LE TRIBUNAL DES OMBRES
Chaque nuit, messire de Nogaret, chevalier, légiste et garde des Sceaux,
travaillait fort tard en son cabinet, comme il l’avait fait toute sa vie. Et chaque
matin la comtesse d’Artois apprenait que son ennemi avait été vu en parfaite
santé, semblait-il, et se rendant d’un bon pied, ses portefeuilles sous le bras, à
l’hôtel du roi. La comtesse posait alors un regard lourd sur sa demoiselle de
parage.
— Patientez, Madame… Une grosse, cela fait douze douzaines. À raison de
deux douzaines la semaine…
Mais la patience n’était pas le fort de Mahaut, qui commençait à prendre très
petite opinion des vertus mortifères du serpent de Pharaon. À savoir seulement si
la chandelle empoisonnée était bien allée chez son destinataire, s’il n’y avait pas
eu échange ou erreur, ou si quelque valet n’avait pas laissé choir précisément
cette chandelle-là. Pour être certain de réussir, il eût fallu pouvoir la planter soi-même dans le candélabre.
— La langue ne peut pas se tromper, Madame… assurait Béatrice.
Mahaut croyait peu à la sorcellerie.
— Coûteuses manigances, pour piètres résultats. D’abord un bon poison,
décrétait-elle, s’administre par la bouche et non par fumée.
Néanmoins, lorsque Béatrice lui portait son bougeoir, le soir, elle ne manquait
pas de lui demander avec un peu d’inquiétude ;
— Ce ne sont point des chandelles à légiste ?
— Mais non… Madame… répondait Béatrice.
Or un matin de la fin mai, Nogaret, contrairement à ses habitudes, arriva en
retard au Conseil ; il pénétra dans la salle alors que déjà le roi était assis.
Nogaret s’inclina très bas en offrant ses excuses ; ce faisant, un vertige le
saisit et il dut se rattraper à la table.
La plus urgente affaire était l’élection papale.
Le siège pontifical était vacant maintenant depuis quatre semaines, et les
cardinaux, réunis en conclave à Carpentras selon les instructions dernières de
Clément V
, se livraient un combat qui ne paraissait pas près de finir.
On connaissait fort bien la position et la pensée du roi de France. Philippe le Bel voulait que la papauté restât en Avignon, là où il l’avait installée, à portée de
sa main ; il voulait que le pape si possible fût français ; il voulait que l’énorme
organisation politique que constituait l’Église ne pût jouer, comme elle l’avait
fait souvent, contre le royaume.
Les vingt-trois cardinaux assemblés à Carpentras, et qui venaient de partout,
d’Italie, de France, d’Espagne, de Sicile, d’Allemagne, étaient déchirés en
presque autant de camps qu’il y avait de chapeaux.
Les disputes théologiques, les rivalités d’intérêt, les rancunes de famille
alimentaient leurs luttes. Chez les cardinaux italiens surtout, entre les Caëtani,
les Colonna et les Orsini, existaient des haines inexpiables.
— Ces huit cardinaux italiens, dit Marigny, ne sont accordés que dans leur
volonté de ramener à Rome la papauté. Par bonheur, ils ne le sont sur le nom
d’aucun papable.
— Cet accord peut se faire avec le temps, remarqua Monseigneur de Valois.
— C’est pourquoi il ne faut point leur en donner, répondit Marigny.
Nogaret sentit à ce moment comme une nausée qui lui alourdissait l’estomac
et gênait sa respiration. Il voulut se redresser sur son siège et il éprouva de la
difficulté pour commander à ses muscles. Puis, son malaise disparut ; il respira
largement et s’essuya le front.
— Rome est la ville du pape pour tous les chrétiens, dit Charles de Valois. Le
centre du monde est à Rome.
— Chose qui convient aux Italiens, sans doute, mais non au roi de France, dit
Marigny.
— Vous ne pouvez tout de même refaire l’œuvre des siècles, messire
Enguerrand, et empêcher que le trône de saint Pierre ne soit là où il l’a fondé.
— Mais quand le pape veut se tenir à Rome, il ne peut y rester ! s’écria
Marigny. Il est forcé de fuir devant les factions qui déchirent la ville, et doit
s’aller réfugier dans quelque château sous la protection de troupes qui ne lui
appartiennent point. Il se trouve beaucoup mieux veillé par notre bonne
forteresse de Villeneuve, de l’autre côté du Rhône.
— Le pape demeurera en son établissement d’Avignon, dit le roi.
— Je connais bien Francesco Caëtani, reprit Charles de Valois. C’est un
homme de grand savoir et de grand mérite sur qui je puis avoir de l’influence.
— Je ne souhaite point ce Caëtani, dit le roi. Il est de la famille de Boniface, et
reprendrait les errements de la bulle Unam Sanctam.
Philippe de Poitiers, penchant son long buste, montra qu’il approuvait
pleinement son père.
— Je pense qu’il y a dans cette affaire, dit-il, assez d’intrigues pour qu’elles
s’anéantissent l’une l’autre. À nous d’être les plus tenaces et les plus fermes.
