lundi 15 juillet 2019

Le mystère de la chambre jaune - ch. 27 - Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire 1ère partie


XXVII
Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire 1ère partie



 
    Il y eut un remous terrible. On entendit des cris de femmes qui se trouvaient mal. On n’eût plus aucun égard pour « la majesté de la justice ». Ce fut une bousculade insensée. Tout le monde voulait voir Joseph Rouletabille. Le président cria qu’il allait faire évacuer la salle, mais personne ne l’entendit. Pendant ce temps, Rouletabille sautait par-dessus la balustrade qui le séparait du public assis, se faisait un chemin à grands coups de coude, arrivait auprès de son directeur qui l’embrassait avec effusion, lui prit « sa » lettre d’entre les mains, la glissa dans sa poche, pénétra dans la partie réservée du prétoire et parvint ainsi jusqu’à la barre des témoins, bousculé, bousculant, le visage souriant, heureux, boule écarlate qu’illuminait encore l’éclair intelligent de ses deux grands yeux ronds. Il avait ce costume anglais que je lui avais vu le matin de son départ – mais dans quel état, mon Dieu ! – l’ulster sur son bras et la casquette de voyage à la main. Et il dit : 
  - Je demande pardon, monsieur le président, le transatlantique a eu du retard ! J’arrive d’Amérique. Je suis Joseph Rouletabille ! … 
  On éclata de rire. Tout le monde était heureux de l’arrivée de ce gamin. Il semblait à toutes ces consciences qu’un immense poids venait de leur être enlevé. On respirait. On avait la certitude qu’il apportait réellement la vérité… qu’il allait faire connaître la vérité… Mais le président était furieux
  - Ah ! vous êtes Joseph Rouletabille, reprit le président… eh bien, je vous apprendrai, jeune homme, à vous moquer de la justice… En attendant que la cour délibère sur votre cas, je vous  retiens à la disposition de la justice… en vertu de mon pouvoir discrétionnaire. 
  – Mais, monsieur le président, je ne demande que cela : être à la disposition de la justice… je suis venu m’y mettre, à la disposition de la justice… Si mon entrée a fait un peu de tapage, j’en demande bien pardon à la cour… Croyez bien, monsieur le président, que nul, plus que moi, n’a le respect de la justice… Mais je suis entré comme j’ai pu…  
  - Et il se mit à rire. Et tout le monde rit. 
  - Emmenez-le ! » commanda le président. 
  Mais maître Henri-Robert intervint. Il commença par excuser le jeune homme, il le montra animé des meilleurs sentiments, il fit comprendre au président qu’on pouvait difficilement se passer de la déposition d’un témoin qui avait couché au Glandier pendant toute la semaine mystérieuse, d’un témoin surtout qui prétendait prouver l’innocence de l’accusé et apporter le nom de l’assassin.  
  - Vous allez nous dire le nom de l’assassin ? demanda le président, ébranlé mais sceptique. 
  – Mais, mon président, je ne suis venu que pour ça ! fit Rouletabille. 
  On faillit applaudir dans le prétoire, mais les chut ! énergiques des huissiers rétablirent le silence. 
  - Joseph Rouletabille, dit maître Henri-Robert, n’est pas cité régulièrement comme témoin, mais j’espère qu’en vertu de son pouvoir discrétionnaire, monsieur le président voudra bien l’interroger. 
  – C’est bien ! fit le président, nous l’interrogerons. Mais finissons-en d’abord…  
  L’avocat général se leva : 
  - Il vaudrait peut-être mieux, fit remarquer le représentant du ministère public, que ce jeune homme nous dise tout de suite le nom de celui qu’il dénonce comme étant l’assassin.  
  Le président acquiesça avec une ironique réserve :    
  - Si monsieur l’avocat général attache quelque importance à la déposition de M. Joseph Rouletabille, je ne vois point d’inconvénient à ce que le témoin nous dise tout de suite le nom de « son » assassin ! 
  On eût entendu voler une mouche. Rouletabille se taisait, regardant avec sympathie M. Robert Darzac, qui, lui, pour la première fois, depuis le commencement du débat, montrait un visage agité et plein d’angoisse. 
  - Eh bien, répéta le président, on vous écoute, monsieur Joseph Rouletabille. Nous attendons le nom de l’assassin.  
  Rouletabille fouilla tranquillement dans la poche de son gousset, en tira un énorme oignon, y regarda l’heure, et dit : 
  - Monsieur le président, je ne pourrai vous dire le nom de l’assassin qu’à six heures et demie ! Nous avons encore quatre bonnes heures devant nous !  
