lundi 17 avril 2017

Un amour de Swann - 48





Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier. Jamais il n’avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à ses yeux qui n’avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu’il n’avait pas connu, mais dans des soirs qu’il se rappelait si bien, qu’il avait vécus avec Odette, qu’il avait cru connus si bien par lui et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe et d’atroce ; au milieu d’eux tout d’un coup se creusait cette ouverture béante, ce moment dans l’île du Bois. Odette sans être intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant voyait tout : le bâillement d’Odette, le petit rocher. Il l’entendait répondre — gaîment, hélas ! : « Cette blague ! » Il sentait qu’elle ne dirait rien de plus ce soir, qu’il n’y avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce moment ; elle se taisait ; il lui dit :
— Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, c’est fini, je n’y pense plus.
Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa mémoire parce qu’il était vague, et que déchirait maintenant comme une blessure cette minute dans l’île du Bois, au clair de lune, après le dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris l’habitude de trouver la vie intéressante — d’admirer les curieuses découvertes qu’on peut y faire — que tout en souffrant au point de croire qu’il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur, il se disait : « La vie est vraiment étonnante et réserve de belles surprises ; en somme le vice est quelque chose de plus répandu qu’on ne croit. Voilà une femme en qui j’avais confiance, qui a l’air si simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui semblait bien normale et saine dans ses goûts : sur une dénonciation invraisemblable, je l’interroge et le peu qu’elle m’avoue révèle bien plus que ce qu’on eût pu soupçonner. » Mais il ne pouvait pas se borner à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la valeur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoir s’il devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu’elles se renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu’elle avait dits : « Je voyais bien où elle voulait en venir ». « Deux ou trois fois », « Cette blague ! » mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s’empêcher d’essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces mots : « Je suis bien ici », « Cette blague ! », mais la souffrance était si forte qu’il était obligé de s’arrêter. Il s’émerveillait que des actes que toujours il avait jugés si légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer qu’elles se placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant : « Vilain jaloux qui veut priver les autres d’un plaisir. » Par quelle trappe soudainement abaissée (lui qui n’avait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement précipité dans ce nouveau cercle de l’enfer d’où il n’apercevait pas comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais. Mais quelle vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec indifférence autrefois : « Quand on se sent pris d’amour pour une femme, on devrait se dire : Comment est-elle entourée ? Quelle a été sa vie ? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. » Swann s’étonnait que de simples phrases épelées par sa pensée, comme « Cette blague ! », « Je voyais bien où elle voulait en venir » pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu’il croyait de simples phrases n’était que les pièces de l’armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue, la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant — même, il eut beau, le temps passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné — au moment où il se redisait ces mots, la souffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne parlât : ignorant, confiant ; sa cruelle jalousie le replaçait pour le faire frapper par l’aveu d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de l’affaiblissement de cette génératrice dont la fécondité diminue avec l’âge qu’il pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un peu épuisé le pouvoir qu’avait de le faire souffrir un des mots prononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann s’était moins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque point d’elle qu’il voulût toucher dans ses souvenirs, c’est la saison tout entière où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l’île du Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu à peu les curiosités qu’excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des tortures nouvelles qu’il s’infligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute la période de la vie d’Odette écoulée avant qu’elle ne le rencontrât, période qu’il n’avait jamais cherché à se représenter, n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyait vaguement, mais avait été faite d’années particulières, remplie d’incidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le concevoir, non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir. Il espérait qu’un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de l’île du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette à lui fournir de nouvelles paroles, le nom d’endroits, de circonstances différentes qui, son mal à peine calmé, le feraient renaître sous une autre forme.
Mais souvent les choses qu’il ne connaissait pas, qu’il redoutait maintenant de connaître, c’est Odette elle-même qui les lui révélait spontanément, et sans s’en rendre compte ; en effet l’écart que le vice mettait entre la vie réelle d’Odette et la vie relativement innocente que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maîtresse, cet écart, Odette en ignorait l’étendue : un être vicieux, affectant toujours la même vertu devant les êtres de qui il ne veut pas que soient soupçonnés ses vices, n’a pas de contrôle pour se rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est insensible pour lui-même, l’entraînent peu à peu loin des façons de vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de l’esprit d’Odette, avec le souvenir des actions qu’elle cachait à Swann, d’autres peu à peu en recevaient le reflet, étaient contagionnées par elles, sans qu’elle pût leur trouver rien d’étrange, sans qu’elles détonassent dans le milieu particulier où elle les faisait vivre en elle ; mais si elle les racontait à Swann il était épouvanté par la révélation de l’ambiance qu’elles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser Odette, à lui demander si elle n’avait jamais été chez des entremetteuses. À vrai dire il était convaincu que non ; la lecture de la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son intelligence, mais d’une façon mécanique ; elle n’y avait rencontré aucune créance, mais en fait y était restée, et Swann, pour être débarrassé de la présence purement matérielle mais pourtant gênante du soupçon, souhaitait qu’Odette l’extirpât. « Oh ! non ! Ce n’est pas que je ne sois pas persécutée pour cela, ajouta-t-elle, en dévoilant dans un sourire une satisfaction de vanité qu’elle ne s’apercevait plus ne pas pouvoir paraître légitime à Swann. Il y en a une qui est encore restée plus de deux heures hier à m’attendre, elle me proposait n’importe quel prix. Il paraît qu’il y a un ambassadeur qui lui a dit : « Je me tue si vous ne me l’amenez pas. » On lui a dit que j’étais sortie, j’ai fini par aller moi-même lui parler pour qu’elle s’en aille. J’aurais voulu que tu voies comme je l’ai reçue, ma femme de chambre qui m’entendait de la pièce voisine m’a dit que je criais à tue-tête : « Mais puisque je vous dis que je ne veux pas ! C’est une idée comme ça, ça ne me plaît pas. Je pense que je suis libre de faire ce que je veux, tout de même ! Si j’avais besoin d’argent, je comprends… » Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis à la campagne. Ah ! j’aurais voulu que tu sois caché quelque part. Je crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de même, tu vois, ta petite Odette, quoiqu’on la trouve si détestable. »
D’ailleurs ses aveux même, quand elle lui en faisait, de fautes qu’elle le supposait avoir découvertes, servaient plutôt pour Swann de point de départ à de nouveaux doutes qu’ils ne mettaient un terme aux anciens. Car ils n’étaient jamais exactement proportionnés à ceux-ci. Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout l’essentiel, il restait dans l’accessoire quelque chose que Swann n’avait jamais imaginé, qui l’accablait de sa nouveauté et allait lui permettre de changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces aveux il ne pouvait plus les oublier. Son âme les charriait, les rejetait, les berçait, comme des cadavres. Et elle en était empoisonnée.

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