samedi 28 juillet 2018

Le roi de fer - 3ème partie - La main de Dieu - ch 6 - Tlomei gagne


VI 
TOLOMEI GAGNE

  Tolomei, cette nuit-là, ne dormit pour ainsi dire pas. « Marigny aura-t-il averti son frère ? se demandait-il. Et l’archevêque lui aura-t-il avoué ce qu’il a laissé en mes mains ? Ne vont-ils pas se hâter d’obtenir dans la nuit le seing du roi, afin de me devancer ? Ou bien ne vont-ils pas se concerter pour m’assassiner ? » Se retournant dans son insomnie, Tolomei pensait avec amertume à sa seconde patrie qu’il considérait avoir si bien servie de son travail et de son argent. Parce qu’il s’y était enrichi, il tenait à la France plus qu’à sa Toscane natale et l’aimait vraiment, à sa manière. Ne plus sentir sous ses semelles le pavé de la rue des Lombards, ne plus entendre à midi le bourdon de Notre-Dame, ne plus respirer l’odeur de la Seine, ne plus se rendre aux réunions du Parloir aux Bourgeois[29], tous ces renoncements lui déchiraient le cœur. « Aller recommencer une fortune ailleurs, à mon âge… si encore on me laisse la vie pour recommencer ! » 
  Il ne s’assoupit qu’avec l’aube, pour être bientôt réveillé par des coups de heurtoir et des bruits de pas dans sa cour. Il crut qu’on venait l’arrêter, et se jeta dans ses vêtements. Un valet tout effaré parut. 
  — Monseigneur l’archevêque est en bas, dit-il. 
  — Qui l’accompagne ? 
  — Quatre serviteurs en froc, mais qui ressemblent plus à des sergents de prévôté qu’à des clercs de chapitre. 
  Tolomei fit une moue. 
  — Ôte les volets de mon cabinet, dit-il. 
  Monseigneur Jean de Marigny montait déjà l’escalier. Tolomei l’attendit, debout sur le palier. Mince, une croix d’or lui battant la poitrine, l’archevêque affronta aussitôt le banquier. 
  — Que veut dire, messer, cet étrange message que mon frère m’a fait tenir dans la soirée ? 
  Tolomei éleva ses mains grasses et pointues, d’un geste apaisant. 
  — Rien qui vous doive troubler, Monseigneur, ni qui méritait votre dérangement. Je me serais rendu à votre convenance au palais épiscopal… Voulez-vous entrer dans mon cabinet ? 
  Le valet achevait de décrocher les volets intérieurs, ornementés de peintures.

