lundi 9 juillet 2018

Les rois maudits - Le roi de fer - Ch 8 - Je cite au tribunal de Dieu

VIII
« JE CITE AU TRIBUNAL DE DIEU…»

  Le jardin du Palais n’était séparé de l’île aux Juifs que par un mince bras du fleuve. Le bûcher avait été dressé de manière à faire face à la loggia royale de la tour de l’Eau. Les curieux ne cessaient d’affluer sur les deux berges boueuses de la Seine, et l’îlot lui-même disparaissait sous le piétinement de la foule. Les passeurs, ce soir, faisaient fortune. Mais les archers étaient bien alignés ; les sergents truffaient les rassemblements ; des piquets d’hommes d’armes avaient été postés sur les ponts et aux issues de toutes les rues qui aboutissaient à la rive. 
— Marigny, vous pourrez complimenter le prévôt, dit le roi à son coadjuteur. 

L’agitation, dont on avait pu redouter le matin qu’elle ne tournât à la révolte, s’achevait en fête populaire, en liesse foraine, en divertissement tragique offert par le roi à sa capitale. Il régnait une atmosphère de kermesse. Des truands se mêlaient aux bourgeois qui s’étaient dérangés en famille ; les « filles follieuses » étaient accourues, fardées et teintes, des ruelles, derrière Notre-Dame, où elles exerçaient leur commerce. Des gamins se faufilaient entre les pieds des gens pour gagner les premiers rangs. Quelques Juifs, serrés en groupes timides, la rouelle jaune sur leur manteau, étaient venus regarder ce supplice dont, pour une fois, ils ne faisaient pas les frais. Et de belles dames en surcots fourrés, quêteuses d’émotions fortes, se serraient contre leurs galants en poussant de petits cris nerveux. L’air était presque froid ; le vent soufflait par courtes rafales. La lueur des torches répandait sur le fleuve des marbrures rouges. Messire Alain de Pareilles, chapeau de fer en tête, l’air ennuyé comme toujours, se tenait à cheval, en avant de ses archers. Autour du bûcher, dont la hauteur dépassait la taille d’un homme, les bourreaux et leurs aides, encapuchonnés de rouge, s’affairaient, rectifiaient l’alignement des rondins, préparaient les fagots de réserve, avec le souci du travail bien fait. Au sommet du bûcher, le grand-maître des Templiers et le précepteur de Normandie étaient déjà liés, côte à côte, à leurs poteaux. On leur avait mis sur la tête l’infamante mitre de papier des hérétiques. Un moine tendait vers leurs visages un crucifix à longue hampe, et leur adressait ses dernières exhortations. La foule fit silence, pour entendre le moine. 
— Dans un instant vous allez comparaître devant Dieu. Il est temps encore de confesser vos fautes et de vous repentir… Je vous en adjure pour la dernière fois… 

Là-haut, les condamnés, immobiles entre ciel et terre et la barbe tordue par le vent, ne répondirent pas. 
— Ils refusent de se confesser ; ils ne se repentent point, murmura-t-on dans l’assistance. 

Le silence devint plus dense, plus profond. Le moine s’était agenouillé au pied du bûcher, et récitait les prières en latin. Le maître bourreau prit de la main d’un de ses aides le brandon d’étoupe allumée qu’il fit tournoyer plusieurs fois pour en aviver la flamme. Un enfant se mit à pleurer et l’on entendit claquer le bruit d’une gifle. Alain de Pareilles se tourna vers la loggia royale comme s’il demandait un ordre ; tous les regards, toutes les têtes se dirigèrent du même côté. Et toutes les respirations restèrent en suspens. Philippe le Bel était debout contre la balustrade, avec les membres de son Conseil alignés de part et d’autre de sa personne, et formant sous la lumière des torches comme un bas-relief au flanc de la tour. Les condamnés eux-mêmes avaient levé les yeux vers la loggia. Le regard du roi et celui du grand-maître se croisèrent, se mesurèrent, s’accrochèrent, se retinrent. Personne ne pouvait savoir quelles pensées, quels sentiments, quels souvenirs roulaient sous le front des deux ennemis. Mais la foule perçut instinctivement que quelque chose de grandiose, de terrible, de surhumain était en train de se jouer dans cet affrontement muet entre ces deux princes de la terre, l’un tout-puissant, l’autre qui l’avait été. Le grand-maître du Temple allait-il enfin s’humilier et demander pitié ? Et le roi Philippe le Bel allait-il, dans un mouvement d’ultime clémence, gracier les condamnés ? 

