II
LES PRISONNIERS DU TEMPLE
La muraille était couverte de salpêtre. Une clarté fumeuse, jaunâtre,
commençait à descendre dans la salle voûtée, creusée en sous-sol.
Le prisonnier qui sommeillait, les bras repliés sous la barbe, frissonna et se
dressa brusquement, hagard, le cœur battant. Il vit la brume du matin qui coulait
par le soupirail. Il écouta. Distinctes, bien qu’étouffées par l’épaisseur des murs,
il percevait les cloches annonçant les premières messes, cloches parisiennes de
Saint-Martin, de Saint-Merry, de Saint-Germain-l’Auxerrois, de Saint-Eustache
et de Notre-Dame ; cloches campagnardes des villages de la Courtille, de
Clignancourt et du Mont-Martre.
Le prisonnier n’entendit aucun bruit qui pût l’inquiéter. C’était l’angoisse
qu’il retrouvait à chaque réveil, comme dans chaque sommeil il retrouvait un
cauchemar.
Il prit, sur le sol, une écuelle de bois et y but une longue gorgée d’eau pour
calmer cette fièvre qui ne le quittait pas depuis des jours et des jours. Ayant bu, il
laissa l’eau reposer et se pencha sur elle comme sur un miroir. L’image qu’il
parvint à saisir, imprécise et sombre, était celle d’un centenaire. Il demeura ainsi
quelques instants, cherchant ce qui pouvait rester de son ancienne apparence
dans ce visage flottant, cette barbe d’ancêtre, ces lèvres avalées par la bouche
édentée, ce long nez amaigri, qui tremblaient au fond de l’écuelle.
Puis il se leva, lentement, et fit deux pas jusqu’à ce qu’il sentît se tendre la
chaîne qui le liait à la muraille. Alors il se mit brusquement à hurler :
— Jacques de Molay ! Jacques de Molay ! Je suis Jacques de Molay !
Rien ne lui répondit ; rien, il le savait, ne devait lui répondre. Mais il avait
besoin de crier son propre nom, pour empêcher son esprit de se dissoudre, pour
se rappeler qu’il avait commandé des armées, gouverné des provinces, qu’il
avait détenu une puissance égale à celle des souverains, et que, tant qu’il
garderait un souffle de vie, il continuerait d’être, même dans ce cachot, le grand-maître de l’Ordre des chevaliers du Temple.
Par un surcroît de cruauté, ou de dérision, il s’était vu assigner pour prison une
salle basse de la grande tour de l’hôtel du Temple, la maison mère de l’Ordre.
— Et c’est moi qui ai fait rénover cette tour ! murmura le grand-maître avec colère, en frappant du poing la muraille.
Son geste lui arracha un cri. Il avait oublié son pouce écrasé par les tortures.
Mais quelle était la place de son corps qui ne fût pas une plaie, ou le siège d’une
douleur ? Le sang circulait mal dans ses membres, et il souffrait d’abominables
crampes depuis qu’on l’avait soumis au supplice des brodequins… Les jambes
enfermées dans les planches de chêne, que les « tourmenteurs » resserraient en
enfonçant des coins à coups de maillet, il entendait la voix froide, insistante de
Guillaume de Nogaret, le garde des Sceaux du royaume, qui l’engageait à
avouer. À avouer quoi ?… Il s’était évanoui.
Sur ses chairs lacérées, déchirées, la crasse, l’humidité, le manque de
nourriture avaient fait leur œuvre.