  La salle fit entendre des murmures étonnés et désappointés. Quelques avocats dirent à haute voix : 
  - Il se moque de nous ! 
  Le président avait l’air enchanté ; maîtres Henri-Robert et André Hesse étaient ennuyés. Le président dit :
  - Cette plaisanterie a assez duré. Vous pouvez vous retirer, monsieur, dans la salle des témoins. Je vous garde à notre disposition.  
  Rouletabille protesta : 
  - Je vous affirme, monsieur le président, s’écria-t-il, de sa voix aiguë et claironnante, je vous affirme que, lorsque je vous aurai dit le nom de l’assassin, vous comprendrez que je ne pouvais vous le dire qu’à six heures et demie ! Parole d’honnête homme ! Foi de Rouletabille ! … Mais, en attendant, je peux toujours vous donner quelques explications sur l’assassinat du garde… M. Frédéric Larsan qui m’a vu « travailler » au Glandier pourrait vous dire avec quel soin j’ai étudié toute cette affaire. J’ai beau être d’un avis contraire au sien et prétendre qu’en faisant arrêter M. Robert Darzac, il a fait arrêter un innocent, il ne doute pas, lui, de ma bonne foi, ni de l’importance qu’il faut attacher à mes découvertes, qui ont souvent corroboré les siennes !    
  Frédéric Larsan dit : 
  - Monsieur le président, il serait intéressant d’entendre M. Joseph Rouletabille ; d’autant plus intéressant qu’il n’est pas de mon avis.  
  Un murmure d’approbation accueillit cette parole du policier. Il acceptait le duel en beau joueur. La joute promettait d’être curieuse entre ces deux intelligences qui s’étaient acharnées au même tragique problème et qui étaient arrivées à deux solutions différentes. Comme le président se taisait, Frédéric Larsan continua :
  - Ainsi nous sommes d’accord pour le coup de couteau au cœur qui a été donné au garde par l’assassin de Mlle Stangerson ; mais, puisque nous ne sommes plus d’accord sur la question de la fuite de l’assassin, « dans le bout de cour », il serait curieux de savoir comment M. Rouletabille explique cette fuite. 
  – Évidemment, fit mon ami, ce serait curieux !           
  Toute la salle partit encore à rire. Le président déclara aussitôt que, si un pareil fait se renouvelait, il n’hésiterait pas à mettre à exécution sa menace de faire évacuer la salle. 
  - Vraiment, termina le président, dans une affaire comme celle-là, je ne vois pas ce qui peut prêter à rire. 
  – Moi non plus !  dit Rouletabille. 
  Des gens, devant moi, s’enfoncèrent leur mouchoir dans la bouche pour ne pas éclater… 
  - Allons, fit le président, vous avez entendu, jeune homme, ce que vient de dire M. Frédéric Larsan. Comment, selon vous, l’assassin s’est-il enfui du « bout de cour » ? 
  Rouletabille regarda Mme Mathieu, qui lui sourit tristement. 
  - Puisque Mme Mathieu, dit-il, a bien voulu avouer tout l’intérêt qu’elle portait au garde… 
  – La coquine ! s’écria le père Mathieu. 
  – Faites sortir le père Mathieu ! « ordonna le président. 
  On emmena le père Mathieu. 
