vendredi 25 mai 2018

Incipit 61 - Au plaisir de Dieu - Jean d'Ormesson


 
En hommage à la mémoire de son grand-père, symbole de

la tradition, contraint de s'éloigner à jamais de la terre

de ses ancêtres, le cadet d'une vieille famille française

enfermée dans l'image du passé raconte ce qui a été et

qui achève de s'effondrer. Le berceau de la tribu, le

château de Plessis-lez-Vaudreuil, est au centre de cette

longue chronique qui embrasse, depuis les croisades

jusqu'à nos jours, l'histoire du monde, du pays, du clan

de tout ce que la lignée a incarné et en quoi elle a cru, et

qui s'est peu à peu effrité. Un mariage d'amour et

d'argent, les idées contemporaines et subversives, les

livres, les mœurs nouvelles ouvrent successivement des

brèches dans la forteresse de la tradition.

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Je suis né dans un monde qui regardait en arrière. Le

passé y comptait plus que l’avenir. Mon grand-père était

un beau vieillard très droit qui vivait dans le souvenir. Sa

mère avait dansé aux Tuileries avec le duc de Nemours,

avec le prince de Joinville, avec le duc d’Aumale, et ma

grand-mère à Compiègne avec le prince impérial. Mais

c’était à la monarchie légitime qu’à travers tant de

désastres, de barricades, de citadelles assiégées, de

rebelles triomphants, ma vieille tribu tout entière restait

passionnément attachée. Les lendemains qui chantent aux

oreilles des prophètes ne lui disaient rien qui vaille. L’âge

d’or était derrière nous, avec toute cette douceur de

vivre dont nous traînions dans nos légendes les échos

assourdis et que les plus jeunes d’entre nous n’avaient

jamais connue. Il flottait toujours parmi nous, et plutôt

un peu au-dessus, un personnage silencieux et absent :

c’était le roi. Les plus âgés de la famille nous parlaient

encore de lui, le soir, comme d’un maître très pur et très

bon, dont des serviteurs indignes avaient parfois abusé.

Le roi n’avait pas manqué, cinq ou six fois par siècle, de

dire à un arrière-grand-père maréchal général des camps

ou premier président, à un arrière-grand-oncle

gouverneur du Languedoc, à une arrièregrand-tante

libertine, quelques paroles insignifiantes que nous nous

répétions sans nous lasser. Et elles nous donnaient tant

de bonheur que nous allions quelquefois jusqu’à en

inventer de nouvelles. Nous étions une vieille famille. Je

m’étais inquiété assez tôt de ce que pouvait bien signifier

cette formule un peu mystérieuse. J’avais demandé à mon

grand-père s’il y avait par hasard des familles qui étaient

plus vieilles que les autres, s’il y avait des âges très

reculés, gardés peut-être par des anges aux épées

flamboyantes, où mes arrière-grands- parents auraient

été seuls à se promener et où, surgis soudain du néant,

les autres n’auraient pas eu accès. Non, en vérité, toutes

les familles étaient aussi anciennes les unes que les

autres. Tout le monde avait un père et une mère, deux

grands-pères et deux grand-mères, et huit arrière-

grands-parents. Mais certains gardaient des traces du

passage dans le temps de leurs ancêtres disparus. C’est

ainsi que j’appris ce que nous devions au souvenir.

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