  Il mit du bois menu sur les braises du foyer, et bientôt des flammes montèrent avec un pétillement. Tolomei avança un siège à son visiteur. 
  — Vous êtes venu en compagnie, Monseigneur, dit-il. Était-ce bien utile ? N’avez-vous point confiance en moi ? Pensez-vous courir ici quelque péril ? Vous m’aviez, je dois dire, habitué à d’autres manières… 
  Sa voix s’efforçait d’être cordiale, mais son accent toscan était plus prononcé que de coutume. Jean de Marigny s’assit en face du feu vers lequel il tendit sa main baguée. « Cet homme-là n’est pas sûr de lui et ne sait comment me prendre, pensa Tolomei. Il arrive avec un grand fracas, comme s’il allait tout briser, et puis maintenant il se regarde les ongles. » 
  — Votre hâte à me voir m’a donné sujet d’inquiétude, dit enfin l’archevêque. J’aurais préféré choisir le temps de ma visite. 
  — Mais vous l’avez choisi, Monseigneur, vous l’avez choisi… Vous vous rappelez avoir reçu de moi deux mille livres, en avance sur des… articles, fort précieux, qui provenaient des biens du Temple, et que vous m’avez confiés à la vente. 
  — Ont-ils été vendus ? demanda l’archevêque. — En partie, Monseigneur, en bonne partie. Ils ont été envoyés hors de France, comme nous en étions convenus, puisque nous ne pouvions les écouler ici… J’attends l’avis de compte. J’espère qu’il y aura dessus argent à vous revenir. 
  Tolomei, son gros corps bien campé, les mains croisées sur le ventre, hochait la tête avec bonhomie. 
  — La décharge que je vous ai signée ne vous est donc plus nécessaire ? dit Jean de Marigny. 
  Il cachait son inquiétude, mais il la cachait mal. 
  — N’avez-vous pas froid, Monseigneur ? Vous avez le visage bien blanc, dit Tolomei qui se baissa pour mettre une bûche dans le feu. 
  Puis, comme s’il avait oublié la question posée par l’archevêque, il reprit : 
  — Que pensez-vous, Monseigneur, de la question dont on a cette semaine débattu en Conseil ? Est-il possible qu’on projette de nous voler nos biens, de nous réduire à la misère, à l’exil, à la mort ?… 
  — Je n’ai pas d’avis, dit l’archevêque. Ce sont affaires du royaume. 
  Tolomei secoua le front. 
  — J’ai transmis, hier, à Monseigneur le coadjuteur, une proposition dont il ne me semble pas qu’il ait bien aperçu l’avantage. C’est regrettable. On se dispose à nous spolier parce que le royaume est à court de monnaie. Or, nous offrons de servir le royaume par un prêt énorme, Monseigneur, et votre frère reste muet. Ne vous en a-t-il point touché mot ? C’est regrettable, bien regrettable, en vérité ! 
  Jean de Marigny se déplaça un peu sur son siège. 
  — Je n’ai pas titre à discuter les décisions du roi, dit-il. 
  — Ce ne sont point encore décisions, répliqua Tolomei. Ne pouvez-vous remontrer au coadjuteur que les Lombards, sommés de donner leur vie, qui est toute au roi croyez-le, et leur or, qui est à lui tout également, voudraient, s’il se peut, garder la vie ? J’entends par la vie leur droit à demeurer en ce royaume. Ils offrent l’or, de bon gré, alors qu’on le leur veut prendre de force. Pourquoi ne pas les entendre ? C’est à cette fin, Monseigneur, que je souhaitais vous voir. 
  Un silence se fit. Jean de Marigny, immobile, semblait regarder au-delà des murs. 
  — Que me disiez-vous tout à l’heure ? reprit Tolomei. Ah oui… cette décharge. 
  — Vous allez me la rendre, dit l’archevêque. 
  Tolomei se passa la langue sur les lèvres. 
  — Qu’en feriez-vous, Monseigneur, si vous étiez à ma place ? Imaginez un instant… ce n’est qu’étrange imagination, assurément… mais imaginez que l’on menace de vous ruiner, et que vous possédiez… quelque chose… un talisman, c’est cela, un talisman ! Qui puisse vous servir à éviter cette ruine… 
  Il alla vers la fenêtre, car il entendait du bruit dans la cour. Des porteurs délivraient des caisses et des ballots d’étoffes. Tolomei évalua machinalement le montant des marchandises qui allaient entrer chez lui ce jour-là, et soupira. 
  — Oui… un talisman contre la ruine, murmura-t-il. 
  — Vous ne voulez pas dire… — Si, Monseigneur, je veux le dire et je le dis, prononça nettement Tolomei. Cette décharge témoigne que vous avez trafiqué des biens du Temple, qui étaient sous séquestre royal. Elle témoigne que vous avez volé, et volé le roi. 
  Il regardait l’archevêque bien en face. « Cette fois, pensa-t-il, tout est fait. C’est à qui fléchira le premier. » 
  — Vous serez tenu pour mon complice ! dit Jean de Marigny. 
  — Alors, nous nous balancerons ensemble à Montfaucon, comme deux larrons, répondit Tolomei froidement. Mais je ne me balancerai pas seul… 
  — Vous êtes un bien fort coquin ! s’écria Jean de Marigny. 
  Tolomei haussa les épaules. 
  — Je ne suis pas archevêque, Monseigneur, et ce n’est pas moi qui ai détourné les ostensoirs d’or où les Templiers présentaient le corps du Christ. Je ne suis qu’un marchand, et en ce moment nous traitons un marché, que cela vous convienne ou non. Voilà la seule vérité de toutes nos paroles. Point de spoliation des Lombards, et point de scandale sur vous. Mais si je tombe, Monseigneur,
