscans. 
  — Messer Tolomei, vous venez d’exprimer tout juste les choses que je veux accomplir, dit alors Valois se rengorgeant. Aussi, je vous demande de marcher de confiance avec moi. 
  Les financiers ne sont pas moins imaginatifs que les conquérants, et c’est mal les connaître que de les croire uniquement inspirés par l’appât du gain. Leurs calculs souvent dissimulent des songes abstraits de puissance. Le capitaine général des Lombards rêvait lui aussi, d’autre manière que le comte de Valois, mais il rêvait ; il se voyait déjà fournissant en or brut les grands barons du royaume, et dirigeant leurs querelles puisqu’il en négocierait l’armement. Or qui tient l’or et tient les armes détient le vrai pouvoir. Messer Tolomei jouait avec des pensées de règne… 
  — Alors, reprit Valois, êtes-vous décidé maintenant à me procurer la somme que je vous ai demandée ? 
  — Peut-être, Monseigneur, peut-être. Non que je sois en mesure de vous la donner moi-même ; mais je puis sans doute vous la trouver en Italie, ce qui conviendrait fort bien puisque c’est là justement que se rend votre ambassade. Pour vous, cela ne fait point de différence. 
  — Certes non, fut obligé de répondre Valois. Mais l’arrangement était loin de combler ses vœux, lui rendant difficile, sinon même impossible, de puiser dans le prêt pour ses propres nécessités. 
  Voyant Valois se rembrunir, Tolomei poussa le fer plus avant. 
  — Vous offrirez la garantie du Trésor ; mais chacun sait, chez nous en tout cas, que le Trésor est vide, et ces bruits-là vont vite à courir entre les comptoirs de banque. Je devrai donc engager ma propre garantie, et le ferai de grand cœur, Monseigneur, pour vous servir. Mais il sera nécessaire qu’un homme de ma compagnie, porteur des lettres de change, escorte votre envoyé afin de prendre l’argent en charge et d’en être comptable. 
  Valois se renfrognait de plus en plus. 
  — Eh ! Monseigneur ! dit Tolomei, c’est que je ne vais point agir seul en cette affaire ; les compagnies d’Italie sont encore plus méfiantes que les nôtres, et j’ai besoin de leur donner toute assurance qu’elles ne seront point bernées. 
  En vérité, il voulait avoir un émissaire dans l’expédition, un émissaire qui allait, en son nom et pour son compte, espionner l’ambassadeur, contrôler l’emploi des fonds, se faire instruire des projets d’alliance, connaître les dispositions des cardinaux, et travailler en sous-main dans le sens qu’il lui commanderait. Messer Spinello Tolomei régnait déjà, un tout petit peu. Robert d’Artois avait dit à Valois que le Siennois exigerait un gage ; ils n’avaient pas pensé que le gage, ce pouvait être un morceau du pouvoir. Force était à l’oncle du roi, et pour satisfaire celui-ci, d’en passer par les conditions du banquier. 
  — Et qui donc allez-vous désigner, qui ne fasse point mauvaise figure auprès de messire de Bouville ? demanda Valois. 
  — Je vais y penser, Monseigneur, je vais y penser. Je n’ai guère de monde en ce moment. Mes deux meilleurs voyageurs sont sur les routes… Quand donc messire de Bouville devrait-il partir ? 
  — Mais demain, s’il se peut, ou le jour d’après. 
  — Et ce garçon, suggéra Robert d’Artois, qui était allé pour moi en Angleterre… 
  — Mon neveu Guccio ? dit Tolomei. 
  — C’est cela même, votre neveu. Vous l’avez toujours auprès de vous ?… Eh bien ! Que ne l’envoyez-vous ? Il est fin, délié d’esprit, et il a bonne tournure. Il aidera notre ami Bouville, qui ne doit guère parler le langage d’Italie, à se débrouiller sur les chemins. Soyez rassuré, mon cousin, ajouta d’Artois s’adressant à Valois ; ce garçon-là est de bonne recrue. 
  — Il va fort me manquer ici, dit Tolomei. Mais soit, Monseigneur, je vous l’abandonne. Il est dit que vous obtiendrez toujours de moi tout ce que vous souhaitez. 
  Bientôt après il prit congé. Dès que Tolomei fut sorti du cabinet, Robert d’Artois s’étira un grand coup, et dit : 
  — Eh bien, Charles, m’étais-je trompé ? 
  Comme tout emprunteur après une négociation de cette nature, Valois était à la fois content et mécontent ; et il se composa une attitude qui ne montrât trop ni son soulagement ni son dépit. S’arrêtant à son tour devant le pied de Saint Louis, il dit : 
  — C’est cela, voyez-vous cousin, c’est la vue de cette sainte relique qui a décidé votre homme. Allons, tout respect de ce qui est noble n’est point perdu en France, et ce royaume peut être redressé!    
  — Un miracle, en quelque sorte, dit le géant en clignant de l’œil. 
  Ils réclamèrent leurs manteaux et leurs escortes pour aller porter au roi la bonne nouvelle du départ de l’ambassade. Dans le même temps, Tolomei informait son neveu Guccio Baglioni d’avoir à se mettre en route dans les deux jours, et lui énumérait ses instructions. Le jeune homme ne témoigna pas d’un grand enthousiasme. 
  — Corne sei strano, figlio mio ! s’écria Tolomei. Le sort te donne l’occasion d’un beau voyage, sans qu’il t’en coûte un denier, puisque c’est le Trésor, au bout du compte, qui paiera. Tu vas connaître Naples, la cour des Angevins, y côtoyer les princes et, si tu es habile, t’y faire des amis. Et peut-être vas-tu assister aux préliminaires d’un conclave. C’est chose passionnante qu’un conclave ! Ambitions, pressions, argent, rivalités… et même la foi chez certains. Tous les intérêts du monde jouent dans la partie. Tu vas voir cela. Et tu me fais la face longue, comme si je t’apprenais un malheur. À ta place et à ton âge, j’aurais sauté de joie, et je serais déjà à boucler mon porte-manteau… Pour prendre cette figure, il faut qu’il y ait une fille que tu regrettes de quitter. Ne serait-ce pas la demoiselle de Cressay, par hasard ? 
  Le teint couleur d’huile d’olive du jeune Guccio fonça un peu, ce qui était sa façon de rougir. 
   — Elle t’attendra, si elle t’aime, reprit le banquier. Les femmes sont faites pour attendre. On les retrouve toujours. Et si tu crains qu’elle ne t’oublie, profite donc de celles que tu rencontreras sur ton chemin. La seule chose qu’on ne retrouve pas, c’est la jeunesse, et la force pour courir le monde. 

Demain ch. 5 - Mesdames de Hongrie dans un château de Naples 

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