mercredi 3 avril 2019

Jean Racine - Phèdre acte 2


 

ACTE 2

Scène 1

Aricie, Ismène.

ARICIE
Hippolyte demande à me voir en ce lieu ?
Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu ?
Ismène, dis-tu vrai ? N’es-tu point abusée ?

ISMÈNE
C’est le premier effet de la mort de Thésée.
Préparez-vous, madame, à voir de tous côtés
Voler vers vous les cœurs par Thésée écartés.
Aricie, à la fin, de son sort est maîtresse,
Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce.

ARICIE
Ce n’est donc point, Ismène, un bruit mal affermi ?
Je cesse d’être esclave, et n’ai plus d’ennemi ?

ISMÈNE
Non, madame, les dieux ne vous sont plus contraires ;
Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères.

ARICIE
Dit-on quelle aventure a terminé ses jours ?

ISMÈNE
On sème de sa mort d’incroyables discours.
On dit que, ravisseur d’une amante nouvelle,
Les flots ont englouti cet époux infidèle.
On dit même, et ce bruit est partout répandu,
Qu’avec Pirithoüs aux enfers descendu,
Il a vu le Cocyte et les rivages sombres,
Et s’est montré vivant aux infernales ombres ;
Mais qu’il n’a pu sortir de ce triste séjour,
Et repasser les bords qu’on passe sans retour.

ARICIE
Croirai-je qu’un mortel, avant sa dernière heure,
Peut pénétrer des morts la profonde demeure ?
Quel charme l’attirait sur ces bords redoutés ?

ISMÈNE
Thésée est mort, madame, et vous seule en doutez :
Athènes en gémit ; Trézène en est instruite,
Et déjà pour son roi reconnaît Hippolyte ;
Phèdre, dans ce palais, tremblante pour son fils,
De ses amis troublés demande les avis.

ARICIE
Et tu crois que, pour moi plus humain que son père,
Hippolyte rendra ma chaîne plus légère ;
Qu’il plaindra mes malheurs ?

ISMÈNE
Madame, je le croi.

ARICIE
L’insensible Hippolyte est-il connu de toi ?
Sur quel frivole espoir penses-tu qu’il me plaigne,
Et respecte en moi seule un sexe qu’il dédaigne ?
Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,
Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.

ISMÈNE
Je sais de ses froideurs tout ce que l’on récite ;
Mais j’ai vu près de vous ce superbe Hippolyte ;
Et même, en le voyant, le bruit de sa fierté
A redoublé pour lui ma curiosité.
Sa présence à ce bruit n’a point paru répondre :
Dès vos premiers regards je l’ai vu se confondre ;
Ses yeux, qui vainement voulaient vous éviter,
Déjà pleins de langueur, ne pouvaient vous quitter.
Le nom d’amant peut-être offense son courage ;
Mais il en a les yeux, s’il n’en a le langage.

