vendredi 27 décembre 2019

Quand un roi perd la France - 1ère partie - ch. 7 - Les nouvelles de Paris

VII
LES NOUVELLES DE PARIS 

 
   Comme je vais être, dom Calvo, fort affairé en arrivant à La Péruse, pour inspecter l’abbaye et voir si elle a été fort ravagée par les Anglais que je doive, pendant un an, exempter les moines, ainsi qu’ils me le demandent, de me verser mes bénéfices de prieur, je veux vous dire céans les choses à figurer dans ma lettre au Saint-Père. 
  Je vous saurai gré de me préparer cette lettre dès que nous serons là-bas, avec toutes les belles tournures que vous avez coutume d’y mettre. Il faut faire connaître au Saint-Père les nouvelles de Paris qui me sont parvenues à Limoges, et qui ne laissent pas de m’inquiéter. 
  En lieu premier, les agissements du prévôt des marchands de Paris, maître Étienne Marcel. J’apprends que ce prévôt fait depuis un mois construire fortifications et creuser fossés autour de la ville, au-delà des enceintes anciennes, comme s’il se préparait à soutenir un siège. Or, au point où nous en sommes des palabres de paix, les Anglais ne montrent point d’intention de faire peser menace sur Paris, et l’on ne comprend guère cette hâte à se fortifier. 
  Mais outre cela, le prévôt a organisé ses bourgeois en corps de ville, qu’il arme et exerce, avec quarteniers, cinquanteniers et dizainiers pour assurer les commandements, tout à fait à l’image des milices de Flandre qui gouvernent elles-mêmes leurs cités ; il a imposé à Monseigneur le Dauphin, lieutenant du roi, d’agréer à la constitution de cette milice, et, de surcroît, alors que toutes taxes et tailles royales sont objet général de doléances et refus, il a, lui prévôt, afin d’équiper ses hommes, établi un impôt sur les boissons qu’il perçoit directement. 
  Ce maître Marcel qui naguère s’est bien enrichi à la fourniture du roi, mais qui a perdu depuis quatre ans cette fourniture et en a conçu un gros dépit, semble depuis le malheur de Poitiers vouloir se mêler de toutes choses au royaume. On aperçoit mal ses desseins, sauf celui de se rendre important ; mais il ne va guère dans le chemin de l’apaisement que souhaite notre Saint-Père. 
  Aussi, mon pieux devoir est de conseiller au pape, s’il lui parvenait quelque demande de ce côté-là, de se montrer fort sourcilleux, et de ne donner aucun appui, ni même apparence d’appui, au prévôt de Paris et à ses entreprises. Vous m’avez déjà compris, dom Calvo. Le cardinal Capocci est à Paris. Il pourrait bien, irréfléchi comme il l’est et ne manquant point une bévue, se croire très fort en nouant intrigue avec ce prévôt… Non, rien de précis ne m’a été rapporté ; mais mon nez me fait sentir une de ces voies torses dans lesquelles mon colégat ne manque jamais de s’engager… 
  En lieu second, je veux inviter le souverain pontife à se faire instruire par le menu des États généraux de la Langue d’oïl qui se sont clos à Paris au début de ce mois, et à porter la lumière de sa sainte attention sur les étrangetés qu’on y a vu se produire. 
  Le roi Jean avait promis de convoquer ces États au mois de décembre ; mais dans le grand émoi, désordre et accablement où s’est trouvé le royaume en conséquence de la défaite de Poitiers, le Dauphin Charles a cru sagement agir en avançant dès octobre la réunion. En vérité, il n’avait guère d’autre choix à faire pour affermir l’autorité qui lui échéait en cette malencontre, jeune comme il est, avec une armée toute dessoudée par les revers, et un Trésor en extrême pénurie. Mais les huit cents députés de la Langue d’oïl, dont quatre cents bourgeois, ne délibérèrent pas du tout des points sur lesquels ils étaient invités à le faire. 
  L’Église a longue expérience des conciles qui échappent à ceux qui les ont assemblés. Je veux dire au pape que ces États ressemblent tout exactement à un concile qui s’égare et s’arroge de régenter de tout, et se rue à la réformation désordonnée en profitant de la faiblesse du suprême pouvoir. Au lieu de s’affairer à la délivrance du roi de France, nos gens de Paris se sont d’emblée souciés de réclamer celle du roi de Navarre, ce qui montre bien de quel bord sont ceux qui les mènent. Outre quoi, les huit cents ont nommé une commission de quatre-vingts qui s’est mise à besogner dans le secret pour produire une longue liste de remontrances où il y a un peu de bon et beaucoup de pire. 
