mercredi 14 juin 2017

L'homme du kiosque




L’homme accroché au grillage, parmi des centaines d’autres, demanda en anglais:
-     Quel jour sommes nous ?
-     Le 29 avril.
-     Le 29 avril ?
-     1945.
Le soldat américain qui lui avait répondu regarda l’homme dans les yeux. Il fut saisi. Ces yeux profondément enfoncés dans leurs orbites  n’avaient plus de couleur. Ils avaient dû être verts. Aujourd’hui ils étaient non pas délavés, mais lavés, récurés, comme nettoyés à l’eau de Javel. Vert pâle, presque gris. ‘’Comme un bonbon à l’anis’’, se dit le soldat. Il fut immédiatement frappé par le regard de l’homme. Il était vide, semblait incapable d’exprimer la moindre émotion. Malgré son étrange fixité il semblait tourné vers l’intérieur. Ce regard avait vu l’indicible et aucune émotion ne pourrait plus jamais dominer cela. Mal à l’aise le soldat se remit en marche. Après trois pas il se retourna et dit à l’homme :
-     Encore un peu de patience, on va venir s’occuper de vous.
Il rejoignit sa colonne. Plusieurs de ses camarades s’étaient également arrêtés pour parler aux prisonniers. Mais les mots ne venaient pas. Que dire ! Quelques instants auparavant ils étaient passés devant des charniers où des centaines de cadavres brulaient lentement sous la chaux vive. L’étoile jaune cousue sur la veste à rayures blanches et noires achevait de raconter l’histoire. Le soldat vit un de ses jeunes compagnons accroché au grillage, ses doigts sur les doigts d’un prisonnier. Il pleurait de grosses larmes brûlantes. Il pleurait comme jamais il n’avait pleuré auparavant. Il fallut l’arracher au grillage et le ramener dans la troupe.
-     On va venir vous aider, la Croix Rouge arrive derrière nous, on va venir…
‘’..Encore un peu de patience’’ se dit Isaac.
Depuis combien de temps était-il là ? Bientôt trois ans. On était venu les chercher en… mai 1942. On les avait enfermés son père, sa mère, sa femme, ses deux filles et lui dans un fourgon à bestiaux. Le train était parti vers l’est. On ne rouvrit les portes que deux jours plus tard. On fit descendre les hommes et on jeta sur le ballast quelques morts. Isaac aida son père à sauter du wagon. Les portes se refermèrent sur les pleurs des femmes et le cri des enfants. Sa mère, sa femme et ses deux filles continuaient le voyage.
Bientôt trois ans ! Comment avait-il survécu ? Il n’avait aucune réponse.
Isaac avait été professeur de français à Berlin. Il parlait couramment le français, l’allemand, l’anglais et l’hébreu. Passionné de poésie il avait appris des milliers de vers. Et là accroché à son grillage il se souvenait de certaines soirées où, après l’extinction des feux, pour ses compagnons de galetas, il récitait quelques vers. Tous ne comprenaient pas, mais tous étaient bercés par la musique des mots. La préférence d’Isaac allait à la poésie française et pardessus tout à Apollinaire. Pas besoin de comprendre le français pour se laisser bercer :
Mon coeur et ma tête se vident
Tout le ciel s'écoule par eux
O mes tonneaux des Danaïdes
Comment faire pour être heureux
Comme un petit enfant candide
Je ne veux jamais l'oublier
Ma colombe ma blanche rade
O marguerite exfoliée
Mon île au loin ma Désirade
Ma rose mon giroflier
Il avait ainsi l’impression d’arracher quelques instants de bonheur et de douceur, si ces mots avaient encore un sens, dans ce monde de brutalité, de bruit, de fureur, de barbarie.
Même réciter Goethe, Schiller, Rilke… lui faisait du bien. Tant que la poésie vivrait…
Lorsque son père était parti pour la douche finale, c’est encore cinq vers d‘Apollinaire qui lui étaient revenus en mémoire :
J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends…

A suivre demain...

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