Mais de toutes les tortures endurées, la plus horrible, certainement, avait été
celle de « l’étirement ». Un poids de cent quatre-vingts livres attaché au pied
droit, on l’avait hissé, par une corde à poulie, jusqu’au plafond. Et toujours la
voix sinistre de Guillaume de Nogaret : « Mais avouez donc, messire…» Et
comme il s’obstinait à nier, on avait tiré, toujours plus fort, toujours plus vite, du
sol aux voûtes. Sentant ses membres se disjoindre, ses articulations s’arracher,
son ventre, sa poitrine éclater, il avait fini par crier qu’il avouait, oui, tout,
n’importe quel crime, tous les crimes du monde. Oui, les Templiers se livraient
entre eux à la sodomie ; oui, pour entrer dans l’Ordre, ils devaient cracher sur la
Croix ; oui, ils adoraient une idole à tête de chat ; oui, ils s’adonnaient à la
magie, à la sorcellerie, au culte du Diable ; oui, ils avaient fomenté un complot
contre le pape et le roi…
Et quoi d’autre encore ?
Jacques de Molay se demandait comment il avait pu survivre à tout cela. Sans
doute parce que les tourments, savamment dosés, n’avaient jamais été poussés
jusqu’au point qu’il en dût mourir, et aussi parce qu’un vieux chevalier, entraîné
aux armes et à la guerre, avait plus de résistance qu’il ne l’eût cru lui-même.
Il s’agenouilla, les yeux tournés vers le rayon de clarté du soupirail.
— Seigneur mon Dieu, prononça-t-il, pourquoi m’avez-vous mis moins de
force dans l’âme que dans la carcasse ? Étais-je bien digne de commander
l’Ordre ? Vous ne m’avez pas évité de tomber dans la lâcheté ; épargnez-moi,
Seigneur Dieu, de tomber dans la folie. Je ne saurai guère tenir davantage, je ne
saurai guère.
Enchaîné depuis sept années, il ne sortait que pour être traîné devant les
commissions d’enquête, et subir toutes les menaces des légistes, toutes les
pressions des théologiens. On pouvait bien, à pareil régime, craindre de devenir
fou. Souvent le grand-maître perdait la notion du temps. Pour se distraire, il avait
essayé d’apprivoiser un couple de rats qui venaient chaque nuit ronger les restes
de son pain. Il passait de la colère aux larmes, des crises de dévotion aux désirs de violence, de l’hébétude à la fureur.
— Ils en crèveront, ils en crèveront, se répétait-il.
Qui crèverait ? Clément, Guillaume, Philippe… Le pape, le garde des Sceaux,
le roi. Ils mourraient, Molay ne savait comment, mais sûrement dans des
souffrances abominables, pour expier leurs crimes. Et il remâchait sans cesse
leurs trois noms abhorrés.
Toujours à genoux, et la barbe vers le soupirail, le grand-maître murmura :
— Merci, Seigneur mon Dieu, de m’avoir laissé la haine. C’est la seule force
qui me soutienne encore.
Il se releva avec peine et regagna le banc de pierre, cimenté à la muraille, et
qui lui servait à la fois de siège et de lit.
Qui aurait pu jamais imaginer qu’il en arriverait là ?
Sa
pensée le reportait
constamment vers sa jeunesse, vers l’adolescent qu’il avait été,
cinquante ans
plus tôt, et qui descendait les pentes de son Jura natal pour courir la
grande
aventure.
Comme tous les cadets de noblesse à cette époque, il avait rêvé
d’endosser le
long manteau blanc à croix rouge qui constituait l’uniforme du Temple.
Le seul
nom de Templier évoquait alors l’Orient et l’épopée, les navires aux
voiles
gonflées cinglant sur des mers toujours bleues, les charges au galop
dans des
pays de sable, les trésors d’Arabie, les captifs rançonnés, les villes
enlevées et
pillées, les châteaux forts gigantesques. On racontait même que les
Templiers
avaient des ports secrets d’où ils s’embarquaient pour des continents
inconnus… Et Jacques de Molay avait vécu son rêve ; il avait navigué, il
avait combattu, et
habité de grandes forteresses blondes ; il avait marché fièrement, dans
des rues
qui sentaient les épices et l’encens, vêtu du superbe manteau dont les
plis
tombaient jusqu’à ses éperons d’or.
