vendredi 1 janvier 2021

Umberto Eco - Le nom de la Rose - 53/53 - Derniers feuillets

 


Le nom de la Rose

53/53

Derniers feuillets

Lu par François Berland

 


 

L’abbaye brûla pendant trois jours et pendant trois nuits, et les derniers efforts ne servirent de rien. Déjà dans la matinée du septième jour de notre demeure en ce lieu, quand désormais les rescapés se rendirent compte qu’aucun bâtiment ne pouvait plus être sauvé, quand des constructions les plus belles s’effondrèrent les murs extérieurs, et que l’église, s’enroulant presque sur elle-même, engloutit sa tour, à ce point-là faillit à chacun la volonté de lutter contre le châtiment divin. Toujours plus lasses furent les courses aux quelques seaux d’eau restés, tandis qu’encore brûlait paisiblement la salle capitulaire avec la superbe résidence de l’Abbé. Lorsque le feu atteignit les extrémités des différents ateliers, les servants avaient depuis longtemps sauvé le plus de matériel possible, et ils préféraient battre la colline pour récupérer au moins une partie des animaux, qui s’étaient enfuis au-delà de l’enceinte dans la confusion de la nuit. Je vis certains des servants s’aventurer à l’intérieur de ce qui restait de l’église : j’imaginai qu’ils cherchaient à pénétrer dans la crypte du trésor pour rafler, avant de fuir, quelques précieux objets. Je ne sais s’ils sont parvenus à leurs fins, si la crypte n’avait déjà sombré, si les coquins n’ont pas sombré dans les entrailles de la terre en tentant de s’y glisser. Cependant des hommes du village montaient, pour prêter mainforte, ou pour chercher eux aussi à faire main basse sur quelque butin. Les morts, pour la plupart, restèrent parmi les ruines encore brûlantes. 

Le troisième jour, une fois soignés les blessés, enterrés les cadavres restés à découvert, les moines et tous les survivants recueillirent leurs affaires et abandonnèrent le plateau encore fumant, comme un endroit maudit. Je ne sais où ils se sont dispersés. Guillaume et moi quittâmes ces lieux, sur deux montures trouvées dans le bois, et que nous considérâmes res nullius. Nous nous dirigeâmes vers l’orient. Parvenus de nouveau à Bobbio, nous apprîmes de mauvaises nouvelles de l’empereur. Arrivé à Rome, il avait été couronné par le peuple. Toute composition avec Jean jugée désormais impossible, il avait élu un antipape, Nicolas V. Marsile avait été nommé vicaire spirituel de Rome, mais par sa faute, ou par sa faiblesse, il se passait dans cette ville des choses fort tristes à rapporter. On torturait des prêtres fidèles au pape, qui ne voulaient pas dire la messe, un prieur des augustiniens avait été jeté dans la fosse aux lions sur le Capitole. Marsile et Jean de Jandun avaient déclaré Jean hérétique, et Louis l’avait fait condamner à mort. Mais l’empereur gouvernait mal, il se faisait détester des seigneurs locaux, distrayait les deniers du trésor public. 

Au fur et à mesure que nous entendions ces nouvelles, nous retardions notre descente vers Rome, et je compris que Guillaume ne voulait pas se trouver le témoin des événements qui humiliaient ses espérances. Quand nous parvînmes à Pomposa, nous apprîmes que Rome s’était rebellée contre Louis, lequel se repliait vers Pise, alors que dans la ville papale rentraient triomphalement les légats de Jean. Entre-temps Michel de Césène s’était rendu compte que sa présence en Avignon n’amenait aucun résultat, il craignait même pour sa vie, et il s’était enfui, rejoignant Louis à Pise. Or, l’empereur avait aussi perdu l’appui de Castruccio, seigneur de Lucques et de Pistoie, qui était mort. Bref, prévoyant les événements, et sachant que le Bavarois se dirigerait sur Munich, nous rebroussâmes chemin et décidâmes de le précéder là-bas ; c’était qu’aussi Guillaume sentait l’Italie devenir fort peu sûre pour lui. 