  Rouletabille reprit : 
  - … Puisqu’elle a fait cet aveu, je puis bien vous dire qu’elle avait souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premier étage du donjon, dans la chambre qui fut, autrefois un oratoire. Ces conversations furent surtout fréquentes dans les derniers temps, quand le père Mathieu était cloué au lit par ses rhumatismes. Une piqûre de morphine, administrée à propos, donnait au père Mathieu le calme et le repos, et tranquillisait son épouse pour les quelques heures pendant lesquelles elle était dans la nécessité de s’absenter. Mme Mathieu venait au château, la nuit, enveloppée dans un grand châle noir qui lui servait autant que possible à dissimuler sa personnalité et la faisait ressembler à un sombre fantôme qui, parfois, troubla les nuits du père Jacques. Pour prévenir son ami de sa présence, Mme Mathieu avait emprunté au chat de la mère Agenoux, une vieille sorcière de Sainte-Geneviève-des-Bois, son miaulement sinistre ; aussitôt, le garde descendait de son donjon et venait ouvrir la petite poterne à sa maîtresse. Quand les réparations du donjon furent récemment entreprises, les rendez-vous n’en eurent pas moins lieu dans l’ancienne chambre du garde, au donjon même, la nouvelle chambre, qu’on avait momentanément abandonnée à ce malheureux serviteur, à l’extrémité de l’aile droite du château, n’étant séparée du ménage du maître d’hôtel et de la cuisinière que par une trop mince cloison.  Mme Mathieu venait de quitter le garde en parfaite santé, quand le drame du « petit bout de cour » survint. Mme Mathieu et le garde, n’ayant plus rien à se dire, étaient sortis du donjon ensemble… Je n’ai appris ces détails, monsieur le président, que par l’examen auquel je me livrai des traces de pas dans la cour d’honneur, le lendemain matin… Bernier, le concierge, que j’avais placé, avec son fusil, en observation derrière le donjon, ainsi que je lui permettrai de vous l’expliquer lui-même, ne pouvait voir ce qui se passait dans la cour d’honneur. Il n’y arriva un peu plus tard qu’attiré par les coups de revolver, et tira à son tour. Voici donc le garde et Mme Mathieu, dans la nuit et le silence de la cour d’honneur. Ils se souhaitent le bonsoir ; Mme Mathieu se dirige vers la grille ouverte de cette cour, et lui s’en retourne se coucher dans sa petite pièce en encorbellement, à l’extrémité de l’aile droite du château.  Il va atteindre sa porte, quand des coups de revolver retentissent ; il se retourne ; anxieux, il revient sur ses pas ; il va atteindre l’angle de l’aile droite du château quand une ombre bondit sur lui et le frappe. Il meurt. Son cadavre est ramassé tout de suite par des gens qui croient tenir l’assassin et qui n’emportent que l’assassiné. Pendant ce temps, que fait Mme Mathieu ? Surprise par les détonations et par l’envahissement de la cour, elle se fait la plus petite qu’elle peut dans la nuit et dans la cour d’honneur. La cour est vaste, et, se trouvant près de la grille, Mme Mathieu pouvait passer inaperçue. Mais elle ne « passa » pas. Elle resta et vit emporter le cadavre. Le cœur serré d’une angoisse bien compréhensible et poussée par un tragique pressentiment, elle vint jusqu’au vestibule du château, jeta un regard sur l’escalier éclairé par le lumignon du père Jacques, l’escalier où l’on avait étendu le corps de son ami ; elle « vit » et s’enfuit. Avait-elle éveillé l’attention du père Jacques ? Toujours est-il que celui-ci rejoignit le fantôme noir, qui déjà lui avait fait passer quelques nuits blanches.  Cette nuit même, avant le crime, il avait été réveillé par les cris de la « Bête du Bon Dieu » et avait aperçu, par sa fenêtre, le fantôme noir… Il s’était hâtivement vêtu et c’est ainsi que l’on s’explique qu’il arriva dans le vestibule, tout habillé, quand nous apportâmes le cadavre du garde. Donc, cette nuit-là, dans la cour d’honneur, il a voulu sans doute, une fois pour toutes, regarder de tout près la figure du fantôme. Il la reconnut. Le père Jacques est un vieil ami de Mme Mathieu. Elle dut lui avouer ses nocturnes entretiens, et le supplier de la sauver de ce moment difficile ! L’état de Mme Mathieu, qui venait de voir son ami mort, devait être pitoyable. Le père Jacques eut pitié et accompagna Mme Mathieu, à travers la chênaie, et hors du parc, par delà même les bords de l’étang, jusqu’à la route d’Épinay. Là, elle n’avait plus que quelques mètres à faire pour rentrer chez elle. Le père Jacques revint au château, et, se rendant compte de l’importance judiciaire qu’il y aurait pour la maîtresse du garde à ce qu’on ignorât sa présence au château, cette nuit-là, essaya autant que possible de nous cacher cet épisode dramatique d’une nuit qui, déjà, en comptait tant ! Je n’ai nul besoin, ajouta Rouletabille, de demander à Mme Mathieu et au père Jacques de corroborer ce récit. « Je sais » que les choses se sont passées ainsi ! Je ferai simplement appel aux souvenirs de M. Larsan qui, lui, comprend déjà comment j’ai tout appris, car il m’a vu, le lendemain matin, penché sur une double piste où l’on rencontrait voyageant de compagnie, l’empreinte des pas du père Jacques et de ceux de madame.  
  Ici, Rouletabille se tourna vers Mme Mathieu qui était restée à la barre, et lui fit un salut galant. 
  - Les empreintes des pieds de madame, expliqua Rouletabille, ont une ressemblance étrange avec les traces des « pieds élégants » de l’assassin…  
  Mme Mathieu tressaillit et fixa avec une curiosité farouche le jeune reporter. Qu’osait-il dire ? Que voulait-il dire ?  