  D’abord, ils demandent la destitution et la mise en jugement des principaux conseillers du roi, qu’ils accusent d’avoir dilapidé les aides, et qu’ils tiennent pour responsables de la défaite… 
  Sur cela, je dois dire, Calvo… ce n’est pas pour la lettre, mais je vous ouvre ma pensée… les remontrances ne sont point tout à fait injustes. Parmi les gens auxquels le roi Jean a commis le gouvernement, j’en sais qui ne valent guère, et qui même sont de francs gredins. Il est naturel qu’on s’enrichisse dans les hautes charges, sinon personne n’en voudrait prendre la peine et les risques. Mais il faut se garder de franchir les limites de la déshonnêteté, et ne pas faire ses affaires aux dépens de l’intérêt public. Et puis surtout, il faut être capable. Or le roi Jean, étant peu capable lui-même, choisit volontiers des gens qui ne le sont point. Mais à partir de là, les députés se sont mis à requérir choses abusives. Ils exigent que le roi, ou pour le présent son lieutenant le Dauphin, ne gouverne plus que par conseillers désignés par les trois États, quatre prélats, douze chevaliers, douze bourgeois. Ce Conseil aurait puissance de tout faire et ordonner, comme le roi le faisait avant, nommerait à tous offices, pourrait réformer la Chambre des comptes et toutes compagnies du royaume, déciderait du rachat des prisonniers, et encore de bien d’autres choses. 
  En vérité, il ne s’agit de rien moins que de dépouiller le roi des attributs de la souveraineté. Ainsi la direction du royaume ne serait plus exercée par celui qui a été oint et sacré selon notre sainte religion ; elle serait confiée à ce dit Conseil qui ne tirerait son droit que d’une assemblée bavarde, et n’opérerait que dans la dépendance de celle-ci. 
  Quelle faiblesse et quelle confusion ! Ces prétendues réformations… vous m’entendez, dom Calvo ; j’insiste là-dessus, car il ne faut point que le Saint-Père puisse dire qu’il n’a pas été averti… ces prétendues réformations sont offense au bon sens, en même temps qu’elles fleurent l’hérésie. Or, des gens d’Église, la chose est regrettable, penchent de ce côté-là, comme l’évêque de Laon, Robert Le Coq, lui aussi dans la disgrâce du roi, et pour cela tout abouché au prévôt. C’est l’un des plus véhéments. Le Saint-Père doit bien voir que, derrière tous ces remuements, on trouve le roi de Navarre qui semble mener les choses du fond de sa prison, et qui les empirerait encore s’il les façonnait à l’air libre. 
  Le Saint-Père, en sa grande sagesse, jugera donc qu’il lui faut se garder d’intervenir de la moindre façon pour que Charles le Mauvais, je veux dire Monseigneur de Navarre, soit relâché, ce que maintes suppliques venues de tous côtés doivent le prier de faire. Pour ma part, usant de mes prérogatives de légat et nonce… vous m’écoutez, Calvo ?… j’ai commandé à l’évêque de Limoges d’être en ma suite pour se présenter à Metz. Il me rejoindra à Bourges. Et j’ai résolu d’en faire autant de tous autres évêques sur ma route, dont les diocèses ont été pillés et désolés par les chevauchées du prince de Galles, afin qu’ils en témoignent devant l’Empereur. Je serai ainsi renforcé pour représenter combien se révèle pernicieuse l’alliance qu’ont faite le roi navarrais et celui d’Angleterre… 
  Mais qu’avez-vous à regarder sans cesse au-dehors, dom Calvo ?… Ah ! c’est le balancement de ma litière qui vous tourne l’estomac ! Moi, j’y suis fort habitué, je dirais même que cela me stimule l’esprit ; et je vois que mon neveu, messire de Périgord, qui me fait souvent compagnie depuis notre départ, n’en est point du tout affecté C’est vrai, vous avez la mine trouble. Bon, vous allez descendre. Mais n’oubliez rien de ce que je vous ai dit, quand vous prendrez vos plumes. 

Demain "Quand un roi perd la France" 1ère partie - ch 7 "Le traité de Mantes" 

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