ARICIE
Que mon cœur, chère Ismène, écoute avidement
Un discours qui peut-être a peu de fondement !
Ô toi qui me connais, te semblait-il croyable
Que le triste jouet d’un sort impitoyable,
Un cœur toujours nourri d’amertume et de pleurs,
Dût connaître l’amour et ses folles douleurs ?
Reste du sang d’un roi noble fils de la Terre,
Je suis seule échappée aux fureurs de la guerre :
J’ai perdu, dans la fleur de leur jeune saison,
Six frères…Quel espoir d’une illustre maison !
Le fer moissonna tout ; et la terre humectée
But à regret le sang des neveux d’Érechtée.
Tu sais, depuis leur mort, quelle sévère loi
Défend à tous les Grecs de soupirer pour moi :
On craint que de la sœur les flammes téméraires
Ne raniment un jour la cendre de ses frères.
Mais tu sais bien aussi de quel œil dédaigneux
Je regardais ce soin d’un vainqueur soupçonneux :
Tu sais que, de tout temps à l’amour opposée,
Je rendais souvent grâce à l’injuste Thésée,
Dont l’heureuse rigueur secondait mes mépris.
Mes yeux alors, mes yeux n’avaient pas vu son fils.
Non que par les yeux seuls lâchement enchantée,
J’aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée ;
Présents dont la nature a voulu l’honorer,
Qu’il méprise lui-même et qu’il semble ignorer :
J’aime, je prise en lui de plus nobles richesses,
Les vertus de son père, et non point les faiblesses ;
J’aime, je l’avouerai, cet orgueil généreux
Qui jamais n’a fléchi sous le joug amoureux.
Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée :
Pour moi, je suis plus fière et fuis la gloire aisée
D’arracher un hommage à mille autres offert,
Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
Mais de faire fléchir un courage inflexible,
De porter la douleur dans une âme insensible,
D’enchaîner un captif de ses fers étonné,
Contre un joug qui lui plait vainement mutiné ;
C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite.
Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte ;
Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté,
Préparait moins la gloire aux yeux qui l’ont dompté.
Mais, chère Ismène, hélas ! quelle est mon imprudence !
On ne m’opposera que trop de résistance :
Tu m’entendras peut-être, humble dans mon ennui,
Gémir du même orgueil que j’admire aujourd’hui.
Hippolyte aimerait ! Par quel bonheur extrême
Aurais-je pu fléchir…

ISMÈNE
Vous l’entendrez lui-même :
Il vient à vous.

Scène 2

Hippolyte, Aricie, Ismène.

HIPPOLYTE
Madame avant que de partir,
J’ai cru de votre sort vous devoir avertir.
Mon père ne vit plus. Ma juste défiance
Présageait les raisons de sa trop longue absence :
La mort seule, bornant ses travaux éclatants,
Pouvait à l’univers le cacher si longtemps.
Les dieux livrent enfin à la Parque homicide
L’ami, le compagnon, le successeur d’Alcide.
Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,
Écoute sans regret ces noms qui lui sont dus.
Un espoir adoucit ma tristesse mortelle :
Je puis vous affranchir d’une austère tutelle.
Je révoque des lois dont j’ai plaint la rigueur :
Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur ;
Et, dans cette Trézène, aujourd’hui mon partage,
De mon aïeul Pitthée autrefois l’héritage,
Qui m’a, sans balancer, reconnu pour son roi,
Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi.

ARICIE
Modérez des bontés dont l’excès m’embarrasse.
D’un soin si généreux honorer ma disgrâce,
Seigneur, c’est me ranger, plus que vous ne pensez,
Sous ces austères lois dont vous me dispensez.

HIPPOLYTE
Du choix d’un successeur Athènes incertaine,
Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine.

ARICIE
De moi, seigneur ?

HIPPOLYTE
Je sais, sans vouloir me flatter,
Qu’une superbe loi semble me rejeter :
La Grèce me reproche une mère étrangère.
Mais si pour concurrent je n’avais que mon frère,
Madame, j’ai sur lui de véritables droits
Que je saurais sauver du caprice des lois.
Un frein plus légitime arrête mon audace :
Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,
Un sceptre que jadis vos aïeux ont reçu
De ce fameux mortel que la terre a conçu.
L’adoption le mit entre les mains d’Égée.
Athènes, par mon père accrue et protégée,
Reconnut avec joie un roi si généreux,
Et laissa dans l’oubli vos frères malheureux.
Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle :
Assez elle a gémi d’une longue querelle ;
Assez dans ses sillons votre sang englouti
A fait fumer le champ dont il était sorti.
Trézène m’obéit. Les campagnes de Crête
Offrent au fils de Phèdre une riche retraite.
L’Attique est votre bien. Je pars, et vais, pour vous,
Réunir tous les vœux partagés entre nous.