  - Madame a le pied élégant, long et plutôt un peu grand pour une femme. C’est, au bout pointu de la bottine près, le pied de l’assassin…  
  Il y eut quelques mouvements dans l’auditoire. Rouletabille, d’un geste, les fit cesser. On eût dit vraiment que c’était lui, maintenant, qui commandait la police de l’audience. 
  - Je m’empresse de dire, fit-il, que ceci ne signifie pas grand’chose et qu’un policier qui bâtirait un système sur des marques extérieures semblables, sans mettre une idée générale autour, irait tout de go à l’erreur judiciaire ! M. Robert Darzac, lui aussi, a les pieds de l’assassin, et cependant, il n’est pas l’assassin !  
  Nouveaux mouvements. Le président demanda à Mme Mathieu : 
  - C’est bien ainsi que, ce soir-là, les choses se sont passées pour vous, madame ? 
  – Oui, monsieur le président, répondit-elle. C’est à croire que M. Rouletabille était derrière nous. 
  – Vous avez donc vu fuir l’assassin jusqu’à l’extrémité de l’aile droite, madame ? 
  – Oui, comme j’ai vu emporter, une minute plus tard, le cadavre du garde. 
  – Et l’assassin, qu’est-il devenu ? Vous étiez restée seule dans la cour d’honneur, il serait tout naturel que vous l’ayez aperçu alors… Il ignorait votre présence et le moment était venu pour lui de s’échapper… 
  – Je n’ai rien vu, monsieur le président, gémit Mme Mathieu. À ce moment la nuit était devenue très noire. 
  – C’est donc, fit le président, M. Rouletabille qui nous expliquera comment l’assassin s’est enfui. 
  – Évidemment ! répliqua aussitôt le jeune homme avec une telle assurance que le président lui-même ne put s’empêcher de sourire. 
  Et Rouletabille reprit la parole :  
  - Il était impossible à l’assassin de s’enfuir normalement du bout de cour dans lequel il était entré sans que nous le vissions ! Si nous ne l’avions pas vu, nous l’eussions touché ! C’est un pauvre petit bout de cour de rien du tout, un carré entouré de fossés et de hautes grilles. L’assassin eût marché sur nous ou nous eussions marché sur lui ! Ce carré était aussi quasi-matériellement fermé par les fossés, les grilles et par nous-mêmes, que la «Chambre Jaune! » 
  – Alors, dites-nous donc, puisque l’homme est entré dans ce carré, dites-nous donc comment il se fait que vous ne l’ayez point trouvé ! … Voilà une demi-heure que je ne vous demande que cela ! …                  
  Rouletabille ressortit une fois encore l’oignon qui garnissait la poche de son gilet ; il y jeta un regard calme, et dit : 
  -Monsieur le président, vous pouvez me demander cela encore pendant trois heures trente, je ne pourrai vous répondre sur ce point qu’à six heures et demie ! 
  Cette fois-ci les murmures ne furent ni hostiles, ni désappointés. On commençait à avoir confiance en Rouletabille. On lui faisait confiance. Et l’on s’amusait de cette prétention qu’il avait de fixer une heure au président comme il eût fixé un rendez-vous à un camarade. Quant au président, après s’être demandé s’il devait se fâcher, il prit son parti de s’amuser de ce gamin comme tout le monde. Rouletabille dégageait de la sympathie, et le président en était déjà tout imprégné. Enfin, il avait si nettement défini le rôle de Mme Mathieu dans l’affaire, et si bien expliqué chacun de ses gestes, « cette nuit-là », que M. De Rocoux se voyait obligé de le prendre presque au sérieux. 
  - Eh bien, monsieur Rouletabille, fit-il, c’est comme vous voudrez ! Mais que je ne vous revoie plus avant six heures et demie !  
  Rouletabille salua le président, et, dodelinant de sa grosse tête, se dirigea vers la porte des témoins.  Son regard me cherchait. Il ne me vit point. Alors, je me dégageai tout doucement de la foule qui m’enserrait et je sortis de la salle d’audience, presque en même temps que Rouletabille. Cet excellent ami m’accueillit avec effusion. Il était heureux et loquace. Il me secouait les mains avec jubilation. Je lui dis : 
  - Je ne vous demanderai point, mon cher ami, ce que vous êtes allé faire en Amérique. Vous me répliqueriez sans doute, comme au président, que vous ne pouvez me répondre qu’à six heures et demie… 
  – Non, mon cher Sainclair, non, mon cher Sainclair ! Je vais vous dire tout de suite ce que je suis allé faire en Amérique, parce que vous, vous êtes un ami : je suis allé chercher le nom de la seconde moitié de l’assassin ! 