vous tomberez aussi. Et de plus haut. Et votre frère, qui a trop de fortune pour n’avoir que des amis, sera entraîné à votre suite. 
  L’archevêque s’était levé. Il avait les lèvres blanches ; son menton, ses mains et tout son corps tremblaient. 
  — Rendez-moi la décharge, dit-il, en saisissant le bras de Tolomei. 
  Celui-ci se dégagea doucement. 
  — Non, dit-il. 
  — Je vous rembourse les deux mille livres que vous m’avez données, dit Jean de Marigny, et vous gardez tous les fruits de la vente. 
  — Non. 
  — Je vous donne d’autres objets pour même valeur. 
  — Non. — Cinq mille livres ! Je vous donne cinq mille livres contre cette décharge ! 
  Tolomei sourit. 
  — Et où les prendriez-vous ? Il faudrait encore que je vous les prête ! 
  Jean de Marigny, les poings serrés, répéta : 
  — Cinq mille livres ! Je les trouverai. Mon frère m’aidera. 
  — Mais qu’il vous aide donc comme je vous en requiers, dit Tolomei en ouvrant les mains. J’offre pour ma seule quote-part dix-sept mille livres au Trésor royal ! L’archevêque comprit qu’il lui fallait changer de tactique. 
  — Et si j’obtiens de mon frère que vous soyez excepté de l’ordonnance ? On vous laisse emporter toute votre fortune, on vous rachète vos biens immeubles… 
  Tolomei réfléchit un instant. On lui donnait le moyen de se sauver seul. Tout homme sensé, à qui l’on fait une proposition de cette sorte, la considère, et n’en a que plus de mérite lorsqu’il la repousse. 
  — Non, Monseigneur, répondit-il. Je subirai le sort qui sera fait à tous. Je ne veux point recommencer ailleurs, et n’ai point de raison de le faire. Je suis de France, maintenant, autant que vous l’êtes. Je suis bourgeois du roi. Je veux rester dans cette maison que j’ai construite, à Paris. J’y ai passé trente-deux ans de ma vie, Monseigneur, et, si Dieu veut, c’est ici que ma vie s’achèvera… Du reste, ajouta-t-il, eussé-je le désir de vous restituer la décharge, je ne le pourrais pas ; je ne l’ai plus en main. 
  — Vous mentez ! s’écria l’archevêque. 
  — Non, Monseigneur. 
  Jean de Marigny porta la main à sa croix pectorale et la serra comme s’il allait la briser. Il eut un regard vers la fenêtre, puis vers la porte. 
  — Vous pouvez appeler votre escorte et faire fouiller ma demeure, dit Tolomei. Vous pouvez même me mettre les pieds à rôtir dans la cheminée, ainsi que cela se pratique dans vos tribunaux d’Inquisition. Vous causerez grand tapage et scandale, mais vous repartirez tel que vous êtes venu, que je sois mort ou vif. Mais si d’aventure j’étais mort, sachez que cela ne vous rapporterait guère. Car mes parents de Sienne ont ordre, s’il m’arrivait de trépasser trop tôt, d’avoir à faire connaître cette décharge au roi et aux grands barons. 
  Dans son corps gras, le cœur battait vite, et la sueur lui coulait sur les reins. 
  — À Sienne ? dit l’archevêque. Mais vous m’aviez assuré que cette pièce ne sortirait pas de vos coffres ? 
  — Elle n’en est pas sortie, Monseigneur. Ma famille et moi, c’est tout un. 
  L’archevêque fléchissait. Tolomei sentit en ce moment précis qu’il avait gagné, et que les choses allaient à présent s’enchaîner comme il le souhaitait. 
  — Alors ? demanda Marigny. 
  — Alors, Monseigneur, dit Tolomei calmement, je n’ai rien d’autre à vous dire que ce que je vous ai déclaré tout à l’heure. Parlez au coadjuteur et pressez le d’accepter l’offre que je lui ai faite, pendant qu’il en est temps. Sinon… 
  Le banquier, sans achever sa phrase, alla vers la porte et l’ouvrit. La scène qui, le jour même, opposa l’archevêque à son frère, fut terrible. Mis brusquement face à face, dans la nudité de leurs natures, les deux Marigny qui, jusqu’alors, avaient marché d’un même pas, se déchiraient. Le coadjuteur accabla son cadet de reproches et de mépris, et le cadet se défendit comme il put, avec lâcheté. 
  — Vous avez bonne mine de m’écraser ! s’écria-t-il. D’où vous est venue votre richesse ? De quels Juifs écorchés ? De quels Templiers grillés ? Je n’ai fait que vous imiter. Je vous ai assez servi dans vos manœuvres ; servez-moi à votre tour. 
  — Si j’avais su qui vous étiez, je ne vous aurais point fait archevêque, dit Enguerrand. 
  — Vous ne trouviez personne qui acceptât de condamner le grand-maître ! 
  Oui, le coadjuteur savait que l’exercice du pouvoir oblige à des collusions indignes. Mais il était écrasé soudain d’en voir l’effet dans sa propre famille. Un homme qui acceptait de vendre sa conscience contre une mitre pouvait aussi bien voler, aussi bien trahir. Cet homme était son frère, voilà tout… 
  Enguerrand de Marigny prit son projet d’ordonnance contre les Lombards et, de rage, le jeta dans le feu. 
  — Tant de travail pour rien, dit-il, tant de travail !

Demain 3ème partie chapitre VII Le secret de Guccio 

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