Il s’était élevé dans la hiérarchie de l’Ordre plus haut qu’il n’eût
jamais osé
l’espérer, franchissant toutes les dignités pour être enfin porté, par
le choix de
ses frères, à la fonction suprême de grand-maître de France et
d’Outre-mer, et au
commandement de quinze mille chevaliers.
Et tout cela aboutissait à cette cave, cette pourriture, ce dénuement. Peu de
destins montraient une si prodigieuse fortune suivie d’un si grand abaissement…
Jacques de Molay, à l’aide d’un maillon de sa chaîne, traçait dans le salpêtre
du mur de vagues traits qui figuraient les lettres de « Jérusalem », lorsqu’il
entendit des pas lourds et des bruits d’armes dans l’étroit escalier qui descendait
à son cachot.
L’angoisse à nouveau l’étreignit, mais cette fois motivée.
La porte grinça en s’ouvrant ; Molay aperçut, derrière le geôlier, quatre
archers en tunique de cuir et la pique à la main. Leur haleine s’épanouissait, blanche, autour de leurs visages.
— Nous venons vous chercher, messire, dit l’un d’eux.
Molay se leva sans prononcer un mot. Le geôlier s’approcha et, à grands
coups de marteau et de burin, fit sauter le rivet qui reliait la chaîne aux bracelets
de fer dans lesquels étaient enfermées les chevilles du prisonnier.
Celui-ci serra sur ses épaules décharnées son manteau de gloire, qui n’était
plus maintenant qu’une guenille grisâtre ; la croix, sur l’épaule, s’en allait en
lambeaux.
Dans ce vieillard épuisé, chancelant, qui gravissait, les pieds alourdis par les
fers, les marches de la tour, il restait encore quelque chose du chef de guerre qui,
de Chypre, commandait à tous les chrétiens d’Orient.
« Seigneur mon Dieu, donnez-moi la force… » murmurait-il intérieurement ;
donnez-moi un peu de force.
Et pour trouver cette force, il se répétait les noms
de ses trois ennemis : Clément, Guillaume, Philippe…
La brume emplissait la vaste cour du Temple, encapuchonnait les tourelles du
mur d’enceinte, se glissait entre les créneaux, ouatait la flèche de l’église de
l’Ordre.
Une centaine de soldats se tenaient l’arme au pied, entourant un grand chariot
ouvert et carré.
Par-delà les murailles, on entendait la rumeur de Paris, et parfois le
hennissement d’un cheval s’élevait avec une tristesse déchirante.
Au milieu de la cour, messire Alain de Pareilles, capitaine des archers du roi,
l’homme qui assistait à toutes les exécutions, qui accompagnait tous les
condamnés vers les jugements et les supplices, marchait à pas lents, le visage
fermé par un grand air d’ennui. Ses cheveux couleur d’acier retombaient en
mèches courtes sur son front carré. Il portait la cotte de mailles, une épée au
côté, et tenait son casque au creux du bras.
Il se retourna en entendant sortir le grand-maître, et celui-ci, l’apercevant, se
sentit pâlir, si pâlir lui était encore possible.
D’ordinaire, pour les interrogatoires, on ne déployait pas si grand appareil ; il
n’y avait ni ce chariot ni tous ces hommes d’armes. Quelques sergents royaux
venaient quérir les accusés pour les passer en barque de l’autre côté de la Seine,
le plus souvent à la nuit tombante.
— Alors, c’est chose jugée ? demanda Molay au capitaine des archers.
— Ce l’est, messire, répondit celui-ci.
— Et savez-vous, mon fils, dit Molay après une hésitation, ce que contient le
jugement ?
— Je l’ignore, messire ; j’ai ordre de vous conduire à Notre-Dame pour en
entendre lecture.
Il y eut un silence, puis Jacques de Molay dit encore :
— Quel jour nous trouvons-nous ?