  – Vraiment, vraiment, le nom de la seconde moitié…   
  – Parfaitement. Quand nous avons quitté le Glandier pour la dernière fois, je connaissais les deux moitiés de l’assassin et le nom de l’une de ces moitiés. C’est le nom de l’autre moitié que je suis allé chercher en Amérique… 
  Nous entrions, à ce moment, dans la salle des témoins. Ils vinrent tous à Rouletabille avec force démonstrations. Le reporter fut très aimable, si ce n’est avec Arthur Rance auquel il montra une froideur marquée. Frédéric Larsan entrant alors dans la salle, Rouletabille alla à lui, lui administra une de ces poignées de main dont il avait le douloureux secret, et dont on revient avec les phalanges brisées. Pour lui montrer tant de sympathie, Rouletabille devait être bien sûr de l’avoir roulé. Larsan souriait, sûr de lui-même et lui demandant, à son tour, ce qu’il était allé faire en Amérique. Alors, Rouletabille, très aimable, le prit par le bras et lui conta dix anecdotes de son voyage. À un moment, ils s’éloignèrent, s’entretenant de choses plus sérieuses, et, par discrétion, je les quittai. Du reste, j’étais fort curieux de rentrer dans la salle d’audience où l’interrogatoire des témoins continuait. 
  Je retournai à ma place et je pus constater tout de suite que le public n’attachait qu’une importance relative à ce qui se passait alors, et qu’il attendait impatiemment six heures et demie.  
  Ces six heures et demie sonnèrent et Joseph Rouletabille fut à nouveau introduit. Décrire l’émotion avec laquelle la foule le suivit des yeux à la barre serait impossible. On ne respirait plus. M. Robert Darzac s’était levé à son banc. Il était « pâle comme un mort ». Le président dit avec gravité :
  - Je ne vous fais pas prêter serment, monsieur ! Vous n’avez pas été cité régulièrement. Mais j’espère qu’il n’est pas besoin de vous expliquer toute l’importance des paroles que vous allez prononcer ici… 
  Et il ajouta, menaçant : 
  - Toute l’importance de ces paroles… pour vous, sinon pour les autres ! …  
  Rouletabille, nullement ému, le regardait. Il dit : 
  - Oui, m’sieur ! 
  – Voyons, fit le président. Nous parlions tout à l’heure de ce petit bout de cour qui avait servi de refuge à l’assassin, et vous nous promettiez de nous dire, à six heures et demie, comment l’assassin s’est enfui de ce bout de cour et aussi le nom de l’assassin. Il est six heures trente-cinq, monsieur Rouletabille, et nous ne savons encore rien ! 
  – Voilà, m’sieur ! commença mon ami au milieu d’un silence si solennel que je ne me rappelle pas en avoir « vu » de semblable, je vous ai dit que ce bout de cour était fermé et qu’il était impossible pour l’assassin de s’échapper de ce carré sans que ceux qui étaient à sa recherche s’en aperçussent. C’est l’exacte vérité. Quand nous étions là, dans le carré de bout de cour, l’assassin s’y trouvait encore avec nous ! 
  – Et vous ne l’avez pas vu ! … c’est bien ce que l’accusation prétend… 
  – Et nous l’avons tous vu ! monsieur le président, s’écria Rouletabille. 
  – Et vous ne l’avez pas arrêté ! … 
  – Il n’y avait que moi qui sût qu’il était l’assassin. Et j’avais besoin que l’assassin ne fût pas arrêté tout de suite ! Et puis, je n’avais d’autre preuve, à ce moment, que « ma raison » ! Oui, seule, ma raison me prouvait que l’assassin était là et que nous le voyions ! J’ai pris mon temps pour apporter, aujourd’hui, en cour d’assises, une preuve irréfutable, et qui, je m’y engage, contentera tout le monde. 
  – Mais parlez ! parlez, monsieur ! Dites-nous quel est le nom de l’assassin, fit le président… 
  – Vous le trouverez parmi les noms de ceux qui étaient dans le bout de cour », répliqua Rouletabille, qui, lui, ne semblait pas pressé… 
  On commençait à s’impatienter dans la salle… « Le nom ! Le nom ! murmurait-on… Rouletabille, sur un ton qui méritait des gifles, dit : 
  - Je laisse un peu traîner cette déposition, la mienne, m’sieur le président, parce que j’ai des raisons pour cela ! … 
  – Le nom ! Le nom ! répétait la foule. 
  – Silence ! » glapit l’huissier. 
  Le président dit : 
  - Il faut tout de suite nous dire le nom, monsieur ! … Ceux qui se trouvaient dans le bout de cour étaient : le garde, mort. Est-ce lui, l’assassin ? 
