Son allure impériale, sa voix et sa diction si particulières l’avaient prédisposée aux rôles de grande mondaine dominée parfois par l’âge, la maladie ou le destin, Chéri, la Dame aux camélias, l’Aigle à deux têtes, mais faite pour régner sans partage de sa toute hautaine coquetterie. Abandonnant ces emplois consacrés, elle a su habiter l’âme et le corps exténué de Phèdre et faire chanter Racine. Elle a su abandonner ses fameuses brisures de voix modulant simplement son registre grave avec une lenteur hallucinée.
Il est vrai qu’au XXIème siècle on ne joue plus ainsi, mais quel plaisir de l’entendre déclamer :
« C’est Vénus toute entière à sa proie attachée ».
Voici la scène 3 de l’acte I ; la scène de l’aveu avec Marian Seldes dans le rôle d’Oenone.
ŒNONE
Madame,
au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,
Par vos faibles
genoux que je tiens embrassés,
Délivrez mon esprit de ce
funeste doute.
PHÈDRE
Tu
le veux ? lève-toi.
ŒNONE
Parlez :
je vous écoute.
PHÈDRE
Ciel !
que lui vais-je dire ? et par où commencer ?
ŒNONE
Par
de vaines frayeurs cessez de m’offenser.
PHÈDRE
Ô
haine de Vénus ! Ô fatale colère !
Dans quels
égarements l’amour jeta ma mère !
ŒNONE
Oublions-les,
madame ; et qu’à tout l’avenir
Un silence éternel
cache ce souvenir.
PHÈDRE
Ariane,
ma sœur ! de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords
où vous fûtes laissée !
ŒNONE
Que
faites-vous, madame ? et quel mortel ennui
Contre tout
votre sang vous anime aujourd’hui ?
PHÈDRE
Puisque
Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et
la plus misérable.
ŒNONE
Aimez-vous ?
PHÈDRE
De
l’amour j’ai toutes les fureurs.
ŒNONE
Pour
qui ?
PHÈDRE
Tu
vas ouïr le comble des horreurs…
J’aime… À ce nom fatal,
je tremble, je frissonne.
J’aime…
ŒNONE
Qui ?
PHÈDRE
Tu
connais ce fils de l’Amazone,
Ce prince si longtemps par
moi-même opprimé…
ŒNONE
Hippolyte ?
Grands dieux !
PHÈDRE
C’est
toi qui l’as nommé !
ŒNONE
Juste
ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
Ô
désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !
Voyage
infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait-il approcher de tes
bords dangereux !
PHÈDRE
Mon
mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée
Sous les
lois de l’hymen je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur
semblait être affermi ;
Athènes me montra mon superbe
ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un
trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne
voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon
corps et transir et brûler :
Je reconnus Vénus et ses
feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments
inévitables !
Par des vœux assidus je crus les
détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de
l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure
entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison
égarée :
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En
vain sur les autels ma main brûlait l’encens !
Quand ma
bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte ;
et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je
faisais fumer,
J’offrais tout à ce dieu que je n’osais
nommer.
Je l’évitais partout. Ô comble de misère !
Mes
yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre
moi-même enfin j’osai me révolter :
J’excitai mon
courage à le persécuter.
Pour bannir l’ennemi dont j’étais
idolâtre,
J’affectai les chagrins d’une injuste
marâtre ;
Je pressai son exil ; et mes cris
éternels
L’arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je
respirais, ŒNONE ; et, depuis son absence,
Mes jours moins
agités coulaient dans l’innocence :
Soumise à mon
époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais
les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par
mon époux lui-même à Trézène amenée,
J’ai revu l’ennemi
que j’avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a
saigné.
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines
cachée :
C’est Vénus tout entière à sa proie
attachée.
J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J’ai
pris la vie en haine, et ma flamme en horreur ;
Je voulais
en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une
flamme si noire :
Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes
combats :
Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens
pas.
Pourvu que, de ma mort respectant les approches,
Tu ne
m’affliges plus par d’injustes reproches,
Et que tes vains
secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à
s’exhaler.
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