samedi 11 juillet 2015

L'exilé d'Ischia - I



Il y a des moments où le temps parait s’être suspendu dans une sorte de perfection. Où l’homme semble à sa juste place dans un monde de beauté de sérénité, d’équilibre. C’est ce que je ressens en cette fin d’après-midi du mois de sextilis. De la terrasse de ma villa, face à la mer, allongé sur mon lit de repos je vois le soleil descendre peu à peu vers l’horizon. Pas un souffle de vent, une mer calme, plate sans trace d’écume, un ciel pur sans nuage ; sauf quelques filaments qui semblent se précipiter vers l’endroit où le soleil va plonger dans la Méditerranée pour m' offrir un spectacle digne de la création du monde. Le silence est juste brisé par le chant d’un couple de chardonnerets voletant dans une grande volière derrière moi. Un monde tel que l’avaient voulu les dieux, tel qu’ils l’avaient donné aux hommes ; mais que les hommes avaient dévasté, saccagé, abreuvé de sang, réduit à leurs ambitions et à leurs jouissances personnelles, fâchant ainsi les dieux et les rendant sourds à leurs prières.
Un bruit de sandales sur le sol en tuiles rouge m’annonce l’arrivée d’un esclave venant allumer les torchères et m’apporter une légère collation faite d’une carafe de vin rouge, de fromage de chèvre, d’olives, le tout produits de mes terres autour de la villa, et d'une miche de pain que le boulanger du village monte à la villa à chaque fournée. C'est aussi le moment ou mon fils adoptif Epaphrodite vient protéger mes vieux os de l’humidité qui monte de la mer avec une chaude couverture de laine. Il s’installe à côté de moi et nous devisons pendant une petite heure durant laquelle j’essaye de lui transmettre le peu que j’ai appris durant ma longue vie. 90 ans. A notre époque c’est presque un début d’éternité. La proximité des thermes d’eaux chaudes et sulfureuses de Casamicciola avait été une des raisons de mon installation à Ischia et trois bains par semaine soulagent mes rhumatismes et mes articulations rouillées.
Mais en dehors de cela, j’ai toujours préféré Ischia à Capri. J’ai été amené à y suivre plusieurs fois Tibère. Mais rapidement je n’ai plus supporté, malgré le faste de son palais, les scènes de torture, d’humiliation, d’assassinats dont j’ai été le témoin ; les jeunes éphèbes jetés du haut de la falaise dans la mer où des pécheurs achevaient à coups de rames les survivants. La terreur qu’inspirait Tibère ne s’imposait pas qu’aux capriotes, mais à toute la cour qui le suivait. J’ai encore au fond de ma conscience quelques actes de lâcheté dont je ne me suis jamais totalement remis. La peur explique beaucoup de comportements mais n’en justifie aucun, la bassesse du courtisan moins qu’un autre. Et les cinq empereurs sous lesquels j’ai vécu ont, à part Auguste, usé et abusé de la terreur et ne représentent pas la période la plus glorieuse de l'histoire de Rome. Tibère tué par Caligula et l’ignoble Macron, préfet du prétoire, Caligula, assassiné par sa garde, Claude, empoisonné par sa femme Agrippine. Je ne vois pas comment notre imperator actuel, Néron, pourrait également échapper à une fin violente…
Au soir de ma vie, j’essaye d’expliquer à Epaphrodite comment j’en suis arrivé à cette soirée sur la terrasse de ma villa ischiote.

Jeune, je n'ai pas aimé la jeunesse, le goût ne m'en est venu que plus tard. Et je n'ai pas aimé ma jeunesse sous la férule d'un père aussi puissant qu'autoritaire, pater familias d'une des plus vieilles familles patriciennes. Il était une des voix très écoutée du Sénat. Il possédait de vastes propriétés en Ombrie et une fortune tout aussi considérable. En tant que fils unique il m'a donné l'éducation qu'il croyait nécessaire pour faire de moi son digne héritier. Mes premières leçons me furent données dans notre villa ombrienne par un précepteur grec, je lui dois mon amour de ce pays. Il était aidé par un esclave instruit, mon pédagogue. Je m'attachais très vite à ce pédagogue. Il devait avoir 25 ans, était doux, patient et pétri de culture grecque. Je n'ai jamais connu son nom, on ne l'appelait que Servus.
A 12 ans mon père m'envoya dans le meilleur lyceum de Rome pour parfaire mon éducation, J'y développai ma passion pour la Grèce. Alexandre et Alcibiade plus que César et Marc Antoine, plus Socrate que Cicéron, plus Homère que Virgile et ce au détriment des exercices physiques et instruction militaire, Je rentrai tous les étés dans notre villa d'Ombrie . L'été de mes quinze ans je fus, probablement sur l'ordre de mon père, déniaisé par une servante de ma mère. Je n'en ressentis qu'un plaisir médiocre et mon père en éprouva plus de fierté que moi. Mais les plaisirs que Servus me fit découvrir dans la piscine de nos thermes au retour d'une longue promenade me comblèrent tout autrement. Je ne sais comment mon père fut mis au courant. Que j'eusse pris du plaisir dans les bras d'un homme était accessoire que ce le fut dans ceux d'un esclave ne l'était pas. La sanction fut immédiate. Dix coups de férule pour moi ! Mais mon Servus y perdit la vie. De ce jour date mon aversion pour toute forme de rejet, d'exclusion, d'ostracisme à l'égard de toute différence. Et la disparition de toute affection pour mon père.
Mon destin bascula grâce à l'empereur Auguste.

2 commentaires:

  1. L'Histoire racontée ainsi, je prends. Pour moi, la Culture est une série d' histoires bien contées pour nourrir ma curiosité : ) .

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  2. Merci Nina pour ce commentaire... Je n'ai rien d'un historien mais je me suis plongé avec plaisir dans cette époque de la Rome impériale. Cet exilé n'a aucune réalité historique. J'ai juste essayé de donner chair à une idée qui me trottait dans la tête. La suite est en cours... Je sais où je veux aller, ne reste plus qu'à trouver le chemin!

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