LE SUPPLICE
L’aube fut lente à venir pour ceux qui avaient traversé la nuit sans repos, sans
espérance et sans oubli.
Couchés côte à côte sur une brassée de paille, dans une cellule de la prévôté
de Pontoise, les frères d’Aunay attendaient la mort. Sur l’ordre du garde des
Sceaux, ils avaient été soignés ; ainsi leurs plaies ne saignaient plus, leur cœur
battait mieux, et dans leurs chairs écrasées il était revenu un peu de force afin
qu’ils pussent mieux éprouver les supplices auxquels ils étaient promis.
À Maubuisson, ni les princesses condamnées, ni leurs époux, ni Mahaut, ni le
roi lui-même n’avaient pu trouver le sommeil. Et Isabelle non plus n’avait
dormi, obsédée par les paroles de Marguerite.
En revanche Robert d’Artois, après ses vingt grandes lieues de chevauchée,
s’était écroulé sans même ôter ses bottes sur la première couche venue, dans le
logis d’accueil. Lormet, un peu avant prime, dut le secouer pour qu’il ne
manquât pas le plaisir d’assister au départ de ses victimes.
Dans la cour de l’abbaye, trois grands chariots bâchés de noir venaient de se
ranger, et messire Alain de Pareilles faisait aligner, sous la clarté rose du petit
matin, les soixante cavaliers en gambison de cuir, cotte de mailles et chapeau de
fer, qui formeraient l’escorte du convoi, vers Dourdan d’abord, puis la
Normandie.
Derrière l’une des fenêtres du château, la comtesse Mahaut regardait, le front
appuyé au vitrail, et ses larges épaules secouées de soubresauts.
— Pleurez-vous… Madame ?… demanda Béatrice d’Hirson, de sa voix
traînante.
— Cela peut m’arriver aussi, répondit rudement Mahaut.
Puis, comme Béatrice était déjà tout habillée, robe, coiffe et chape, elle
ajouta :
— Sors-tu donc ?
— Oui, Madame ; je vais voir le supplice… si vous le permettez…
La place du Martroy, à Pontoise, où allait avoir lieu l’exécution des frères
d’Aunay, était emplie par la foule lorsque Béatrice y arriva. Bourgeois, paysans
et soldats y affluaient depuis l’aube. Les propriétaires des maisons qui donnaient sur la place avaient loué à bon prix leurs fenêtres de façade, où les têtes se
pressaient sur plusieurs rangs.
Les crieurs publics, la veille, avaient publié le jugement aux quatre coins de la
ville… « roués, écorchés vifs, châtrés, décapités…».
Le fait que les condamnés
fussent jeunes, qu’ils fussent nobles et riches, et surtout que leur crime fût un
grand scandale d’amour éclaté dans la famille royale, excitait les curiosités et les
imaginations.
L’échafaud avait été monté dans la nuit. Il s’élevait à une toise du sol et
supportait deux roues placées horizontalement, ainsi qu’un billot de chêne. En
arrière se dressait le gibet.
Deux bourreaux, ceux-là mêmes qui avaient infligé la question aux d’Aunay,
mais à présent vêtus de bonnets et de surcots rouges, escaladèrent la petite
échelle qui menait à la plate-forme. Deux aides les suivaient, chargés des coffrets
noirs qui contenaient les outils. L’un des bourreaux fit tourner les roues qui
grincèrent. Alors la foule se mit à rire, comme devant un tour de bateleur. On
lança des plaisanteries ; on se cogna du coude ; on fit circuler de bras en bras une
cruche de vin qu’on tendit aux bourreaux. Ils y burent, et la foule applaudit.
Lorsque apparut, entourée d’archers, la charrette qui amenait les frères
d’Aunay, un grand tumulte monta de la place, et s’amplifia à mesure qu’on
distinguait mieux les condamnés. Ni Gautier ni Philippe ne bougeaient. Des
cordes les liaient aux montants de la charrette, sans lesquelles ils eussent été
incapables de tenir debout. Les aumônières brillaient à leur ceinture, sur leurs
chausses déchirées.