  – Non, m’sieur.  
  – Le père Jacques ? … 
  – Non m’sieur. 
  – Le concierge, Bernier ? 
  – Non, m’sieur… 
  – M. Sainclair ? 
  – Non m’sieur… 
  – M. Arthur William Rance, alors ? Il ne reste que M. Arthur Rance et vous ! Vous n’êtes pas l’assassin, non ? 
  – Non, m’sieur ! 
  – Alors, vous accusez M. Arthur Rance ? 
  – Non, m’sieur ! 
  – Je ne comprends plus ! … Où voulez-vous en venir ? … il n’y avait plus personne dans le bout de cour. 
  – Si, m’sieur ! … il n’y avait personne dans le bout de cour, ni au-dessous, mais il y avait quelqu’un au-dessus, quelqu’un penché à sa fenêtre, sur le bout de cour… 
  – Frédéric Larsan ! s’écria le président. 
  – Frédéric Larsan ! » répondit d’une voix éclatante Rouletabille. 
  Et, se retournant vers le public qui faisait entendre déjà des protestations, il lui lança ces mots avec une force dont je ne le croyais pas capable : 
  - Frédéric Larsan, l’assassin !  
  Une clameur où s’exprimaient l’ahurissement, la consternation, l’indignation, l’incrédulité, et, chez certains, l’enthousiasme pour le petit bonhomme assez audacieux pour oser une pareille accusation, remplit la salle. Le président n’essaya même pas de la calmer ; quand elle fut tombée d’elle-même, sous les chut ! énergiques de ceux qui voulaient tout de suite en savoir davantage, on entendit distinctement Robert Darzac, qui, se laissant retomber sur son banc, disait : 
  - C’est impossible ! Il est fou ! …  
  Le président : 
  - Vous osez, monsieur, accuser Frédéric Larsan ! Voyez l’effet d’une pareille accusation… M. Robert Darzac lui-même vous traite de fou ! … Si vous ne l’êtes pas, vous devez avoir des preuves… 
  – Des preuves, m’sieur ! Vous voulez des preuves ! Ah ! je vais vous en donner une, de preuve… fit la voix aiguë de Rouletabille… Qu’on fasse venir Frédéric Larsan ! …  
  Le président : 
  - Huissier, appelez Frédéric Larsan.  
 L’huissier courut à la petite porte, l’ouvrit, disparut… La petite porte était restée ouverte… Tous les yeux étaient sur cette petite porte. L’huissier réapparut. Il s’avança au milieu du prétoire et dit : 
  - Monsieur le président, Frédéric Larsan n’est pas là. Il est parti vers quatre heures et on ne l’a plus revu.  
  Rouletabille clama, triomphant : 
  - Ma preuve, la voilà ! 
  – Expliquez-vous… Quelle preuve ? demanda le président. 
  – Ma preuve irréfutable, fit le jeune reporter, ne voyez-vous pas que c’est la fuite de Larsan. Je vous jure qu’il ne reviendra pas, allez ! … vous ne reverrez plus Frédéric Larsan…  
  Rumeurs au fond de la salle. 
  - Si vous ne vous moquez pas de la justice, pourquoi, monsieur, n’avez-vous pas profité de ce que Larsan était avec vous, à cette barre, pour l’accuser en face ? Au moins, il aurait pu vous répondre ! … 
  – Quelle réponse eût été plus complète que celle-ci, monsieur le président ? … il ne me répond pas ! Il ne me répondra jamais ! J’accuse Larsan d’être l’assassin et il se sauve ! Vous trouvez que ce n’est pas une réponse, ça ! … 
  – Nous ne voulons pas croire, nous ne croyons point que Larsan, comme vous dites, « se soit sauvé »… Comment se serait-il sauvé ? Il ne savait pas que vous alliez l’accuser ? 