ARICIE
De tout ce que j’entends, étonnée et confuse,
Je crains presque, je crains qu’un songe ne m’abuse.
Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ?
Quel dieu, seigneur, quel dieu l’a mis dans votre sein !
Qu’à bon droit votre gloire en tous lieux est semée !
Et que la vérité passe la renommée !
Vous-même en ma faveur vous voulez vous trahir !
N’était-ce pas assez de ne me point haïr,
Et d’avoir si longtemps pu défendre votre âme
De cette inimitié…

HIPPOLYTE
Moi, vous haïr, madame !
Avec quelques couleurs qu’on ait peint ma fierté,
Croit-on que dans ses flancs un monstre m’ait porté ?
Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie
Pourrait, en vous voyant, n’être point adoucie ?
Ai-je pu résister au charme décevant…

ARICIE
Quoi ! seigneur…

HIPPOLYTE
Je me suis engagé trop avant.
Je vois que la raison cède à la violence :
Puisque j’ai commencé de rompre le silence,
Madame, il faut poursuivre ; il faut vous informer
D’un secret que mon cœur ne peut plus renfermer.
Vous voyez devant vous un prince déplorable,
D’un téméraire orgueil exemple mémorable.
Moi qui, contre l’amour fièrement révolté,
Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ;
Qui, des faibles mortels déplorant les naufrages,
Pensais toujours du bord contempler les orages ;
Asservi maintenant sous la commune loi,
Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi !
Un moment a vaincu mon audace imprudente :
Cette âme si superbe est enfin dépendante.
Depuis près de six mois, honteux, désespéré,
Portant partout le trait dont je suis déchiré,
Contre vous, contre moi, vainement je m’éprouve :
Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve ;
Dans le fond des forêts votre image me suit ;
La lumière du jour, les ombres de la nuit,
Tout retrace à mes yeux les charmes que j’évite ;
Tout vous livre à l’envi le rebelle Hippolyte.
Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,
Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus :
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ;
Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ;
Mes seuls gémissements font retentir les bois,
Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.
Peut-être le récit d’un amour si sauvage
Vous fait, en m’écoutant, rougir de votre ouvrage ?
D’un cœur qui s’offre à vous quel farouche entretien !
Quel étrange captif pour un si beau lien !
Mais l’offrande à vos yeux en doit être plus chère :
Songez que je vous parle une langue étrangère ;
Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés,
Qu’Hippolyte sans vous n’aurait jamais formés.

Scène 3

Hippolyte, Aricie, Théramène, Ismène.

THÉRAMÈNE
Seigneur, la reine vient, et je l’ai devancée :
Elle vous cherche.

HIPPOLYTE
Moi ?

THÉRAMÈNE
J’ignore sa pensée ;
Mais on vous est venu demander de sa part :
Phèdre veut vous parler avant votre départ.

HIPPOLYTE
Phèdre ! Que lui dirai-je ? Et que peut-elle attendre…

ARICIE
Seigneur, vous ne pouvez refuser de l’entendre :
Quoique trop convaincu de son inimitié,
Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.

HIPPOLYTE
Cependant vous sortez. Et je pars : et j’ignore
Si je n’offense point les charmes que j’adore !
J’ignore si ce cœur que je laisse en vos mains…

ARICIE
Partez, prince, et suivez vos généreux desseins :
Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.
J’accepte tous les dons que vous me voulez faire.
Mais cet empire enfin si grand, si glorieux,
N’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.

Scène 4

Hippolyte, Théramène.

HIPPOLYTE
Ami, tout est-il prêt ? Mais la reine s’avance.
Va, que pour le départ tout s’arme en diligence.
Fais donner le signal, cours, ordonne ; et revien
Me délivrer bientôt d’un fâcheux entretien.

Scène 5

Phèdre, Hippolyte, Œnone.

PHÈDRE, à Œnone, dans le fond du théâtre.
Le voici : vers mon cœur tout mon sang se retire.
J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.

ŒNONE
Souvenez-vous d’un fils qui n’espère qu’en vous.

PHÈDRE
On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous,
Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes ;
Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.
Mon fils n’a plus de père ; et le jour n’est pas loin
Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
Déjà mille ennemis attaquent son enfance :
Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.
Mais un secret remords agite mes esprits :
Je crains d’avoir fermé votre oreille à ses cris ;
Je tremble que sur lui votre juste colère
Ne poursuive bientôt une odieuse mère.

