Jean Racine - Phèdre
Le récit de Théramène
lu par Jean Vilar
THERAMENE
A
peine nous sortions des portes de Trézène,
Il était sur son
char. Ses gardes affligés
Imitaient son silence, autour de lui
rangés ;
Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;
Sa
main sur ses chevaux laissait flotter les rênes.
Ses superbes
coursiers, qu'on voyait autrefois
Pleins d'une ardeur si noble
obéir à sa voix,
L'œil morne maintenant et la tête
baissée,
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
Un
effroyable cri, sorti du fond des flots,
Des airs en ce moment a
troublé le repos ;
Et du sein de la terre une voix
formidable
Répond en gémissant à ce cri redoutable.
Jusqu'au
fond de nos cœurs notre sang s'est glacé ;
Des coursiers
attentifs le crin s'est hérissé.
Cependant
sur le dos de la plaine liquide
S'élève à gros bouillons une
montagne humide ;
L'onde approche, se brise, et vomit à nos
yeux,
Parmi des flots d'écume, un monstre furieux.
Son
front large est armé de cornes menaçantes,
Tout son corps est
couvert d'écailles jaunissantes,
Indomptable taureau, dragon
impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses
longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur
voit ce monstre sauvage,
La terre s'en émeut, l'air en est
infecté,
Le flot qui l'apporta recule épouvanté.
Tout
fuit, et sans s'armer d'un courage inutile,
Dans le temple
voisin chacun cherche un asile.
Hippolyte lui seul, digne fils
d'un héros,
Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
Pousse
au monstre, et d'un dard lancé d'une main sûre,
Il lui fait
dans le flanc une large blessure.
De rage et de douleur le
monstre bondissant
Vient aux pieds des chevaux tomber en
mugissant,
Se roule, et leur présente une gueule enflammée,
Qui
les couvre de feu, de sang et de fumée.
La fureur les emporte,
et sourds à cette fois,
Ils ne connaissent plus ni le frein ni
la voix.
En efforts impuissants leur maître se consume,
Ils
rougissent le mors d'une sanglante écume.
On dit qu'on a vu
même, en ce désordre affreux,
Un dieu qui d'aiguillons
pressait leur flanc poudreux.
A
travers des rochers la peur les précipite.
L'essieu crie et se
rompt. L'intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son
char fracassé.
Dans
les rênes lui-même il tombe embarrassé.
Excusez
ma douleur. Cette image cruelle
Sera pour moi de pleurs une
source éternelle.
J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux
fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il
veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
Ils courent. Tout
son corps n'est bientôt qu'une plaie.
De nos cris douloureux la
plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit.
Ils
s'arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
Où des Rois nos
aïeux sont les froides reliques.
J'y cours en soupirant, et sa
garde me suit.
De son généreux sang la trace nous conduit.
Les
rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
Portent de ses
cheveux les dépouilles sanglantes.
J'arrive, je l'appelle, et
me tendant la main,
Il ouvre un œil mourant qu'il referme
soudain.
«
Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie.
Prends soin après
ma mort de ma chère Aricie.
Cher ami, si mon père un jour
désabusé
Plaint le malheur d'un fils faussement accusé,
Pour
apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
Dis-lui qu'avec douceur
il traite sa captive,
Qu'il lui rende...» A ce mot ce héros
expiré
N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré,
Triste
objet, où des Dieux triomphe la colère,
Et que méconnaîtrait
l'œil même de son père.
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