— Le lundi après la Saint-Grégoire.
Ce qui correspondait au 18 mars, le 18 mars 1314.
« Est-ce à la mort que l’on me mène ? » se demanda Molay.
La porte de la tour s’ouvrit à nouveau et, escortés de gardes, trois autres
dignitaires apparurent : le visiteur général, le précepteur de Normandie, le
commandeur d’Aquitaine.
Les cheveux blancs, eux aussi, la barbe broussailleuse, le corps flottant dans
leurs manteaux en haillons, ils restèrent immobiles un moment, les paupières
battantes, et pareils à de grands oiseaux de nuit que la lumière empêche de voir.
Ce fut le précepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay, qui, le premier,
s’empêtrant dans ses fers, se précipita vers le grand-maître et l’étreignit. Une
longue amitié unissait les deux hommes ; Jacques de Molay avait fait toute la
carrière de Charnay, de dix ans son cadet et dans lequel il voyait son successeur.
Charnay avait le front entaillé d’une profonde cicatrice, et le nez dévié, restes
d’un combat ancien où un coup d’épée avait entamé son heaume. Cet homme
rude, au visage modelé par la guerre, vint enfoncer son front dans l’épaule du
grand-maître, pour cacher ses larmes.
— Courage, mon frère, courage, dit Molay en le serrant dans ses bras.
Courage, mes frères, répéta-t-il en donnant ensuite l’accolade aux deux autres
dignitaires.
Un geôlier s’approcha.
— Vous avez le droit d’être défergés, messires, dit-il.
Le grand-maître écarta
les mains d’un geste amer et las.
— Je n’ai pas le denier, répondit-il.
Car, pour qu’on leur ôtât leurs fers, à chaque sortie, les Templiers devaient
donner un denier, sur le sou qui leur était journellement alloué et avec lequel ils
étaient censés payer leur ignoble nourriture, la paille de leur geôle et le lavage de
leur chemise. Supplémentaire cruauté, et bien dans la manière procédurière de
Nogaret !… Ils étaient inculpés, non condamnés ; ils avaient droit à une
indemnité d’entretien, mais calculée de telle sorte qu’ils jeûnaient quatre jours
sur huit, dormaient sur la pierre et pourrissaient dans la crasse.
Geoffroy de Charnay prit dans une vieille bourse de cuir pendue à sa ceinture
les deux deniers qui lui restaient et les jeta sur le sol, un pour ses fers, un pour
ceux du grand-maître.
— Mon frère ! dit Jacques de Molay avec un geste de refus.
— Pour le service qu’il me ferait, à présent…, répondit Charnay. Acceptez,
mon frère ; je n’y ai même pas de mérite.
— Si l’on nous déferge, c’est peut-être bon signe, dit le visiteur général. Peut être le pape a-t-il décidé notre grâce.
Les dents qui lui restaient, inégalement brisées, rendaient sa parole chuintante,
et il avait les mains gonflées et tremblantes.
Le grand-maître haussa les épaules et montra les cent archers alignés.
— Préparons-nous à mourir, mon frère, répondit-il.
— Voyez, voyez ce qu’ils m’ont fait, gémit le commandeur d’Aquitaine en
relevant sa manche.
— Nous avons tous été tourmentés, dit le grand-maître.
Il détourna les yeux, comme chaque fois qu’on lui rappelait les tortures. Il
avait cédé, il avait signé de faux aveux et ne se le pardonnait pas.
Il parcourut du regard l’immense enceinte qui avait été le siège et le symbole
de la puissance du Temple. « Pour la dernière fois…», pensa-t-il.
Pour la dernière fois, il contemplait cet ensemble formidable, avec son donjon,
son église, ses palais, ses maisons, ses cours et ses vergers, véritable ville forte
en plein Paris.