Le roi fit un geste de la main, et l’on vit étinceler une bague à son doigt. Alain de Pareilles répéta le geste à l’intention du bourreau et celui-ci enfonça le brandon d’étoupe dans les fagots. Un immense soupir s’échappa de milliers de poitrines, soupir de soulagement et d’horreur, de trouble joie et d’épouvante, d’angoisse, de répulsion et de plaisir mêlés. Plusieurs femmes hurlèrent. Des enfants se cachèrent la tête dans les vêtements de leurs parents. Une voix d’homme cria :
Je t’avais bien dit de ne pas venir ! 

La fumée commença de s’élever en spirales épaisses qu’une rafale de vent rabattit vers la loggia. Monseigneur de Valois toussa, y mettant le plus d’ostentation qu’il put. Il recula entre Guillaume de Nogaret et Marigny et dit : 
— Si cela continue, nous serons étouffés avant que vos Templiers ne brûlent. Vous auriez pu, au moins, faire prendre du bois sec. 

Nul ne fit écho à sa remarque. Nogaret, les muscles tendus, l’œil ardent, savourait âprement son triomphe. Ce bûcher, c’était l’aboutissement de sept années de luttes, de voyages épuisants, de milliers de paroles prononcées pour convaincre, de milliers de pages écrites pour prouver. « Allez, grillez, flambez, pensait-il. Vous m’avez assez tenu en échec. J’avais raison, et vous êtes vaincus. » Enguerrand de Marigny, copiant son attitude sur celle du roi, se forçait à demeurer impassible et à considérer ce supplice comme une nécessité du pouvoir. « Il le fallait, il le fallait », se répétait-il. Mais il ne pouvait éviter, en voyant des hommes mourir, de songer à la mort, de songer à sa mort. Les deux condamnés cessaient d’être, enfin, des abstractions politiques. Hugues de Bouville priait sans se faire remarquer. Le vent vira, et la fumée, de seconde en seconde plus épaisse et plus haute, environna les condamnés, les cachant presque à la foule. On entendit les deux vieux hommes tousser et hoqueter contre leurs poteaux. Louis de Navarre se mit à rire niaisement, en frottant ses yeux rougis. Son frère Charles, le cadet des fils du roi, détournait la tête. Le spectacle, visiblement, lui était pénible. Il avait vingt ans ; il était élancé, blond et rose, et ceux qui avaient connu son père au même âge disaient qu’il lui ressemblait de manière saisissante, mais en moins vigoureux, en moins imposant aussi, comme une copie affaiblie d’un grand modèle. L’apparence était là, mais la trempe manquait, et les dons de l’esprit également. — Je viens de voir apparaître des lumières chez toi, dans la tour de Nesle, dit-il à Louis, à mi-voix. 
— Ce sont les gardiens sans doute qui veulent se régaler l’œil, eux aussi. 
— Je leur céderais volontiers ma place, murmura Charles. — Quoi ? Cela ne t’amuse-t-il donc pas de voir rôtir le parrain d’Isabelle ? dit Louis de Navarre. 
— Il est vrai que messire Jacques fut le parrain de notre sœur… murmura Charles. 
— Louis… taisez-vous, fit le roi. 

Le jeune prince Charles, pour dissiper le malaise qui le gagnait, s’efforça
d’occuper sa pensée d’un objet rassurant. Il se mit à songer à sa femme Blanche, à se représenter le merveilleux sourire de Blanche, les bras légers de Blanche entre lesquels, tout à l’heure, il irait demander l’oubli de cette atroce vision. Mais il ne put éviter que s’interposât un souvenir malheureux, le souvenir des deux enfants que Blanche lui avait donnés et qui étaient morts presque aussitôt qu’apparus, deux petites créatures qu’il revoyait, inertes, dans leurs langes brodés. Le sort lui accorderait-il d’avoir de Blanche d’autres enfants, et qui vécussent ?… 

Le hurlement de la foule le fit sursauter. Les flammes venaient de jaillir du bûcher. Sur un ordre d’Alain de Pareilles, les archers éteignirent leurs torches dans l’herbe, et la nuit ne fut plus éclairée que par le brasier. Le précepteur de Normandie fut atteint le premier. Il eut un pathétique mouvement de recul quand le feu courut vers lui, et ses lèvres s’ouvrirent largement comme s’il cherchait en vain à aspirer un air qui le fuyait. Son corps, malgré la corde, se plia presque en deux ; sa mitre de papier tomba et fut en un instant consumée. Le feu tournait autour de lui. Puis une vague de fumée l’enveloppa. Quand elle se dissipa, Geoffroy de Charnay était en flammes, hurlant et haletant, et tentant de s’arracher au poteau qui tremblait sur sa base. Le grand-maître inclinait le visage vers son compagnon, et lui parlait ; mais la foule grondait si fort, à présent, pour surmonter son horreur, que l’on ne put rien entendre sinon le mot de « frère » par deux fois lancé. Les aides-bourreaux couraient en se bousculant, puisant dans la réserve de bûches et attisant le foyer avec de longs crocs de fer. 