Au cours des mois et des années qui suivirent, Louis vit l’alliance des seigneurs gibelins se défaire ; un an après, Nicolas l’antipape se rendrait à Jean, en se présentant devant lui avec une corde passée au cou. Comme nous arrivâmes à Munich, il fallut me séparer, avec moult larmes, de mon bon maître. Son sort était incertain, mes parents préférèrent que je revinsse à Melk. Depuis cette nuit tragique où Guillaume m’avait révélé son désenchantement devant les ruines de l’abbaye, comme par un commun et tacite accord, nous n’avions plus parlé de cette histoire. Pas plus que nous n’y fîmes allusion au cours de notre douloureux adieu. 

Mon maître me donna maints bons conseils pour mes études futures, et il m’offrit les verres que lui avait fabriqués Nicolas, puisque lui, il avait récupéré les siens. J’étais encore jeune, me dit- il, mais un jour ils me rendraient service (et en vérité, je les ai sur le nez, à présent que j’écris ces lignes). Puis il m’étreignit fortement, avec la tendresse d’un père, et il me donna congé. Je ne le vis plus. 

J’appris beaucoup plus tard qu’il était mort pendant la grande épidémie de peste qui sévit férocement à travers l’Europe vers la moitié de ce siècle. Je prie toujours que Dieu ait accueilli son âme et lui ait pardonné les nombreux actes d’orgueil que sa fierté intellectuelle lui avait fait commettre. Des années plus tard, homme d’un âge avancé déjà, j’eus l’occasion d’accomplir un voyage en Italie sur mandat de mon Abbé. Je ne résistai pas à la tentation : en revenant je fis un long détour pour revisiter ce qui était resté de l’abbaye. Les deux villages au flanc du mont s’étaient dépeuplés, tout autour les terres étaient en friche. Je grimpai jusqu’au plateau : un spectacle de désolation et de mort se présenta à mes yeux baignés de larmes. Des grandes et magnifiques constructions qui paraient ce lieu, étaient restées des ruines éparses, comme déjà il en avait été des monuments antiques dans la Rome païenne. Le lierre avait recouvert les lambeaux des murs, les colonnes, les rares architraves restées intactes. Des herbes sauvages envahissaient partout le sol, et l’on ne comprenait même plus où avait été naguère le potager et le jardin. Seul l’emplacement du cimetière était reconnaissable, d’après quelques tombes qui affleuraient encore. 

Unique signe de vie, de grands oiseaux de proie chassaient lézards et serpents qui, comme des basilics, se lovaient entre les pierres ou se coulaient sur les murs. Du portail de l’église étaient restés de rares vestiges rongés de moisissure. Le tympan survivait à moitié et j’y aperçus encore, dilaté par les intempéries et alangui de répugnants lichens, l’oeil senestre du Christ en majesté, et quelque chose de la face du lion. L’Édifice, sauf le mur méridional, écroulé, semblait encore tenir debout et défier le cours du temps. Les deux tours extérieures, qui donnaient sur l’à-pic, paraissaient presque intactes, mais partout les verrières donnaient l’impression d’orbites vides dont les larmes visqueuses étaient des plantes grimpantes en putréfaction. A l’intérieur, l’oeuvre de l’art, détruite, se confondait avec celle de la nature, et l’oeil parcourait depuis la cuisine de vastes pans de ciel, à travers la déchirure des étages supérieurs et du toit, tombés comme des anges déchus. Tout ce qui n’était pas vert de mousses apparaissait encore noirci par la fumée qui datait de plusieurs décennies. 

En fouillant parmi les ruines, je trouvais de temps à autre des fragments de parchemin, envolés du scriptorium et de la bibliothèque, sauvés ainsi que des trésors ensevelis dans la terre ; et je commençai à les recueillir, comme si je devais recomposer les feuillets d’un livre. Puis je m’aperçus que de l’une des tours s’élevait encore, chancelant et presque intact, un escalier à vis vers le scriptorium, et de là, en gravissant un escarpement de décombres, on pouvait arriver à la hauteur de la bibliothèque : laquelle n’était cependant qu’une sorte de galerie à ras les murs extérieurs, qui donnait, sur toute sa longueur, dans le vide. Contre un pan de mur, je trouvai une armoire, encore miraculeusement droite, réchappée du feu je ne sais comme, pourrie par l’eau et les insectes. A l’intérieur, se trouvaient encore quelques feuillets. Je trouvai d’autres déchiquetures en fouillant encore les ruines du bas. Ce fut une maigre moisson que la mienne, mais je passai une journée entière à glaner, comme si de ces disjecta membra de la bibliothèque devait me parvenir un message. Certains lambeaux de parchemin étaient décolorés, d’autres laissaient entrevoir l’ombre d’une image, par moments le fantôme d’un ou de plusieurs mots. Je trouvai parfois des feuillets où je pouvais lire des phrases entières, plus souvent des reliures encore intactes, protégées par ce qui avait été des garnitures de métal… Des larves de livres, apparemment saines à l’extérieur, mais dévorées à l’intérieur : pourtant quelquefois un demi-feuillet s’était sauvé, un incipit transparaissait, un titre… Je recueillis la moindre relique que je pus trouver, et j’en remplis deux sacs de voyage, abandonnant des choses qui m’étaient utiles pour sauver ce pauvre trésor. 

