jeudi 26 décembre 2019

Quand un roi perd la France - 1ère partie - ch. 6 - Les débuts de ce roi qu'on appelle le Mauvais


VI
LES DÉBUTS DE CE ROI QU’ON APPELLE LE MAUVAIS

  Avez-vous noté, mon neveu, que partout où nous nous arrêtons, à Limoges aussi bien qu’à Nontron ou ailleurs, chacun nous demande nouvelles du roi de Navarre, comme si le sort du royaume dépendait de ce prince ? L’étrange situation, en vérité, que celle où nous sommes. Le roi de Navarre est prisonnier, dans un château d’Artois, de son cousin le roi de France. Le roi de France est prisonnier, dans un hôtel de Bordeaux, de son cousin le prince héritier d’Angleterre. Le Dauphin, héritier de France, se débat dans le palais de Paris, entre ses bourgeois agités et ses États généraux remontrants. Or, c’est du roi de Navarre que tout le monde paraît s’inquiéter. Vous avez entendu l’évêque luimême : 
  « On disait le Dauphin fort ami de Monseigneur de Navarre. Ne va-t-il pas le libérer ? » 
  Dieu Saint ! J’espère bien que non. Il a été fort avisé, ce jeune homme, de n’en rien faire jusqu’à présent. Et je m’inquiète de cette tentative d’évasion que des chevaliers du clan navarrais auraient montée pour délivrer leur chef. Elle a échoué ; il faut nous en féliciter. Mais tout porte à croire qu’ils voudront recommencer. 
  Oui, oui, j’ai appris bien des choses pendant notre arrêt à Limoges. Et je me dispose, dès notre arrivée ce soir à La Péruse, d’en écrire au pape. Si c’était une grosse sottise de la part du roi Jean d’enfermer Monsieur de Navarre, c’en serait une égale aujourd’hui, pour le Dauphin, de le relâcher. Je ne connais pas de plus grand brouilleur que ce Charles qu’on appelle le Mauvais ; et ils se sont bien donné la main, à travers leur querelle, le roi Jean et lui, pour jeter la France dans son malheur présent. 
  Vous savez d’où lui vient son surnom ? Des tout premiers mois de son règne. Il n’a point perdu de temps pour le gagner. Sa mère, la fille de Louis Hutin, mourut, comme je vous le contais l’autre jour, durant l’automne de 49. Dans l’été de 1350, il alla se faire couronner en sa capitale de Pampelune, où jamais depuis sa naissance, à Évreux, dix-huit ans plus tôt, il n’avait mis les pieds. Voulant se faire connaître, il parcourut ses États, ce qui ne demandait point de longues courses ; puis il alla visiter ses voisins et parents, son beau-frère, le comte de Foix et de Béarn, celui qui se fait appeler Phœbus, et son autre beau-frère, le roi d’Aragon, Pierre le Cérémonieux, et également le roi de Castille. 
  Or, un jour qu’il était de retour à Pampelune et qu’il y passait un pont, à cheval, il rencontra une délégation de nobles navarrais qui venaient à lui, pour lui porter leurs doléances, parce qu’il avait laissé violer leurs droits et privilèges. Comme il refusait de les entendre, les autres s’échauffèrent un peu ; il fit alors saisir par ses soldats ceux qui criaient au plus près de lui, et ordonna qu’on les pendît dans l’instant aux arbres voisins, disant qu’il faut être prompt à punir si l’on veut être respecté. 
  J’ai remarqué que les princes trop hâtifs au châtiment capital obéissent souvent à des mouvements de peur. Ce Charles n’y fait pas exception, car je le crois plus courageux de paroles que de corps. C’est cette brutale pendaison, dont la Navarre fut endeuillée, qui lui valut d’être bientôt appelé par ses sujets el malo, le Mauvais. Il ne tarda pas, d’ailleurs, à s’éloigner de son royaume, dont il laissa le gouvernement à son plus jeune frère, Louis, qui n’avait alors que quinze ans, lui-même préférant revenir s’agiter à la cour de France en compagnie de son autre frère, Philippe. 
   Alors, me direz-vous, comment le parti navarrais peut-il être tellement nombreux et puissant si, en Navarre même, une part de la noblesse est opposée à son roi ? 
  Eh ! mon neveu, c’est que ce parti est surtout composé des chevaliers normands du comté d’Évreux. Et ce qui rend Charles de Navarre si dangereux pour la couronne de France, plus encore que ses possessions au midi du royaume, ce sont celles qu’il tient, ou qu’il tenait, dans la proximité de Paris, telles les seigneuries de Mantes, Pacy, Meulan, ou Nonancourt, qui commandent les accès à la capitale pour tout le quart ouest du pays. Cela, le roi Jean le comprit assez bien, ou on le lui fit comprendre ; et il donna, pour une rare fois, preuve de bon sens en s’efforçant à l’entente et à l’arrangement avec son cousin de Navarre. 
  Par quel lien pouvait-il se l’attacher le mieux ? Par un mariage. Et quel mariage pouvait-on lui offrir qui le liât à la couronne aussi étroitement que l’union qui avait, pendant six mois, fait de sa sœur Blanche la reine de France ? Eh bien, le mariage avec l’aînée des filles du roi lui-même, la petite Jeanne de Valois. Elle n’avait que huit ans, mais c’était un parti qui valait bien d’attendre pour consommer. D’ailleurs Charles de Navarre ne manquait pas de galante compagnie pour seconder sa patience. Entre autres, on sait une certaine demoiselle Gracieuse… oui, c’est son nom, ou celui qu’elle avoue… 
  La petite Jeanne de Valois, elle, était déjà veuve, puisqu’on l’avait une première fois mariée, à l’âge de trois ans, avec un parent de sa mère que Dieu n’avait pas tardé à reprendre. En Avignon, nous fûmes favorables à ces accordailles qui nous semblaient devoir assurer la paix. Car le contrat réglait toutes affaires pendantes entres ces deux branches de la famille de France, à commencer par celle du comté d’Angoulême depuis si longtemps promis à la mère de Charles, en échange de son renoncement à la Brie et à la Champagne, puis rééchangé contre Pontoise et Beaumont, mais sans qu’il y ait eu exécution. 
  Cette fois, on revenait à l’accord premier ; Navarre recevrait l’Angoumois ainsi que plusieurs grosses places et châtellenies qui constituaient la dot. Le roi Jean prenait grand air d’autorité pour charger de bienfaits son futur beau-fils. « Vous aurez ceci, je le veux ; je vous donne cela, j’en ai dit… » Navarre faisait plaisanterie, devant ses familiers, de ses liens nouveaux avec le roi Jean. 
  « Nous étions cousins par naissance ; nous fûmes sur le point d’être beaux-frères ; mais son père ayant épousé ma sœur, je me suis trouvé son oncle ; et voici qu’à présent, je vais devenir son gendre. » 
  Mais tandis qu’on négociait le contrat, il s’entendait fort bien à grossir son lot. À lui-même il n’était point demandé d’apport, seulement une avance d’argent : cent mille écus dont le roi Jean était endetté auprès des marchands de Paris, et que Charles aurait la bonne grâce de rembourser. Il n’avait point, lui non plus, la liquidité de la somme ; on la lui trouva chez les banquiers de Flandre auxquels il consentit à remettre en gage une partie de ses bijoux. C’était chose plus aisée pour le gendre du roi que pour le roi lui-même… 
  Ce fut à cette occasion, je m’en avise, que Navarre dut s’aboucher avec le prévôt Marcel… dont il faut également que j’écrive au pape, car les agissements présents de cet homme-là ne sont point sans m’inquiéter. Mais c’est une autre affaire… Les cent mille écus furent reconnus à Navarre dans le contrat de mariage ; ils devaient lui être versés par fractions, promptement. En outre, il fut fait chevalier de l’Étoile, et on lui laissa même espérer la charge de connétable, bien qu’il n’eût pas vingt ans accomplis. Le mariage fut célébré avec grand éclat et grande liesse. 
  Or, la belle amitié que se montraient le beau-père et le gendre fut bientôt brouillée. Qui la brouilla ? L’autre Charles, Monsieur d’Espagne, le beau La Cerda, jaloux forcément de la faveur qui environnait Navarre, et inquiet d’en voir l’astre monter si haut dans le ciel de la cour. Charles de Navarre a ce travers commun à beaucoup de jeunes hommes… et dont je vous engage à vous défendre, Archambaud… qui est de parler trop quand la fortune leur sourit, et de ne point résister à faire de méchants mots. La Cerda ne manqua pas de rapporter au roi Jean les traits de son beau-fils, en les assaisonnant de sa sauce. 
  « Il vous brocarde, mon cher Sire ; il se croit toutes paroles permises. Vous ne pouvez tolérer ces atteintes à votre majesté ; et si vous les tolérez, moi, pour l’amour de vous, je ne les puis supporter. » 
  Et d’instiller poison dans la tête du roi, jour après jour. Navarre avait dit ci, Navarre avait fait ça ; Navarre se rapprochait trop du Dauphin ; Navarre intriguait avec tel officier du Grand Conseil. Il n’y a pas d’homme plus prompt que le roi Jean à entrer dans une mauvaise idée sur le compte d’autrui ; ni plus renâclant à en sortir. Il est tout ensemble crédule et buté. Rien n’est plus aisé que de lui inventer des ennemis. 
  Bientôt la lieutenance générale en Languedoc, dont Charles de Navarre avait été gratifié, lui fut retirée. Au profit de qui ? De Charles d’Espagne. Puis la charge de connétable, vacante depuis la décapitation de Raoul de Brienne, fut enfin attribuée, mais pas à Charles de Navarre, à Charles d’Espagne. Des cent mille écus qui devaient lui être remboursés, Navarre ne vit pas le premier, cependant que présents et bénéfices ruisselaient sur l’ami du roi. Enfin, enfin, le comté d’Angoulême, au mépris de tous les accords, fut donné à Monsieur d’Espagne, Navarre devant se contenter de nouveau d’une vague promesse d’échange. 
  Alors, entre Charles le Mauvais et Charles d’Espagne, ce fut d’abord le froid, puis la détestation, et bientôt la haine ouverte et avouée. Monsieur d’Espagne avait beau jeu de dire au roi : 
  « Voyez comme j’étais dans le vrai, mon cher Sire ! Votre gendre, dont j’avais percé les mauvais desseins, s’insurge contre vos volontés. Il s’en prend à moi, parce qu’il voit que je vous sers trop bien. » 
  D’autres fois, il feignait de vouloir s’exiler de la cour, lui qui était au sommet de la faveur, si les frères Navarre continuaient de médire de lui. Il parlait comme une maîtresse : 
  « Je m’en irai dans quelque lieu désert, hors de votre royaume, pour y vivre du souvenir de l’amour que vous m’avez montré. Ou pour y mourir ! Car loin de vous, l’âme me quittera le corps. » 
  On lui vit verser des larmes, à cet étrange connétable ! Et comme le roi Jean avait la tête tout envahie de l’Espagnol, et qu’il ne voyait rien que par ses yeux, il mit beaucoup d’opiniâtreté à se faire un irréductible ennemi du cousin qu’il avait choisi pour gendre afin de s’assurer un allié. Je vous l’ai dit : plus sot que ce roi-là on ne peut trouver, ni plus nuisible à soi-même… ce qui ne serait encore que de petit dommage s’il n’était du même coup si nuisible à son royaume. 
  La cour ne bruissait plus que de cette querelle. La reine, bien délaissée, se rencognait avec Madame d’Espagne… car il était marié, le connétable, un mariage de façade, avec une cousine du roi, Madame de Blois. Les conseillers du roi, bien qu’ils fissent tous également mine d’aduler leur maître, étaient fort partagés, selon qu’ils pensaient bon de lier leur fortune à celle du connétable ou à celle du gendre. Et les luttes feutrées qui les opposaient étaient d’autant plus âpres que ce roi, qui voudrait faire paraître qu’il est seul à trancher de tout, a toujours abandonné à son entourage le soin des plus graves affaires. 
  Voyez-vous, mon cher neveu, on intrigue autour de tous les rois. Mais on ne conspire, on ne complote qu’autour des rois faibles, ou de ceux qu’un vice, ou encore les atteintes de la maladie, affaiblissent. J’aurais voulu voir qu’on conspirât autour de Philippe le Bel ! Personne n’y songeait, personne n’aurait osé. Ce qui ne veut point dire que les rois forts sont à l’abri des complots ; mais alors, il y faut de vrais traîtres. Tandis qu’auprès des princes faibles, il devient naturel aux honnêtes gens eux-mêmes d’être comploteurs. 
  Un jour d’avant la Noël de 1354, en un hôtel de Paris, il s’échangea de si grosses paroles et insultes entre Charles d’Espagne et Philippe de Navarre que ce dernier tira sa dague et fut tout près, si on ne l’avait entouré, d’en frapper le connétable ! Ce dernier feignit de rire, et cria au jeune Navarre qu’il se fût montré moins menaçant s’il n’y avait eu tant de gens autour d’eux pour le retenir. Philippe n’est point aussi fin, mais il est plus enflammé au combat que son frère aîné. On ne le retira de la salle qu’il n’ait proféré qu’il tirerait prompte vengeance de l’ennemi de sa famille, et lui ferait ravaler son outrage. 
  Ce qu’il accomplit, à deux semaines de là, dans la nuit de la fête des rois mages. Monsieur d’Espagne allait visiter sa cousine, la comtesse d’Alençon. Il s’arrêta pour coucher à Laigle, dans une auberge dont le nom ne se laisse point oublier, l’auberge de la Truie-qui-file. Trop sûr du respect qu’inspiraient, pensait-il, sa charge et l’amitié du roi, il croyait n’avoir point de danger à craindre quand il cheminait par le royaume, et il n’avait pris avec lui que petite escorte. Or, le bourg de Laigle est sis dans le comté d’Évreux, à peu de lieues de cette ville où les frères d’Évreux-Navarre séjournaient en leur gros château. Avertis du passage du connétable, ils apprêtèrent à celui-ci une belle embûche. 
  Vers la minuit, vingt chevaliers normands, tous rudes seigneurs, le sire de Graville, le sire de Clères, le sire de Mainemares, le sire de Morbecque, le chevalier d’Aunay… eh oui ! le descendant d’un des galants de la tour de Nesle ; il n’était point surprenant qu’on le retrouvât dans le parti Navarre… enfin, vous dis-je, une bonne vingtaine dont les noms sont connus, puisque le roi, à son malgré, dut leur donner par la suite des lettres de rémission… surgirent dans le bourg, sous la conduite de Philippe de Navarre, firent voler les portes de la Truie-qui-file, et se ruèrent au logement du connétable. Le roi de Navarre n’était pas avec eux. Pour le cas où l’affaire aurait mal tourné, il avait choisi d’attendre à la lisière de la ville, auprès d’une grange, en compagnie des gardes-chevaux. 
  Oh ! je le vois, mon Charles le Mauvais, petit, vivace, entortillé dans son manteau comme une fumée d’enfer, et sautant de long en large sur la terre gelée, pareil au diable qui ne touche pas le sol. Il attend. Il regarde le ciel d’hiver. Le froid lui pince les doigts. Il a l’âme tordue à la fois de crainte et de haine. Il prête l’oreille. Il reprend son piétinement inquiet. Survient alors Jean de Fricamps, dit Friquet, le gouverneur de Caen, son conseiller et son plus zélé monteur de machines, qui lui dit, tout hors d’haleine : « C’est chose faite, Monseigneur ! » 
  Et puis Graville, Mainemares, Morbecque apparaissent, et Philippe de Navarre lui-même, et tous les conjurés. Là-bas, à l’auberge, le beau Charles d’Espagne, qu’ils ont tiré de dessous son lit où il avait pris refuge, est bien trépassé. Ils l’ont vilainement appareillé, à travers sa robe de nuit. On lui comptera quatre-vingts plaies au corps, quatre-vingts coups de lame. Chacun a voulu y plonger quatre fois son épée… 
  Voilà, messire mon neveu, comment le roi Jean perdit son bon ami, et comment Monseigneur de Navarre entra en rébellion… À présent, je vais vous prier de céder votre place à dom Francesco Calvo, mon secrétaire papal, avec lequel je veux m’entretenir avant que nous ne parvenions à l’étape.

Demain "Quand un roi perd la France" 1ère partie ch. 7 "Les nouvelles de Paris".

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