vendredi 14 août 2015

L'homme de ma vie - 2



Ma vie a littéralement basculé une après-midi de mars 1975 sur une plage au bord du fleuve Congo.
J’avais rencontré Detlef 15 jours auparavant. J’en savais un peu plus sur lui. Il était allemand et travaillait comme interprète à l’ambassade de RDA à Brazzaville. A cette époque le mur de Berlin tenait encore solidement. Cela impliquait un contrôle permanent de ses allées et venues, la mise au coffre de l’ambassade de son passeport, l’interdiction de rencontrer des occidentaux. Ses relations ne pouvaient être que du personnel des ambassades des ‘’pays frères’’ ou des congolais. Cela ne facilitait pas nos rencontres. Nous nous étions revus. Un peu. Pas beaucoup. Furtivement. Difficilement. Quatre ou cinq fois j’avais été le chercher vers 20h dans les faubourgs de Brazzaville et je le ramenais chez moi caché sous une couverture sur la banquette arrière de la voiture. Je le ramenais là où je l’avais pris vers 23h. De là il prenait un taxi pour rentrer chez son ‘’chef’’ où il habitait.
Je ne m’étais pas remis du choc de notre rencontre. Lui non plus. Et ces rencontres furtives et romanesques n’atténuaient pas la passion que je sentais monter en moi. Je n’avais jamais ressenti quelque chose qui approchât la violence de ce sentiment. J’avais 30 ans ! C’’était comme l’explosion d’un printemps tardif.
J’étais à Brazza pour un remplacement de 3 mois et je devais repartir au Gabon, à Port-Gentil, un mois plus tard. Je ne pouvais pas imaginer une séparation. Je n’en dormais plus et dans mes insomnies j’avais imaginé une solution dont je ne voyais pas le côté insensé.
Ce dimanche-là j’avais été le chercher discrètement et je l’avais emmené sur cette petite plage sur les bords du Congo. Il n’y avait personne et j’avais besoin de lui parler. Cela tenait en peu de mots.
‘’Je repars dans un mois à Port-Gentil. Je ne peux pas envisager de te quitter. Voilà ce que je te propose. Je démissionne et tu viens avec moi en France’’.
En voyant la tête de Detlef, je découvre l’énormité de ce que je viens de dire.
‘’Tu te rends compte de ce que tu veux faire ?’’ Sa voix tremblait.
‘’Oui’’ !
L’assurance de ma voix tentait de cacher le bouillonnement de mon sang dans mes veines et de mes pensées.
‘’Il faut que je réfléchisse’’. Son visage s’était refermé. Son regard soudain vide semblait tourné vers l’intérieur. Pour la première fois je remarquais chez lui, malgré sa jeunesse, vingt ans, et une apparente fragilité physique, une force et une volonté insoupçonnées. Il s’est éloigné d’une vingtaine de mètres. Il s’est assis au bord du fleuve, le regard fixé sur le courant, les mains fouillant le sable noir. Au bout de quinze minutes il est revenu vers moi. Le visage apaisé, les yeux brillants. Il avait pleuré.
‘’Je pars avec toi Renaud’’
Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. Je n’ai plus jamais ressenti une émotion d’une telle intensité.
Il s’est légèrement écarté de moi :’’ Ça va être difficile Renaud. Tu sais comment on va faire ?’’
‘’Oui’’ ! Ce fut à son égard mon premier mensonge !
Les mots, une fois prononcés, ont une toute autre épaisseur qu’une histoire imaginée dans une nuit sans sommeil. Partir ? Oui ! Mais où, quand, comment ? Je me rendais compte de l’effet dévastateur et des conséquences d’un coup de foudre au détour d’une gondole de supermarché et d’une après-midi romantique au bord du Congo. J’avais trois semaines devant moi. J’étais à la fois angoissé et déterminé. Pour la première fois de ma vie je me sentais ‘’engagé’’ vis-à-vis de quelqu’un. Jusque-là je m’étais laissé porter par les évènements. Même mon départ pour l’Afrique s’était fait sans vraiment que je m’en rende compte. Il avait suffi d’un CV envoyé un matin sur un coup de colère à une société et tout s’était fait en deux mois. Mais là, j’étais responsable d’une décision qui n’engageait pas que moi. L’idée d’un échec m’était insupportable.