C’était là que les Templiers depuis deux siècles avaient vécu, prié, dormi,
jugé, compté, décidé de leurs expéditions lointaines ; c’était là que le Trésor du
royaume de France, confié à leur garde et à leur gérance, avait été longtemps
déposé ; et là aussi, après les désastreuses expéditions de Saint Louis, après la
perte de la Palestine et de Chypre, qu’ils étaient rentrés, traînant à leur suite leurs
écuyers, leurs mulets chargés d’or, leur cavalerie de chevaux arabes, leurs
esclaves noirs…
Jacques de Molay revoyait ce retour de vaincus qui conservait encore une
allure d’épopée.
«
Nous étions devenus inutiles, et nous ne le savions pas, pensait le
grand-maître. Nous parlions toujours de nouvelles croisades et de
reconquêtes… Nous
avions peut-être gardé trop de morgue et de privilèges, sans plus les
justifier. »
De
milice permanente de la Chrétienté, ils étaient devenus les banquiers
tout-puissants de l’Église et des rois. À entretenir beaucoup de
débiteurs, on se crée
beaucoup d’ennemis.
Ah ! certes, la manœuvre royale avait été bien conduite ! On pouvait
dater
l’origine du drame, en vérité, du jour où Philippe le Bel avait demandé à
faire
partie de l’Ordre dans l’intention évidente d’en devenir le
grand-maître. Le
chapitre avait répondu par un refus distant et sans appel.
« Ai-je eu tort ? se demandait Jacques de Molay pour la centième fois. N’ai-je
pas été trop jaloux de mon autorité ? Mais non ; je ne pouvais agir autrement.
Notre règle était formelle et nous interdisait d’admettre aucun prince souverain
dans nos commanderies. »
Le
roi Philippe n’avait jamais oublié cet échec. Il avait commencé par
ruser,
continuant d’accabler Jacques de Molay de faveurs et d’amitiés. Le
grand-maître
n’était-il pas le parrain d’un de ses enfants ? Le grand-maître
n’était-il pas le
soutien du royaume ?
Mais bientôt une ordonnance transférait le Trésor royal de la tour du
Temple à
la tour du Louvre. En même temps une sourde, une venimeuse campagne de
dénigrement était montée contre les Templiers. On disait et faisait
dire, dans les
lieux publics et les marchés, qu’ils spéculaient sur les grains, qu’ils
étaient
responsables des famines, qu’ils songeaient davantage à grossir leurs
biens qu’à
reprendre aux païens le Tombeau du Christ. Comme ils avaient le rude
langage
des militaires, on les accusait d’être blasphémateurs. On avait fait
locution
d’usage du terme « jurer comme un Templier. » De blasphémateur à
hérétique, la
distance est brève. On affirmait qu’ils avaient des mœurs hors nature et
que leurs
esclaves noirs étaient des sorciers…
« Bien sûr, tous nos frères ne se conduisaient pas en saints et, à
beaucoup,
l’inaction ne valait guère. »
On disait surtout qu’au cours des cérémonies de réception, on obligeait
les
néophytes à renier le Christ, à cracher sur la Croix, et qu’on les
soumettait à des
pratiques obscènes.
Sous le prétexte de mettre fin à ces rumeurs, Philippe avait offert au
grand-maître, pour l’honneur de l’Ordre, d’ouvrir une enquête.
« Et j’ai accepté…, pensait Molay. J’ai été abominablement abusé, j’ai été
trompé. »
Car, un jour d’octobre 1307… Ah ! Comme Molay se souvenait de ce jour là…
« C’était un vendredi 13… La veille encore il m’embrassait et m’appelait
son frère, en me donnant la première place aux obsèques de sa belle-sœur
l’impératrice de Constantinople…»
Donc, le vendredi 13 octobre 1307, le roi Philippe, par un gigantesque coup de
filet policier préparé de longue main, faisait arrêter à l’aube tous les Templiers
de France, au nom de l’Inquisition, sous l’inculpation d’hérésie. Et le garde des
Sceaux Nogaret venait lui-même se saisir de Jacques de Molay et des cent
quarante chevaliers de la maison mère…
Un ordre fut lancé qui fit sursauter le grand-maître. Les archers serraient les
rangs. Messire Alain de Pareilles avait coiffé son casque ; un soldat tenait son
cheval et lui présentait l’étrier.