Après un instant de silence, Philippe le Bel se tourna vers Nogaret. Celui-ci, le
visage très pâle, respirait avec peine.
— Votre conseil, Nogaret ?
— Oui… Sire, dit le garde des Sceaux avec effort.
Il passa une main
tremblante sur son front.
— Veuillez me pardonner… Cette lourde chaleur…
— Mais il ne fait pas chaud, dit Hugues de Bouville.
Nogaret, à grand effort, prononça d’une voix lointaine :
— L’intérêt du royaume et celui de la foi commandent d’agir en ce sens.
Puis il se tut ; on s’étonna qu’il eût parlé si peu, et pour exprimer une pensée
si vague.
— Votre conseil, Marigny ?
— Je proposerais, Sire, qu’on prît prétexte de ramener en Guyenne les restes
du pape Clément, selon la volonté qu’il en a montrée, pour aller presser un peu
le conclave. Messire de Nogaret pourrait être chargé de cette pieuse mission,
nanti des pouvoirs nécessaires, et accompagné d’une bonne escorte, armée
comme il convient. L’escorte garantira les pouvoirs.
Charles de Valois détourna la tête ; il désapprouvait cette épreuve de force.
— Mon annulation en sera-t-elle hâtée ? demanda Louis de Navarre.
— Taisez-vous, Louis… dit le roi. C’est aussi à cela que nous travaillons.
— Oui, Sire… dit Nogaret sans même avoir conscience de parler.
Sa voix était rauque et basse. Il éprouvait un grand trouble dans l’esprit, et les
choses se déformèrent devant ses yeux. Les voûtes de la salle lui parurent
devenir hautes comme celles de la Sainte-Chapelle ; puis, soudain, elles se
rapprochèrent jusqu’à devenir aussi basses que celles des caveaux où il avait
coutume d’interroger les prisonniers.
— Qu’advient-il ? demanda-t-il en essayant de desserrer son surcot.
Il s’était brusquement ramassé sur lui-même, les genoux contre le ventre, la
tête baissée, les mains crispées sur la poitrine. Le roi se leva, imité de tous les
assistants… Nogaret poussa un cri étouffé et s’écroula en vomissant.
Ce fut Hugues de Bouville, le grand chambellan, qui le ramena à son hôtel où
il fut aussitôt visité par les médecins du roi.
Ceux-ci consultèrent longuement. Rien ne fut révélé de leur rapport au
souverain. Mais bientôt, à la cour et dans toute la ville, on parla d’une maladie
inconnue. Le poison ? On affirmait avoir essayé des plus puissants antidotes.
Les affaires du royaume, ce jour-là, restèrent comme suspendues.
Lorsque la comtesse Mahaut apprit la nouvelle, elle dit seulement :
— Bon ! Il paie.
Et elle se mit à table. Mais elle promit à Béatrice une robe complète, c’est-à dire les six pièces, chemise, robe de dessous, robe de dessus, surcot, manteau et
chape, le tout de la plus fine étoffe, avec en plus une belle bourse pendue à la
ceinture, si le garde des Sceaux trépassait.
Nogaret, effectivement, payait. Depuis plusieurs heures, il ne reconnaissait
plus personne. Il était sur son lit, le corps secoué de spasmes, et il crachait du
sang. Il n’avait même plus la force de se pencher au-dessus d’un bassin ; le sang
coulait de sa bouche sur un gros drap plié qu’un valet changeait de temps en
temps.
La chambre était pleine. Amis et serviteurs se relayaient auprès du malade.
Dans un coin, petit groupe sournois et chuchotant, quelques parents pensaient à
la curée en évaluant le mobilier.
Nogaret ne les distinguait que comme de vagues spectres qui s’agitaient très
loin, sans raison et sans but.
D’autres présences, visibles de lui seul, étaient en
train de l’assaillir.
Au curé de la paroisse, qui vint l’administrer, il ne confessa que des râles ou
des paroles inintelligibles.
— Arrière, arrière ! hurla-t-il d’une voix épouvantée quand on l’oignit des
saintes huiles.
Les médecins se précipitèrent. Nogaret, hagard, se tordait sur sa couche, les
yeux révulsés, repoussant des ombres… Il était entré dans les affres.
Sa mémoire, qui n’aurait plus à lui faire de service, se vidait d’un coup
comme une bouteille retournée qu’on va jeter, et lui présentait toutes les agonies
auxquelles il avait assisté, tous les trépas qu’il avait ordonnés. Morts pendant les
interrogatoires, morts dans les prisons, morts dans les flammes, morts sur la
roue, morts aux cordes des gibets, se bousculaient en lui et venaient y mourir une
deuxième fois.
Les mains à la gorge, il s’efforçait d’écarter les fers rougis dont il avait vu
brûler tant de poitrines nues. Ses jambes furent saisies de crampes ; on l’entendit
crier :
— Les tenailles ! Ôtez-les, par pitié !
L’odeur du sang qu’il vomissait lui semblait l’odeur du sang de ses victimes.
Il arrivait à Nogaret, pour sa dernière heure, de se sentir enfin à la place des
autres ; et c’était cela son châtiment.