HIPPOLYTE
Madame, je n’ai point des sentiments si bas.

PHÈDRE
Quand vous me haïriez, je ne m’en plaindrais pas,
Seigneur : vous m’avez vue attachée à vous nuire ;
Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
À votre inimitié j’ai pris soin de m’offrir :
Aux bords que j’habitais je n’ai pu vous souffrir ;
En public, en secret, contre vous déclarée,
J’ai voulu par des mers en être séparée ;
J’ai même défendu, par une expresse loi,
Qu’on osât prononcer votre nom devant moi.
Si pourtant à l’offense on mesure la peine,
Si la haine peut seule attirer votre haine,
Jamais femme ne fut plus digne de pitié,
Et moins digne, seigneur, de votre inimitié.

HIPPOLYTE
Des droits de ses enfants une mère jalouse
Pardonne rarement au fils d’une autre épouse ;
Madame, je le sais : les soupçons importuns
Sont d’un second hymen les fruits les plus communs.
Tout autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,
Et j’en aurais peut-être essuyé plus d’outrages.

PHÈDRE
Ah, seigneur ! que le ciel, j’ose ici l’attester
De cette loi commune a voulu m’excepter !
Qu’un soin bien différent me trouble et me dévore !

HIPPOLYTE
Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore :
Peut-être votre époux voit encore le jour ;
Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
Neptune le protège ; et ce dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon père.

PHÈDRE
On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ;
Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.
Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux :
Je le vois, je lui parle ; et mon cœur… je m’égare,
Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.

HIPPOLYTE
Je vois de votre amour l’effet prodigieux :
Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux ;
Toujours de son amour votre âme est embrasée.

PHÈDRE
Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :
Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crête il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crête,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite :
Pour en développer l’embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ;
L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n’eût point assez rassuré votre amante :
Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

HIPPOLYTE
Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?

PHÈDRE
Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,
Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

HIPPOLYTE
Madame, pardonnez : j’avoue, en rougissant,
Que j’accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;
Et je vais…
PHÈDRE
Ah, cruel ! tu m’as trop entendue !
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur :
J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d’une faible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé :
C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ;
J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.
De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins ;
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes :
Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder…
Que dis-je ? cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr :
Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !
Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même !
Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour :
Digne fils du héros qui t’a donné le jour,
Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper ;
Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d’expier son offense,
Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance.
Frappe : ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m’envie un supplice si doux,
Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée ;
Donne.

ŒNONE
Que faites-vous, madame ! Justes dieux !
Mais on vient : évitez des témoins odieux !
Venez, rentrez ; fuyez une honte certaine.

Scène 6

Hippolyte, Théramène.

THÉRAMÈNE
Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu’on entraîne ?
Pourquoi, seigneur, pourquoi ces marques de douleur ?
Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur.

HIPPOLYTE
Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême.
Je ne puis sans horreur me regarder moi-même.
Phèdre… Mais non, grands dieux ! qu’en un profond oubli
Cet horrible secret demeure enseveli !

THÉRAMÈNE
Si vous voulez partir, la voile est préparée.
Mais Athènes, seigneur, s’est déjà déclarée ;
Ses chefs ont pris les voix de toutes ses tribus :
Votre frère l’emporte, et Phèdre a le dessus.

HIPPOLYTE
Phèdre ?

THÉRAMÈNE
Un héraut chargé des volontés d’Athènes
De l’État en ses mains vient remettre les rênes.
Son fils est roi, seigneur.

HIPPOLYTE
Dieux, qui la connaissez,
Est-ce donc sa vertu que vous récompensez ?

THÉRAMÈNE
Cependant un bruit sourd veut que le roi respire :
On prétend que Thésée a paru dans l’Épire.
Mais moi, qui l’y cherchai, seigneur, je sais trop bien…

HIPPOLYTE
N’importe ; écoutons tout, et ne négligeons rien.
Examinons ce bruit, remontons à sa source :
S’il ne mérite pas d’interrompre ma course,
Partons ; et quelque prix qu’il en puisse coûter,
Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.

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