— Allons, dit le grand-maître.
Les
prisonniers furent poussés vers le chariot. Molay y monta le premier.
Le
commandeur d’Aquitaine, l’homme qui avait repoussé les Turcs à
Saint-Jeand’Acre, semblait frappé d’hébétude. Il fallut le hisser. Le
visiteur général remuait les lèvres, sans arrêt. Lorsque Geoffroy de Charnay grimpa à son tour dans la
voiture, un chien invisible se mit à hurler, quelque part du côté des écuries.
Puis, tiré par quatre chevaux de file, le lourd chariot s’ébranla. Le grand
portail s’ouvrit et une immense clameur s’éleva. Plusieurs centaines de
personnes, tous les habitants du quartier du Temple et des quartiers voisins,
s’écrasaient contre les murs. Les archers de tête durent s’ouvrir chemin à coups
de manches de pique.
— Place aux gens du roi ! criaient les archers.
Droit sur son cheval, l’air impassible et toujours ennuyé, Alain de Pareilles
dominait le tumulte.
Mais quand les Templiers parurent, la clameur tomba d’un coup. Devant ces
quatre vieux hommes décharnés, que le cahot des roues pleines jetait les uns
contre les autres, les Parisiens eurent un moment de stupeur muette, de
compassion spontanée.
Puis il y eut des cris : « À mort ! À mort, les hérétiques ! » lancés par des
sergents royaux mêlés à la foule. Alors, les gens qui sont toujours prêts à crier
avec le pouvoir et à faire les orageux quand ils ne risquent rien commencèrent un
beau concert de gueule : — À mort ! — Voleurs ! — Idolâtres !
— Voyez-les ! Ils ne sont plus si fiers, aujourd’hui, ces païens ! À mort !
Insultes, moqueries, menaces s’élevaient le long du cortège. Mais cette fureur
restait maigre. La plus grande partie de la foule continuait à se taire, et son
silence, pour prudent qu’il fût, n’en était pas moins significatif.
Car, en sept ans, le sentiment populaire s’était modifié. On savait comment
avait été conduit le procès. On avait vu des Templiers, à la porte des églises,
montrer aux passants les os qui leur étaient tombés du pied après les tortures. On
avait vu, dans plusieurs villes de France, mourir les chevaliers par dizaines sur
les bûchers. On savait que certaines commissions ecclésiastiques s’étaient
refusées à prononcer les condamnations, et qu’il avait fallu y nommer de
nouveaux prélats, comme le frère du premier ministre Marigny, pour accomplir
cette besogne. On disait que le pape Clément V lui-même n’avait cédé que
contre son gré, parce qu’il était dans la dépendance du roi, et qu’il avait craint de
subir le même sort que son prédécesseur, le pape Boniface, giflé sur son trône. Et
puis, en ces sept ans, le blé ne s’était pas fait plus abondant, le pain avait encore
enchéri, et il fallait bien admettre que ce n’était plus la faute des Templiers…
Vingt-cinq archers, l’arc en bandoulière et la pique sur l’épaule, marchaient
devant le chariot, vingt-cinq allaient sur chaque flanc, et autant fermaient le cortège.
« Ah ! Si seulement il nous restait un peu de force au corps ! » pensait le
grand-maître.
À vingt ans, il eût sauté sur un soldat, lui eût arraché sa pique et
eût tenté de s’échapper, ou bien se fût battu sur place jusqu’à la mort.
Derrière lui, le frère visiteur marmonnait entre ses dents cassées :
— Ils ne nous condamneront pas. Je ne peux pas croire qu’ils nous
condamnent. Nous ne sommes plus dangereux.
