mercredi 12 août 2015

L'homme ma vie - 1

Le ciel bas et lourd pesait sur Brazzaville. L'air avait une couleur. Une couleur de nuit en plein jour,  violet sombre presque noir. On voyait à peine Kinshasa de l'autre coté du Congo à près d'un kilomètre de là. Le fleuve charriait, renversé, le reflet noir des nuages. De temps en temps un flash blanc les éclairait de l'intérieur comme en ombre chinoise. Ils prenaient alors une profondeur inquiétante comme si ils avaient recouvert la terre entière. Un léger grondement annonçait l'approche d' un beau ''son et lumière'' équatorial.
C'était un samedi après midi de mars 1975. Je traînais dans les allées du supermarché de Brazza. J'y occupais la responsabilité de chef de rayon ''Bazar''. Quel programme!
Ca va péter, me dit Christian.
Christian était un congolais d'une trentaine d'années, mon second, qui était destiné, à terme, à occuper mon poste dans le cadre de la ''congolisation'' des cadres.
Et ça a brusquement pété. Une lumière blanche, métallique et dans le même moment un fracas brutal, sec, propre, net, sans bavure. J'ai sursauté, je me suis retourné. Un deuxième éclair de feu celui-là et silencieux pour tout autre que moi m'a frappé. Je venais de tomber nez à nez, les yeux dans les yeux, sur lui. A un mètre de moi. Et l'orage a éclaté!
Il semblait aussi pétrifié que moi. Et ce fut soudain comme une évidence, tout fut dit dans ce regard, en un instant. Tout ce que je croyais enfoui au fond de moi, tout ce que je ne voulais pas montrer, tout ce que je voulais taire avait volé en éclats. En un millième de seconde il avait tout vu, tout compris. Et il savait que je le savais. Et je savais qu'il savait que je le savais. J'essayais un sourire douloureux, muscles tétanisés. Les jambes molles, je fis un pas à gauche pour le laisser passer, il fit un pas à droite. Je fis un pas à droite, il fit le même à gauche. Il sourit. ''Excusez-moi, allez-y.'' Il avait un léger accent. Ce fut comme si le monde recommençait à tourner. Les gens se remirent à marcher. Il me dépassa pour poursuivre ses achats, son panier à la main. Dix secondes après, je me retournais. Je le vis se retourner aussi, un sourire dans l’œil et sous sa petite moustache. Je restais là les bras ballants. Christian ne s'était aperçu de rien. Ça n'avait pas duré 10 secondes. La pluie tombait à torrent et faisait un vacarme infernal sur le toit du supermarché. Mais on savait que cela ne durerait pas très longtemps.
Je voulais essayer de le suivre dans le magasin. C'est ce que j'aurais fait quelques années plus tard. Mais là...Je préférais m'approcher des caisses. Il allait bien finir par passer par là. Quinze minutes après il était là. Je me reculais un peu derrière une gondole. Je ne voulais pas qu'il me remarque le regardant. Il devait mesurer 1,75 mètre environ. Plus fin que réellement mince. Des cheveux châtains foncés avec des pattes fournies sur les oreilles, des yeux, que je saurai être verts un peu plus tard, frangés de longs cils sous d'épais sourcils, une moustache qui ne couvrait pas la lèvre supérieure. Quand il avait souri j'avais remarqué que son sourire remontait haut sur des dents très blanches et assez grandes. Il avait un nez très fin, curieusement terminé par une petite boule. Le tout dans un visage ovale ombré d'une barbe de 2 ou 3 jours. Bref, il était magnifique puisqu'il m'avait ébloui. Il était vêtu d'un vilain pantalon de toile et d'une chemisette passe partout.
Une fois ses achats payés il se dirigea vers la sortie. Il se retourna pour me chercher du regard. Je fis un pas en avant. Il me vit, sourit et partit en courant sous la pluie, la tête rentrée dans les épaules vers une voiture qui l'attendait. Et tout d'un coup je me suis senti seul comme un con.
Je savais qu'il venait de se passer quelque chose et je ne savais pas quoi faire. Pour la première fois j'étais touché au cœur et au ventre. Je connaissais mes goûts, mes affinités, mes inclinations. Mais je n'avais réglé mes problèmes ni avec le mot, ni avec la chose. La chose? J'avais eu quelques expériences en France. La dernière remontait à deux mois lors de mes derniers congés passés à Paris. Mais rien de bien satisfaisant!! Quant au mot? C'était l'innommable. Il l'était dans mon monde protégé et privilégié de Paris, il l'était encore plus dans ce microcosme de 300 à 400 expatriés où tout se savait, tout se disait; Mais là, il venait de se passer quelque chose de différent. Je n'étais déjà plus indemne. Je dormis mal cette nuit. Je me retournais dans mon lit. Je réfléchissais, incapable d'aligner deux pensées cohérentes. Je me levais le lendemain, épuisé et pas plus avancé.
A suivre...

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