  – Si, m’sieur, il le savait, puisque je le lui ai appris moi-même, tout à l’heure… 
  – Vous avez fait cela ! … Vous croyez que Larsan est l’assassin et vous lui donnez les moyens de fuir ! … 
  – Oui, m’sieur le président, j’ai fait cela, répliqua Rouletabille avec orgueil… Je ne suis pas de la « justice », moi ; je ne suis pas de la « police », moi ; je suis un humble journaliste, et mon métier n’est point de faire arrêter les gens ! Je sers la vérité comme je veux… c’est mon affaire… Préservez, vous autres, la société, comme vous pouvez, c’est la vôtre… Mais ce n’est pas moi qui apporterai une tête au bourreau ! … Si vous êtes juste, monsieur le président – et vous l’êtes – vous trouverez que j’ai raison ! … Ne vous ai-je pas dit, tout à l’heure, « que vous comprendriez que je ne pouvais prononcer le nom de l’assassin avant six heures et demie ». J’avais calculé que ce temps était nécessaire pour avertir Frédéric Larsan, lui permettre de prendre le train de 4 heures 17, pour Paris, où il saurait se mettre en sûreté… Une heure pour arriver à Paris, une heure et quart pour qu’il pût faire disparaître toute trace de son passage… Cela nous amenait à six heures et demie… Vous ne retrouverez pas Frédéric Larsan, déclara Rouletabille en fixant M. Robert Darzac… il est trop malin… C’est un homme qui vous a toujours échappé… et que vous avez longtemps et vainement poursuivi… S’il est moins fort que moi, ajouta Rouletabille, en riant de bon cœur et en riant tout seul, car personne n’avait plus envie de rire… il est plus fort que toutes les polices de la terre. Cet homme, qui, depuis quatre ans, s’est introduit à la Sûreté, et y est devenu célèbre sous le nom de Frédéric Larsan, est autrement célèbre sous un autre nom que vous connaissez bien. Frédéric Larsan, m’sieur le président, c’est Ballmeyer ! 
  – Ballmeyer ! s’écria le président. 
  – Ballmeyer ! fit Robert Darzac, en se soulevant… Ballmeyer ! … C’était donc vrai ! 
  – Ah ! ah ! m’sieur Darzac, vous ne croyez plus que je suis fou, maintenant ! …  
  Ballmeyer ! Ballmeyer ! Ballmeyer ! On n’entendait plus que ce nom dans la salle. Le président suspendit l’audience. Vous pensez si cette suspension d’audience fut mouvementée. Le public avait de quoi s’occuper. Ballmeyer ! On trouvait, décidément, le gamin « épatant » ! Ballmeyer ! Mais le bruit de sa mort avait couru, il y avait, de cela, quelques semaines. Ballmeyer avait donc échappé à la mort comme, toute sa vie, il avait échappé aux gendarmes. Est-il nécessaire que je rappelle ici les hauts faits de Ballmeyer ? Ils ont, pendant vingt ans, défrayé la chronique judiciaire et la rubrique des faits divers ; et, si quelques-uns de mes lecteurs ont pu oublier l’affaire de la «Chambre Jaune», ce nom de Ballmeyer n’est certainement pas sorti de leur mémoire. Ballmeyer fut le type même de l’escroc du grand monde ; il n’était point de gentleman plus gentleman que lui ; il n’était point de prestidigitateur plus habile de ses doigts que lui ; il n’était point d’ « apache », comme on dit aujourd’hui, plus audacieux et plus terrible que lui. Reçu dans la meilleure société, inscrit dans les cercles les plus fermés, il avait volé l’honneur des familles et l’argent des pontes avec une maestria qui ne fut jamais dépassée. Dans certaines occasions difficiles, il n’avait pas hésité à faire le coup de couteau ou le coup de l’os de mouton. Du reste, il n’hésitait jamais, et aucune entreprise n’était au-dessus de ses forces. Étant tombé une fois entre les mains de la justice, il s’échappa, le matin de son procès, en jetant du poivre dans les yeux des gardes qui le conduisaient à la cour d’assises. On sut plus tard que, le jour de sa fuite, pendant que les plus fins limiers de la Sûreté étaient à ses trousses, il assistait, tranquillement, nullement maquillé, à une « première » du Théâtre-Français. Il avait ensuite quitté la France pour travailler en Amérique, et la police de l’état d’Ohio avait, un beau jour, mis la main sur l’exceptionnel bandit ; mais, le lendemain, il s’échappait encore… Ballmeyer, il faudrait un volume pour parler ici de Ballmeyer, et c’est cet homme qui était devenu Frédéric Larsan ! … Et c’est ce petit gamin de Rouletabille qui avait découvert cela ! … Et c’est lui aussi, ce moutard, qui, connaissant le passé d’un Ballmeyer, lui permettait, une fois de plus, de faire la nique à la société, en lui fournissant le moyen de s’échapper ! 
  À ce dernier point de vue, je ne pouvais qu’admirer Rouletabille, car je savais que son dessein était de servir jusqu’au bout M. Robert Darzac et Mlle Stangerson en les débarrassant du bandit sans qu’il parlât. On n’était pas encore remis d’une pareille révélation, et j’entendais déjà les plus pressés s’écrier : « En admettant que l’assassin soit Frédéric Larsan, cela ne nous explique pas comment il est sorti de la Chambre Jaune ! … » quand l’audience fut reprise.  