— Je n’ai rien fait en mon nom ! Le roi seul… j’ai servi le roi…
Ce légiste, devant le tribunal de l’agonie, tentait une ultime procédure.
Les assistants, avec moins d’émotion que de curiosité, et plus de dégoût que
de compassion, regardaient s’enfoncer dans l’au-delà l’un des vrais maîtres du
royaume.
Vers le soir la chambre se vida. Un barbier et un frère de saint Dominique restèrent seuls auprès de Nogaret. Les serviteurs se couchèrent à même le sol,
dans l’antichambre, et la tête sous leurs manteaux.
Bouville eut à les enjamber, lorsqu’il vint dans la nuit, de la part du roi. Il
interrogea le barbier.
— Rien n’a pu agir, dit celui-ci à voix basse. Il vomit moins, mais ne cesse de
délirer. Nous n’avons plus qu’à attendre que Dieu le prenne !
Râlant faiblement, Nogaret était seul à voir les Templiers morts qui
l’attendaient au fond des ténèbres. La croix cousue sur l’épaule, ils se tenaient le
long d’une route nue, bordée de précipices, et qu’éclairait la lueur des bûchers.
— Aymon de Barbonne… Jean de Fumes… Pierre Suffet… Brintinhiac…
Ponsard de Gizy…
Les morts se servaient de sa voix, qu’il ne reconnaissait plus, pour se faire
reconnaître de lui.
— Oui, Sire… Je partirai demain…
Bouville, vieux serviteur de la couronne, eut le cœur serré en percevant ce
murmure qu’il se promit de rapporter au roi.
Mais soudain Nogaret se dressa, le menton en avant, le cou tendu, et lui cria,
effrayant :
— Fils de Cathare !
Bouville regarda le dominicain, et tous deux se signèrent.
— Fils de Cathare ! répéta Nogaret.
Et il retomba sur ses oreillers. Dans l’immense, le tragique paysage de
montagnes et de vallées qu’il portait en lui et qui le conduisait vers le jugement
dernier, Nogaret était reparti pour sa grande expédition. Il chevauchait, un jour
de septembre, sous l’éblouissant soleil d’Italie, à la tête de six cents cavaliers et
d’un millier de fantassins, vers le rocher d’Anagni. Sciarra Colonna, l’ennemi
mortel du pape Boniface VIII, l’homme qui avait préféré ramer trois ans au banc
d’une galère barbaresque plutôt que risquer d’être rendu à la papauté, marchait à
côté de lui. Et Thierry d’Hirson était de l’expédition.
La petite cité d’Anagni
ouvrait d’elle-même ses portes ; les assaillants, passant par l’intérieur de la
cathédrale, envahissaient le palais Caëtani et les appartements pontificaux. Là, le
vieux pape de quatre-vingt-huit ans, tiare en tête, croix en main, seul dans une
immense salle désertée, voyait entrer cette horde en armures. Sommé d’abdiquer,
il répondait : « Voilà mon cou, voilà ma tête ; je mourrai, mais je mourrai pape. »
Sciarra Colonna le giflait de son gantelet de fer. Et Boniface lançait à Nogaret :
« Fils de Cathare ! Fils de Cathare ! ».
— J’ai empêché qu’on ne le tuât, gémit Nogaret.
Il plaidait encore. Mais bientôt il se mit à sangloter, comme avait sangloté
Boniface jeté au bas de son trône ; il était de nouveau à la place de l’autre…
La raison du vieux pape n’avait pas résisté à l’attentat et à l’outrage. Tandis
qu’on le ramenait à Rome, Boniface continuait de pleurer comme un enfant. Puis
il était tombé dans une démence furieuse, insultant quiconque l’approchait, et se
traînant à quatre pattes dans la chambre où on le gardait. Un mois plus tard il
mourait en repoussant, dans une crise de rage, les derniers sacrements…
Penché sur Nogaret et multipliant les signes de croix, le frère dominicain ne
comprenait pas pourquoi l’ancien excommunié s’obstinait à refuser une extrême onction qu’il avait reçue quelques heures plus tôt.
Bouville partit. Le barbier, se sachant inutile jusqu’au moment où il aurait à
procéder à la toilette funéraire, s’était endormi sur son siège et dodelinait la tête.
Le dominicain de temps à autre abandonnait son chapelet pour moucher la
chandelle.
Vers quatre heures du matin les lèvres de Nogaret articulèrent faiblement :
— Pape Clément… chevalier Guillaume… roi Philippe…
Ses grands doigts bruns et plats grattaient le drap.
— Je brûle, dit-il encore.
Puis les fenêtres devinrent grises de la timide lueur de l’aube, et une cloche
tinta, de l’autre côté de la Seine. Les serviteurs remuèrent dans le vestibule. L’un
deux entra, traînant les pieds, et vint ouvrir une croisée. Paris sentait le
printemps et les feuilles. La ville s’éveillait dans une rumeur confuse.
Nogaret était mort et un filet de sang séchait sous ses narines.
Le frère de saint
Dominique dit :
— Dieu l’a pris !
Demain 3ème partie chapitre III Les documents d'un règne
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