Et le commandeur d’Aquitaine, émergeant de son hébétude, disait :
— C’est bonne chose de sortir ; c’est bonne chose de respirer l’air frais. N’est-ce pas, mon frère ?
Le précepteur de Normandie toucha le bras du grand-maître.
— Messire mon frère, dit-il à voix basse, je vois des gens pleurer dans cette
foule et d’autres faire le signe de la croix. Nous ne sommes point seuls dans
notre calvaire.
— Ces gens-là peuvent nous plaindre, mais ils ne peuvent rien pour nous
sauver, répondit Jacques de Molay. Ce sont d’autres visages que je cherche.
Le précepteur comprit l’espérance ultime, insensée, à laquelle le grand-maître
se raccrochait. Instinctivement, il se mit lui aussi à scruter la multitude.
Car, parmi les quinze mille chevaliers du Temple, un nombre appréciable
avaient échappé aux arrestations de 1307. Les uns s’étaient réfugiés dans les
couvents, d’autres s’étaient défroqués et vivaient clandestins, dans les
campagnes ou les villes ; d’autres encore avaient gagné l’Espagne où le roi
d’Aragon, refusant d’obéir aux injonctions du roi de France et du pape, avait
laissé aux Templiers leurs commanderies et fondé avec eux un nouvel Ordre. Il y
avait ceux également que certains tribunaux relativement cléments avaient
confiés à la garde des Hospitaliers. Beaucoup de ces anciens chevaliers,
demeurés en liaison, avaient constitué une sorte de réseau secret.
Et Jacques de Molay se disait que peut-être…
Peut-être un complot s’était-il monté… Peut-être qu’en un point du parcours,
au coin de la rue des Blancs-Manteaux, ou de la rue de la Bretonnerie, ou du
cloître Saint-Merry, un groupe d’hommes allait surgir et, sortant des armes de
dessous leur cotte, fondre sur les archers, tandis que d’autres conjurés, postés
aux fenêtres, lanceraient des projectiles. Avec une charrette, poussée en travers
de la chaussée, on pouvait bloquer la voie et compléter la panique…
« Et pourquoi nos anciens frères feraient-ils cela ? pensa Molay. Pour délivrer
leur grand-maître qui les a trahis, qui a renié l’Ordre, qui a cédé aux tortures…»
Pourtant, il s’obstinait à observer la foule, le plus loin qu’il pouvait, et il
n’apercevait que des pères de famille qui avaient hissé leurs petits enfants sur
leurs épaules, des enfants qui, plus tard, quand on prononcerait devant eux le nom de Templiers, ne se souviendraient que de quatre vieillards barbus et
grelottants, encadrés de gens d’armes comme des malfaiteurs publics.
Le visiteur général continuait de parler tout seul, en chuintant, et le héros de
Saint-Jean-d’Acre de répéter qu’il faisait bon se promener matin.
Le grand-maître sentit se former en lui une de ces colères à demi démentes qui
le saisissaient si souvent dans sa prison et le faisaient hurler en frappant les
murs. Il allait sûrement accomplir quelque chose de violent et de terrible… il ne
savait quoi… mais il avait besoin de l’accomplir.
Il acceptait sa mort, presque comme une délivrance ; mais il n’acceptait pas de
mourir injustement, ni de mourir déshonoré. La longue habitude de la guerre
remuait une dernière fois son vieux sang. Il voulait mourir en se battant.
Il chercha la main de Geoffroy de Charnay, son ami, son compagnon, le
dernier homme fort qu’il eût à côté de lui, et il étreignit cette main.
Le précepteur de Normandie, vit, sur les tempes creusées du grand-maître, les
artères qui se gonflaient comme des couleuvres bleues.
Le cortège atteignait le pont Notre-Dame.
Demain Chapitre III Les brus du roi
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