Un prêtre, venu recueillir leur confession bredouillée et leurs dernières
volontés, les accompagnait. Épuisés, pantelants, hébétés, ils semblaient n’avoir
plus vraiment conscience de ce qui se passait. Les aides-bourreaux les hissèrent
sur la plate-forme et les dévêtirent.
À les voir nus entre les mains des bourreaux, la foule alors fut prise de transe
et poussa des hurlements. Quolibets et remarques obscènes s’échangeaient à
travers la place. Les deux gentilshommes furent couchés et liés sur les roues, la
face tournée vers le ciel. Puis on attendit.
De longues minutes passèrent ainsi. L’un des bourreaux s’était assis sur le
billot ; l’autre éprouvait du pouce le tranchant de la hache.
La foule
s’impatientait, posait des questions, commençait à devenir houleuse.
Soudain l’on comprit la raison de cette attente. Trois chariots dont on avait à
demi relevé les bâches noires se présentaient à l’entrée de la grand-rue. Par un
suprême raffinement dans le châtiment, Nogaret, en accord avec le roi, avait
ordonné que les princesses assistassent au supplice.
L’intérêt des spectateurs se trouva partagé entre les deux condamnés nus sous
les nuages, et les princesses royales prisonnières et rasées. Il s’ensuivit quelques
mouvements de masse que les archers durent contenir.
En apercevant l’échafaud, Blanche s’était évanouie.
Jeanne, agrippée aux ridelles de son chariot, criait aux gens :
— Dites à mon époux, dites à Monseigneur Philippe que je suis innocente !
Jusque-là elle avait tenu ferme ; mais sa résistance venait de céder. Les
badauds se la montraient en riant, telle une bête de ménagerie dans sa cage. Des
mégères l’insultaient.
Seule, Marguerite de Bourgogne avait le courage de regarder, et ceux qui
l’observaient d’assez près purent se demander si elle n’éprouvait pas un atroce,
un affreux plaisir à voir exposé aux yeux de tous l’homme qui allait mourir de
l’avoir possédée.
Lorsque les bourreaux levèrent leurs masses pour rompre les os des
condamnés, elle hurla : « Philippe ! » d’un ton qui n’était point celui de la
douleur.
On entendit des craquements, et le ciel, pour les frères d’Aunay, s’éteignit.
D’abord leurs jambes et leurs cuisses furent brisées : ensuite les bourreaux firent
pivoter les roues d’un demi-tour, et les masses frappèrent les avant-bras et les
bras des condamnés. Les rayons et les moyeux répercutaient les coups, et les
bois craquaient autant que les os.
Puis les bourreaux, appliquant les peines dans l’ordre prescrit, se munirent
d’instruments de fer à plusieurs crocs et arrachèrent par grands lambeaux la peau
des deux corps.
Le sang giclait, ruisselait sur la plate-forme ; l’un des bourreaux dut s’essuyer
les yeux.
Cette sorte de supplice prouvait assez que la couleur rouge,
réglementaire pour les vêtements des exécuteurs, répondait à une nécessité.
«… roués, écorchés vifs, châtrés, décapités…» S’il restait encore quelque vie
dans les deux frères d’Aunay, tout sentiment, toute conscience s’était retirée
d’eux.
Une vague d’hystérie agita l’assistance lorsque les bourreaux, à l’aide de
longs couteaux de boucher que leur tendirent leurs aides, mutilèrent les amants
coupables. Les gens se bousculaient pour mieux voir. Des femmes criaient à
leurs maris :
— Tu en mériterais bien autant, gros paillard !
— Tu vois ce qui t’arrivera, si tu me fais la pareille !