  Rouletabille fut appelé immédiatement à la barre et son interrogatoire , car il s’agissait là plutôt d’un interrogatoire que d’une déposition , reprit. Le président :
  - Vous nous avez dit tout à l’heure, monsieur, qu’il était impossible de s’enfuir du bout de cour. J’admets, avec vous, je veux bien admettre que, puisque Frédéric Larsan se trouvait penché à sa fenêtre, au-dessus de vous, il fût encore dans ce bout de cour ; mais, pour se trouver à sa fenêtre, il lui avait fallu quitter ce bout de cour. Il s’était donc enfui ! Et comment ?  
  Rouletabille : « J’ai dit qu’il n’avait pu s’enfuir « normalement… » Il s’est donc enfui « anormalement » ! Car le bout de cour, je l’ai dit aussi, n’était que « quasi » fermé tandis que la «Chambre Jaune» l’était tout à fait. On pouvait grimper au mur, chose impossible dans la «Chambre Jaune», se jeter sur la terrasse et de là, pendant que nous étions penchés sur le cadavre du garde, pénétrer de la terrasse dans la galerie par la fenêtre qui donne juste au-dessus. Larsan n’avait plus qu’un pas à faire pour être dans sa chambre, ouvrir sa fenêtre et nous parler. Ceci n’était qu’un jeu d’enfant pour un acrobate de la force de Ballmeyer. Et, monsieur le président, voici la preuve de ce que j’avance.  
  Ici, Rouletabille tira de la poche de son veston, un petit paquet qu’il ouvrit, et dont il tira une cheville. 
  - Tenez, monsieur le président, voici une cheville qui s’adapte parfaitement dans un trou que l’on trouve encore dans le « corbeau » de droite qui soutient la terrasse en encorbellement. Larsan, qui prévoyait tout et qui songeait à tous les moyens de fuite autour de sa chambre – chose nécessaire quand on joue son jeu – avait enfoncé préalablement cette cheville dans ce « corbeau ». Un pied sur la borne qui est au coin du château, un autre pied sur la cheville, une main à la corniche de la porte du garde, l’autre main à la terrasse, et Frédéric Larsan disparaît dans les airs… d’autant mieux qu’il est fort ingambe et que, ce soir-là, il n’était nullement endormi par un narcotique, comme il avait voulu nous le faire croire. Nous avions dîné avec lui, monsieur le président, et, au dessert, il nous joua le coup du monsieur qui tombe de sommeil, car il avait besoin d’être, lui aussi, endormi, pour que, le lendemain, on ne s’étonnât point que moi, Joseph Rouletabille, j’aie été victime d’un narcotique en dînant avec Larsan. Du moment que nous avions subi le même sort, les soupçons ne l’atteignaient point et s’égaraient ailleurs. Car, moi, monsieur le président, moi, j’ai été bel et bien endormi, et par Larsan lui-même, et comment ! … Si je n’avais pas été dans ce triste état, jamais Larsan ne se serait introduit dans la chambre de Mlle Stangerson ce soir-là, et le malheur ne serait pas arrivé ! …  
  On entendit un gémissement. C’était M. Darzac qui n’avait pu retenir sa douloureuse plainte… 
  - Vous comprenez, ajouta Rouletabille, que, couchant à côté de lui, je gênais particulièrement Larsan, cette nuit-là, car il savait ou du moins il pouvait se douter « que, cette nuit-là, je veillais » ! Naturellement il ne pouvait pas croire une seconde que je le soupçonnais, lui ! Mais je pouvais le découvrir au moment où il sortait de sa chambre pour se rendre dans celle de Mlle Stangerson. Il attendit, cette nuit-là, pour pénétrer chez Mlle Stangerson, que je fusse endormi et que mon ami Sainclair fût occupé dans ma propre chambre à me réveiller. Dix minutes plus tard Mlle Stangerson criait à la mort ! 
  – Comment étiez-vous arrivé à soupçonner, alors, Frédéric Larsan ? demanda le président. 
  –  Le bon bout de ma raison » me l’avait indiqué, m’sieur le président ; aussi j’avais l’œil sur lui ; mais c’est un homme terriblement fort, et je n’avais pas prévu le coup du narcotique. Oui, oui, le bon bout de ma raison me l’avait montré ! Mais il me fallait une preuve palpable ; comme qui dirait : « Le voir au bout de mes yeux après l’avoir vu au bout de ma raison ! » – Qu’est-ce que vous entendez par « le bon bout de votre raison » ? 

Demain ch. 27 "Où joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire " 2ème partie 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire