samedi 21 décembre 2019

les rois maudits - Quand un roi perd la France - 1ère partie les malheurs viennent de loin - ch 1 le cardinal de périgord pense


PREMIÈRE PARTIE
LES MALHEURS VIENNENT DE LOIN
I
LE CARDINAL DE PÉRIGORD PENSE… 
 
   J’aurais dû être pape. Comment ne pas penser et repenser que, par trois fois, j’ai tenu la tiare entre mes mains ; trois fois ! Tant pour Benoît XII que pour Clément VI, ou que pour notre actuel pontife, c’est moi, en fin de lutte, qui ai décidé de la tête sur laquelle la tiare serait posée. Mon ami Pétrarque m’appelle le faiseur de papes… Pas si bon faiseur que cela, puisque ce ne put jamais être sur la mienne. Enfin, la volonté de Dieu… 
  Ah ! l’étrange chose qu’un conclave ! Je crois bien que je suis le seul des cardinaux vivants à en avoir vu trois. Et peut-être en verrai-je un quatrième, si notre Innocent VI est aussi malade qu’il se plaint de l’être… 
  Quels sont ces toits là-bas ? Oui, je reconnais, c’est l’abbaye de Chancelade, dans le vallon de la Beauronne… La première fois, certes, j’étais trop jeune. Trente-trois ans, l’âge du Christ ; et cela se murmurait en Avignon, dès qu’on sut que Jean XXII… Seigneur, gardez son âme dans votre sainte lumière ; il fut mon bienfaiteur… ne se relèverait pas. 
  Mais les cardinaux n’allaient pas élire le plus jeunot d’entre leurs frères ; et c’était raisonnable, je le confesse volontiers. Il faut en cette charge l’expérience que j’ai acquise depuis. Tout de même, j’en possédais assez, déjà, pour ne point m’enfler la tête de vaines illusions… 
  En faisant suffisamment chuchoter aux Italiens que jamais, jamais, les cardinaux français ne voteraient pour Jacques Fournier, j’ai réussi à précipiter leurs votes sur lui, et à le faire élire à l’unanimité. « Vous avez élu un âne ! » C’est le remerciement qu’il nous a crié sitôt son nom proclamé. Il connaissait ses insuffisances. Non, pas un âne ; pas un lion non plus. Un bon général d’Ordre, qui avait assez bien su se faire obéir, à la tête des chartreux. Mais diriger l’entière chrétienté… trop minutieux, trop tatillon, trop inquisiteur. Ses réformations, finalement, ont fait plus de mal que de bien. Seulement, avec lui, on était absolument certain que le Saint-Siège ne retournerait pas à Rome. Sur ce point-là, un mur, un roc… et c’était l’essentiel. 
  La seconde fois, au conclave de 1342… ah ! la seconde fois, j’aurais eu toutes mes chances si… si Philippe de Valois n’avait pas voulu faire élire son chancelier, l’archevêque de Rouen. Nous, les Périgord, nous avons toujours été obéissants à la couronne de France. Et puis, comment aurais-je pu continuer d’être le chef du parti français si j’avais prétendu m’opposer au roi ? D’ailleurs Pierre Roger a été un grand pape, le meilleur à coup sûr de ceux que j’ai servis. Il suffit de voir ce qu’est devenue Avignon avec lui, le palais qu’il a fait construire, et ce grand afflux de lettrés, de savants et d’artistes… Et puis, il a réussi à acheter Avignon. Cette négociation-là, c’est moi qui l’ai faite, avec la reine de Naples ; je peux bien dire que c’est mon œuvre. Quatre-vingt mille florins, ce n’était rien, une aumône. 
  La reine Jeanne avait moins besoin d’argent que d’indulgences pour tous ses mariages successifs, sans parler de ses amants. 
  Sûrement, l’on a mis à mes chevaux de somme des harnais neufs. Ma litière manque de moelleux. C’est toujours ainsi quand on prend le départ, toujours ainsi… 
  Dès lors, le vicaire de Dieu a cessé d’être comme un locataire, assis du bout des fesses sur un trône incertain. Et la cour que nous avons eue, qui donnait l’exemple au monde ! Tous les rois s’y pressaient. Pour être pape, il ne suffit pas d’être prêtre ; il faut aussi savoir être prince. 
  Clément VI fut un grand politique ; il entendait volontiers mes conseils. Ah ! la ligue navale qui groupait les Latins d’Orient, le roi de Chypre, les Vénitiens, les Hospitaliers… Nous avons nettoyé l’archipel de Grèce des barbaresques qui l’infestaient ; et nous allions faire plus. 
  Et puis il y eut cette absurde guerre entre les rois français et anglais, dont je me demande si elle finira jamais, et qui nous a empêchés de poursuivre notre projet, ramener l’Église d’Orient dans le giron de la Romaine. Et puis, il y eut la peste… et puis Clément est mort… 
  La troisième fois, au conclave d’il y a quatre ans, c’est ma naissance qui m’a fait empêchement. J’étais trop grand seigneur, paraît-il, et nous venions d’en avoir un. Moi, Hélie de Talleyrand, qu’on appelle le cardinal de Périgord, pensez donc, c’eût été une insulte aux pauvres que de me choisir ! Il y a des moments où l’Église est saisie d’une soudaine fureur d’humilité et de petitesse. Ce qui ne lui vaut jamais rien. 
  Dépouillons-nous de nos ornements, cachons nos chasubles, vendons nos ciboires d’or et offrons le Corps du Christ dans une écuelle de deux deniers, vêtons-nous comme des manants, et bien crasseux s’il se peut, de sorte que nous ne sommes plus respectés de personne, et d’abord point des manants… Dame ! si nous nous faisons pareils à eux, pourquoi nous honoreraient-ils ? Et nous en arrivons à ne plus nous respecter nous-mêmes… 
  Les acharnés d’humilité, lorsque vous leur opposez cela, vous mettent le nez dans l’Évangile, comme s’ils étaient seuls à le connaître, et ils insistent sur la crèche, entre le bœuf et l’âne, et ils insistent sur l’échoppe du charpentier… Faites-vous semblable à Notre-Seigneur Jésus… 
  Mais Notre-Seigneur, où est-il en ce moment, mes petits clercs vaniteux ? N’est-il pas à la droite du Père et confondu en lui dans sa Toute-Puissance ? N’est-il pas le Christ en majesté, trônant dans la lumière des astres et la musique des cieux ? N’est-il pas le roi du monde, entouré des légions de séraphins et de bienheureux ? 
  Qu’est-ce donc qui vous autorise à décréter laquelle de ces images vous devez, à travers votre personne, offrir aux fidèles, celle de sa brève existence terrestre ou celle de son éternité triomphante ? 
  … Tiens, si je passe par quelque diocèse où je vois l’évêque un peu trop porté à rabaisser Dieu en épousant les idées nouvelles, voilà ce que je prêcherai… Marcher en supportant vingt livres d’or tissé, et la mitre, et la crosse, ce n’est pas plaisant tous les jours, surtout quand on le fait depuis plus de trente années. Mais c’est nécessité. On n’attire pas les âmes avec du vinaigre. Quand un pouilleux dit à d’autres pouilleux « mes frères », cela ne leur produit pas grand effet. Si c’est un roi qui le leur dit, là, c’est différent. 
  Procurer aux gens un peu d’estime d’eux-mêmes, voilà bien la première charité qu’ignorent nos fratricelles et autres gyrovagues. Justement parce que les gens sont pauvres, et souffrants, et pécheurs, et misérables, il faut leur donner quelque raison d’espérer en l’au-delà. Eh oui ! avec de l’encens, des dorures, des musiques. 
  L’Église doit offrir aux fidèles une vision du royaume céleste, et tout prêtre, à commencer par le pape et ses cardinaux, refléter un peu l’image du Pantocrator… 
  Au fond, ce n’est pas mauvaise chose de me parler ainsi à moi-même ; j’y trouve arguments pour mes prochains sermons. 
  Mais je préfère les trouver en compagnie… J’espère que Brunet n’a pas oublié mes dragées. Ah ! non, les voilà. D’ailleurs, il n’oublie jamais… Moi, qui ne suis pas grand théologien, comme ceux qui nous pleuvent de partout ces temps-ci, mais qui ai charge de tenir en ordre et propreté la maison du bon Dieu sur la terre, je me refuse à réduire mon train et mon hôtel ; et le pape lui-même, qui sait trop ce qu’il me doit, ne s’est pas avisé de m’y contraindre. 
  S’il lui plaît de s’apetisser sur son trône, c’est affaire qui le regarde. Mais moi qui suis son nonce, je veille à préserver la gloire de son sacerdoce. Je sais que d’aucuns daubent sur ma grande litière pourpre à pommeaux et clous dorés où je vais à présent, et mes chevaux houssés de pourpre, et les deux cents lances de mon escorte, et mes trois lions de Périgord brodés sur ma bannière et sur la livrée de mes sergents. 
  Mais à cause de cela, quand j’entre dans une ville, tout le peuple accourt pour se prosterner, on vient baiser mon manteau, et j’oblige les rois à s’agenouiller… pour votre gloire, Seigneur, pour votre gloire. 
  Seulement, ces choses n’étaient pas dans l’air du dernier conclave, et l’on me le fit bien sentir. On voulait un homme du commun, on voulait un simple, un humble, un dépouillé. C’est de justesse que j’ai pu éviter qu’on nous élise Jean Birel, un saint homme, oh ! certes, un saint homme, mais qui n’avait pas une once d’esprit de gouvernement et qui aurait été un second Pierre de Morone. 
  J’ai eu assez d’éloquence pour représenter à mes frères conclavistes combien il y aurait péril, dans l’état où se trouvait l’Europe, à commettre l’erreur de nous donner un autre Célestin V. Ah ! je ne l’ai pas ménagé le Birel ! J’ai fait de lui un tel éloge, en montrant combien ses vertus admirables le rendaient impropre à gouverner l’Église, qu’il en est resté tout écrasé. 
  Et je suis parvenu à faire proclamer Étienne Aubert qui était né assez pauvrement, du côté de Pompadour, et dont la carrière manquait assez d’éclat pour qu’il pût rallier tout le monde à son nom. On nous assure que le Saint-Esprit nous éclaire afin de nous faire désigner le meilleur ; en fait, nous votons le plus souvent pour éloigner le pire. 
  Il me déçoit, notre Saint-Père. Il gémit, il hésite, il décide, il se reprend. Ah ! j’aurais conduit l’Église d’autre façon ! Et puis, cette idée qu’il a eue d’envoyer le cardinal Capocci avec moi, comme s’il fallait deux légats, comme si je n’étais point assez averti pour mener les choses tout seul ! 
  Le résultat ? Nous nous brouillons dès l’arrivée, parce que je lui montre sa sottise ; il fait l’offensé, mon Capocci ; il se retire ; et tandis que je cours de Breteuil à Montbazon, de Montbazon à Poitiers, de Poitiers à Bordeaux, de Bordeaux à Périgueux, lui, de Paris, il ne fait rien qu’écrire partout pour brouiller mes négociations. Ah ! j’espère bien ne pas le retrouver à Metz, chez l’Empereur… 
  Périgueux, mon Périgord… Mon Dieu, est-ce la dernière fois que je les aurais vus ? Ma mère tenait pour assuré que je serais pape. Elle me l’a fait entendre en plus d’une occasion. C’est pour cela qu’elle me fit prendre la tonsure quand j’avais six ans, et qu’elle obtint de Clément V, qui lui portait grande et belle amitié, que je fusse aussitôt inscrit comme escholier papal, et apte à recevoir bénéfices. 
  Quel âge avais-je quand elle me conduisit à lui ?… « Dame Brunissande, puisse votre fils, que nous bénissons spécialement, montrer dans l’état que vous lui avez choisi les vertus qu’on peut attendre de son lignage, et s’élever rapidement vers les plus hauts offices de notre sainte Église. » Non, guère plus de sept ans. Il me fit chanoine de Saint-Front ; mon premier camail. Presque cinquante ans de cela… Ma mère me voyait pape. Était-ce rêve d’ambition maternelle, ou bien vraiment vision prophétique comme les femmes parfois en ont ? 
  Hélas, je crois bien que je ne serai point pape. Et pourtant… et pourtant, dans mon ciel de naissance, Jupiter est conjoint au Soleil, en belle culmination, ce qui est signe de domination et de règne dans la paix. Aucun des autres cardinaux n’a de si beaux aspects que les miens. Ma configuration était bien meilleure que celle d’Innocent, le jour de l’élection. 
  Mais voilà… règne dans la paix, règne dans la paix ; or nous sommes dans la guerre, le trouble et l’orage. J’ai de trop beaux astres pour les temps où nous sommes. Ceux d’Innocent, qui disent difficultés, erreurs, revers, convenaient mieux à cette période sombre. Dieu accorde les hommes avec les moments du monde, et appelle les papes qui conviennent à ses desseins, tel pour la grandeur et la gloire, tel pour l’ombre et la chute… 
  Si je n’avais été dans l’Église, comme ma mère l’a voulu, j’aurais été comte de Périgord, puisque mon frère aîné est mort sans descendance, l’année précisément de mon premier conclave, et que la couronne, faute que je puisse la ceindre, est passée à mon frère cadet, Roger-Bernard… 
  Ni pape, ni comte. Allons, il faut accepter la place où la Providence nous met, et s’efforcer d’y faire de son mieux. Sans doute serai-je de ces hommes qui ont eu grand rôle et grande figure dans leur siècle, et qui sont oubliés aussitôt que disparus. 
  La mémoire des peuples est paresseuse ; elle ne retient que le nom des rois… Votre volonté, Seigneur, votre volonté… Et puis, rien ne sert de repenser à ces choses, que je me suis dites cent fois… C’est d’avoir revu le Périgueux de mon enfance, et ma chère collégiale Saint-Front, et de m’en éloigner, qui me remue l’âme. Regardons plutôt ce paysage que je vois peut-être pour la dernière fois. Merci, Seigneur, de m’avoir octroyé cette joie… 
  Mais pourquoi me mène-t-on d’un train si rapide ? Nous venons déjà de passer Château-l’Évêque ; d’ici Bourdeilles, nous n’en avons guère que pour deux heures. Le jour du départ, il faut toujours faire petite étape. Les adieux, les dernières suppliques, les dernières bénédictions qu’on vous vient demander, le bagage oublié : on ne part jamais à l’heure décidée. Mais cette fois, c’est vraiment petite étape… 
  Brunet !… Holà ! Brunet, mon ami ; va en tête commander qu’on ralentisse le train. Qui nous emmène avec cette hâte ? Est-ce Cunhac ou La Rue ? Point n’est besoin de me secouer autant. Et puis va dire à Monseigneur Archambaud, mon neveu, qu’il descende de sa monture et que je le convie à partager ma litière. Merci, va… 
  Pour venir d’Avignon, j’avais avec moi mon neveu Robert de Durazzo ; il fut un fort agréable compagnon. Il avait bien des traits de ma sœur Agnès, et de notre mère. Qu’est-il allé se faire occire à Poitiers, par ces butors d’Anglais, en se portant dans la bataille du roi de France ! Oh ! je ne l’en désapprouve pas, même si j’ai dû feindre de le faire. 
  Qui pouvait penser que le roi Jean irait se faire étriller de pareille sorte ! Il aligne trente mille hommes contre six mille, et le soir il se retrouve prisonnier. Ah ! l’absurde prince, le niais ! Alors qu’il pouvait, s’il avait seulement accepté l’accord que je lui portais comme sur un plateau d’offrandes, tout gagner sans livrer bataille ! 
   Archambaud me paraît moins vif et brillant que Robert. Il n’a pas connu l’Italie, qui délie beaucoup la jeunesse. Enfin, c’est lui qui sera comte de Périgord, si Dieu le veut. Cela va le former, ce jeune homme, de voyager en ma compagnie. Il a tout à apprendre de moi… Une fois mes oraisons faites, je n’aime point à rester seul. 

Demain "quand un roi perd la France" 1ère partie ch 2 "Le cardinal de Périgord parle" 


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