Les bourreaux avaient rarement l’occasion de donner si démonstration de
leurs talents, et devant un si chaleureux public. Ils échangèrent un coup d’œil, et
ensemble, d’un mouvement bien réglé de jongleurs, ils lancèrent en l’air, les
objets de la faute. Un plaisantin cria, montrant les princesses du doigt :
— C’est à elles qu’il faut les donner !
Et la foule éclata de rire.
Les suppliciés furent descendus des roues et traînés vers le billot. La lueur de
la hache brilla, par deux fois. Puis les aides portèrent jusqu’aux potences ce qui
restait de Gautier et de Philippe d’Aunay, de ces deux beaux écuyers qui l’autre
avant-veille caracolaient sur la route de Clermont, deux corps rompus,
sanguinolents, sans tête et sans sexe, qui furent hissés et accrochés par les
aisselles aux fourches du gibet.
Aussitôt après, sur un ordre d’Alain de Pareilles, les trois chariots noirs,
encadrés par les cavaliers en chapeau de fer, se remirent en marche ; et les
sergents de la prévôté commencèrent à faire évacuer la place.
La foule s’écoula lentement, chacun voulant passer au plus près de l’échafaud
afin d’y jeter un dernier regard.
Puis les gens, par petits groupes et se livrant
leurs commentaires, s’en retournèrent, qui vers sa forge ou son étal, qui vers son
échoppe, qui vers son jardin, pour y reprendre, avec tranquillité, le travail
quotidien.
Car en ces siècles où la moitié des femmes mouraient en couches, et les deux
tiers des enfants au berceau, où les épidémies ravageaient l’âge adulte, où
l’enseignement de l’Église préparait surtout à quitter la vie, et où les œuvres
d’art, crucifixions, martyres, mises au tombeau, jugements derniers, offraient
constamment la représentation du trépas, l’idée de la mort était familière aux
esprits, et seule une manière exceptionnelle de mourir pouvait, un moment, les
émouvoir.
Devant une poignée de badauds obstinés, et tandis que les aides lavaient les
outils du supplice, les deux exécuteurs se partageaient les dépouilles de leurs
victimes. En effet, ils avaient droit, par coutume, à tout ce qu’ils trouvaient sur
les condamnés, de la ceinture aux pieds. Cela faisait partie des profits de leur
charge.
Ainsi les aumônières envoyées par la reine d’Angleterre allaient finir, aubaine
rare, aux mains des bourreaux de Pontoise.
Une belle créature brune, vêtue en fille de noblesse, s’approcha de ces
derniers et, à mi-voix, d’un ton un peu traînant, leur demanda la langue de l’un
des suppliciés.
— On dit que c’est bon pour les maux de femme… expliqua-t-elle. La langue
de n’importe lequel des deux… cela m’est égal…
Les bourreaux la regardèrent d’un air soupçonneux. N’y avait-il pas quelque
tour de sorcellerie là-dessous ? Car il était bien connu que la langue d’un pendu,
surtout un pendu du jour de vendredi, servait à évoquer le Diable. Mais une
langue de décapité pouvait-elle faire même usage ?
Comme Béatrice d’Hirson avait une belle pièce d’or brillante dans le creux de
la main, ils acceptèrent, et, feignant de mieux assujettir l’une des têtes fichées
sur le gibet, y prélevèrent ce qui leur était demandé.
— C’est seulement la langue que vous voulez ? dit, goguenard, le plus gras
des deux bourreaux. Parce que, pour marché égal, on pourrait aussi bien vous
fournir le reste.
Rien, décidément, n’était ordinaire dans cette exécution…
Sur la route de Poissy, trois chariots noirs s’en allaient lentement. Dans le
dernier, une femme au crâne rasé, en chaque village traversé, s’obstinait à crier
aux paysans surgis sur leurs portes :
— Dites à Monseigneur Philippe que je suis innocente ! Dites-lui que je ne
l’ai pas honni !
Demain 2ème partie chapitre XII le chevaucheur du crépuscule
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