Louis de Navarre, dont la pensée avait des retours assez lents, demanda à son frère : 
— Es-tu bien sûr d’avoir vu des lumières dans la tour de Nesle ? Je n’en aperçois point. 
Et un souci, un moment, sembla l’habiter. Enguerrand de Marigny s’était mis la main devant les yeux, comme pour se protéger de l’éclat des flammes. 
— Belle image de l’Enfer que vous nous donnez là, messire de Nogaret ! dit le comte de Valois. Est-ce à votre vie future que vous songez ? 
Guillaume de Nogaret ne répondit pas. Geoffroy de Charnay n’était plus qu’un objet qui noircissait, crépitait, se gonflait de bulles, s’effondrait lentement dans la cendre, devenait cendre. Des femmes s’évanouirent. D’autres s’approchaient de la berge, à la hâte, pour aller vomir dans l’eau, presque sous le nez du roi. La foule, d’avoir tant hurlé, s’était calmée, et l’on commençait à crier au miracle parce que le vent, s’obstinant à souffler dans le même sens, couchait les flammes devant le grand
maître, et que celui-ci n’avait pas encore été atteint. Comment pouvait-il tenir si longtemps ? Le bûcher de son côté paraissait intact. Puis, soudain, il y eut un effondrement du brasier et, ravivées, les flammes bondirent devant le condamné. 
— Ça y est, lui aussi ! s’écria Louis de Navarre. 
Les vastes yeux froids de Philippe le Bel, même en ce moment, ne cillaient pas. Et tout à coup, la voix du grand-maître s’éleva à travers le rideau de feu et, comme si elle se fût adressée à chacun, atteignit chacun en plein visage. Avec une force stupéfiante, ainsi qu’il l’avait fait devant Notre-Dame, Jacques de Molay criait : 
— Honte ! Honte ! Vous voyez des innocents qui meurent. Honte sur vous tous ! Dieu vous jugera. 
La flamme le flagella, brûla sa barbe, calcina en une seconde sa mitre de papier et alluma ses cheveux blancs. La foule terrifiée s’était tue. On eût dit qu’on brûlait un prophète fou. 
De ce visage en feu, la voix effrayante proféra : 
— Pape Clément !… Chevalier Guillaume !… Roi Philippe !… Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races !… 

Les flammes entrèrent dans la bouche du grand-maître, et y étouffèrent son dernier cri. Puis, pendant un temps qui parut interminable, il se battit contre la mort. Enfin il se plia. La corde se rompit. Il s’effondra dans la fournaise, et l’on vit sa main qui demeurait levée entre les flammes. Elle resta ainsi jusqu’à ce qu’elle fût toute noire. La foule demeurait sur place, et n’était que murmures, attente sans raison, consternation, angoisse. Tout le poids de la nuit et de l’horreur était tombé sur elle ; les derniers craquements des braises la faisaient tressaillir. Les ténèbres gagnaient sur les lueurs déclinantes du bûcher. Les archers voulurent repousser les gens ; mais ceux-ci ne se décidaient pas à partir. 
Ils chuchotaient : 
— Ce n’est pas nous qu’il a maudits ; c’est le roi, n’est-ce pas… c’est le pape, c’est Nogaret… 

Les regards se levaient vers la loggia. Le roi était toujours contre la balustrade. Il regardait la main noire du grand-maître plantée dans la cendre rouge. Une main brûlée ; tout ce qui restait de l’Ordre illustre des chevaliers du Temple. Mais cette main était immobilisée dans le geste de l’anathème.
Eh bien ! Mon frère, dit Monseigneur de Valois, avec un mauvais sourire ; vous voici content, je pense ? 
Philippe le Bel se retourna. 
— Non, mon frère, dit-il. Je ne le suis point. J’ai commis une erreur. 
Valois se gonfla, déjà prêt à triompher. 
— Vraiment, vous en convenez ? 
— Oui, mon frère, dit le roi. J’aurais dû leur faire arracher la langue avant de les brûler. 
Suivi de Nogaret, de Marigny et de Bouville, il descendit l’escalier de la tour, pour regagner ses appartements. Maintenant, le bûcher était gris, avec quelques étoiles de feu qui sautaient encore et s’éteignaient vite. La loggia restait emplie d’une amère odeur de chair brûlée. 
— Cela pue, dit Louis de Navarre. Je trouve vraiment que cela pue trop. Allons-nous-en. 
Le jeune prince Charles se demandait si, même entre les bras de Blanche, il parviendrait à oublier.

Demain chapitre IX Les tire-laine

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