Très vite je me suis rendu compte de la difficulté de l’entreprise. Le faire partir comment ? Par avion ! Pas possible avec un passeport enfermé dans le coffre de l’ambassade. Par la route, vers le Gabon ? Je me voyais mal faire plus de mille kilomètres de piste à travers la forêt et passer une frontière en fraude. Qui nous conduirait ? Car dans cette hypothèse il était hors de question que je le laisse partir seul ? Et une fois arrivé, si on y arrivait, à Port-Gentil, je me pointais dans ma boite et je disais à mon patron : ’’ Bonjour, j’ai quitté mon poste à Brazza il y a trois jours. Je suis ici avec mon ami est-allemand. Il faut lui faire prendre l’avion pour Paris, mais il n’a pas de passeport…’’ je préférais ne pas y penser.
J’en parlais avec Detlef quand on pouvait se voir. Il me remontait le moral. Dans sa tête, une fois sa décision prise, il était déjà parti. Il me demandait de lui parler de Paris, des magasins où on trouvait tout et n’importe quoi, de la vie gay, de l’appartement où on vivrait, du travail qu’il pourrait trouver… Mais il avait parfois du mal à cacher son angoisse, si on ne réussissait pas, et sa tristesse, si on y arrivait, à la pensée qu’il quittait tout sa vie, son pays, son histoire, ses amis, sa famille, sa mère surtout qu’il ne pouvait pas prévenir et qui ne comprendrait pas. ‘’ Et puis tu sais Renaud, je partirai uniquement avec ce que j’ai sur le dos. Si je prépare la plus petite valise, ‘’ma ‘’famille’’ s’en apercevra et me posera des questions…’’
Il fallait trouver vite une solution. Je téléphonais à l’ambassade de France et demandais à parler à un conseiller. ‘’Lequel ?’’ ‘’Culturel’’. Il me semblait le plus à même de comprendre mon problème. Mon histoire racontée, je lui demandais ce qu’il pouvait faire.
‘’Rien.’’ Son visage s’était fermé. ’’Et je vous conseille d’en faire autant. La république du Congo est un régime socialiste. Nous avons avec elle des relations difficiles et il est hors de question qu’on se mouille pour un gamin de vingt qui veut passer à l’Ouest pour des convenances personnelles…. Retournez à votre travail et oubliez tout ça. C’est le conseil, très ferme, de votre ambassade.’’
Découragé, mais têtu et poussé par l’urgence, et un peu le désespoir, je tentais la même démarche auprès d’un conseiller de l’ambassade de l’Allemagne de l’ouest. L’accueil fut beaucoup plus chaleureux. On voyait qu’il était sensibilisé par ce genre de situation. Et s’il avait deviné nos motivations cela n’avait pas l’air de le choquer et il n’en parlât pas.
‘’Mais je ne peux pas faire grand’ chose pour vous. Nous avons eu le même problème il y a deux ans. Nous avons accueilli à l’ambassade un réfugié d’Allemagne de l’est. On a eu toutes les difficultés à le faire sortir du pays au bout de six mois. Et je ne pense pas que notre ambassadeur ait envie de recommencer l’expérience…’’
J’ai dû nettement marquer le coup.
‘’Mais si vous voulez vraiment tenter le coup, il y a peut-être une solution. Vous pouvez essayer de faire passer votre ami en face à Kinshasa et de le faire conduire une fois là-bas à notre ambassade. Ils n’ont pas le même problème que nous avec leurs congolais. Il suffit de traverser le fleuve, Kinshasa est à deux kilomètres. Juste en face de Brazzaville. Mais faîtes attention, les relations sont rompues entre les deux Congo et des navires militaires patrouillent en permanence. Si vous vous faites prendre, pour vous c’est l’expulsion immédiate et probablement la perte de votre travail. Ce n’est pas trop grave. Mais pour votre ami c’est une vie difficile qui l’attendra en RDA.’’
Le soir même, je pouvais voir Detlef pour deux petites heures. Je lui racontais ces entretiens.
Sa réaction fut immédiate et catégorique.
‘’Il faut le faire, Renaud. Je suis prêt. Il faut le faire !’’
Dimanche soir. Il est un peu plus de 22h. Je viens de déposer Detlef à un taxi qui va le ramener dans sa ‘’famille’’. Je rentre chez moi par la route du port, le long du fleuve. Je vois les lumières de Kinshasa. Si proches, si lointaines. Un saut de puce ! Deux kilomètres !! Trois fois rien !!! Le courant est fort le long de la rive et semble tumultueux dès qu’on s’en éloigne. Voilà ! A défaut de la solution, j’ai une solution. Il suffit de traverser. Il ne manque plus qu’un passeur, un bateau et un point de chute de l’autre côté.
A suivre...

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