Tout au long de mon voyage de retour et ensuite à Melk, je passai maintes et maintes heures à tenter de déchiffrer ces vestiges. Souvent, à partir d’un mot ou d’une image survivante, je reconnus de quel ouvrage il s’agissait. Quand, au fil des ans, je retrouvai d’autres exemplaires de ces livres, je les étudiai avec amour, comme si le destin m’avait fait ce legs, comme si en avoir repéré l’exemplaire détruit avait été un signe indéniable du ciel qui disait tolle et lege. A la fin de ma patiente recomposition se profila dans mon esprit comme une bibliothèque mineure, signe de la majeure disparue, une bibliothèque composée de morceaux, citations, périodes incomplètes, moignons de livres. Plus je relis cette liste, plus je me convaincs qu’elle est l’effet du hasard et ne contient aucun message. Mais ces pages incomplètes m’ont accompagné pendant toute la vie qui depuis lors m’est restée à vivre, je les ai souvent consultées comme un oracle, et j’ai presque l’impression que tout ce que j’ai écrit sur ces feuillets, que tu vas lire à présent, lecteur inconnu, n’est rien d’autre qu’un centon, un poème figuré, un immense acrostiche qui ne dit et ne répète rien d’autre que ce que ces fragments m’ont suggéré, et je ne sais plus si c’est moi qui ai parlé d’eux jusqu’à présent ou si ce sont eux qui ont parlé par ma bouche. Mais que ce soit l’un ou l’autre cas, plus je me récite l’histoire qui en est sortie, moins je réussis à comprendre si elle recèle une trame allant au-delà de la séquence naturelle des événements et des temps qui les relient. Et c’est dur pour un vieux moine, au seuil de la mort, que de ne point savoir si la lettre qu’il a écrite contient un certain sens caché, et si elle en contient plus d’un, beaucoup, ou point du tout. Mais cette mienne inaptitude à voir est sans doute l’effet de l’ombre que la grande ténèbre approchant projette sur le monde vieilli. Est ubi gloria nunc Babylonia ? Où sont les neiges d’antan ? La terre danse la danse de Macabré, il me semble par moments que le Danube est sillonné de bateaux chargés de fous qui vont vers un lieu obscur. Il ne me reste qu’à me taire. O quam salubre, quam iucundum et suave est sedere in solitudine et tacere et loqui cum Deo

D’ici peu, je me réunirai avec mon principe, et je ne crois plus que ce soit le Dieu de gloire dont m’avaient parlé les abbés de mon ordre, ou de joie, comme croyaient les minorites d’alors, peut-être pas même de pitié. Gott ist ein lautes Nichts, ihn rührt kein Nun noch Hier… Je m’avancerai bientôt dans ce désert immense, parfaitement plat et incommensurable, où le coeur vraiment pieux succombe, bienheureux. Je m’abîmerai dans la ténèbre divine, en un silence muet et en une union ineffable, et m’abîmant seront perdues toute égalité et toute inégalité, et en cet abîme mon esprit se perdra lui- même, et il ne connaîtra ni l’égal ni l’inégal ni rien d’autre : et seront oubliées toutes les différences, je serai dans le fondement simple, dans le désert silencieux où jamais l’on ne vit de diversité, dans l’intime où personne ne se trouve dans son propre lieu. Je tomberai dans la divinité silencieuse et inhabitée où il n’est ni oeuvre ni image. Il fait froid dans le scriptorium, j’ai mal au pouce. Je laisse cet écrit, je ne sais pour qui, je ne sais plus à propos de quoi : stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus

 

FIN

 

 

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