DEUXIÈME PARTIE
LES
PRINCESSES ADULTÈRES
I
LA BANQUE TOLOMEI
Messer Spinello Tolomei prit un grand air de réflexion puis, baissant la voix
comme s’il avait craint qu’on n’écoutât aux portes, il dit :
— Deux milles livres, en avance ? Est-ce bonne somme vous convenant,
Monseigneur ?
Son œil gauche était clos ; son œil droit brillait, innocent et tranquille.
Bien qu’il fût depuis de longues années installé en France, il n’avait pu se
défaire de son accent italien. C’était un gros homme, au menton double, au teint
brun. Ses cheveux grisonnants, soigneusement taillés, retombaient sur le col de
sa robe de drap fin, bordée de fourrure, et tendue à la ceinture sur son ventre en
poire. Quand il parlait, il élevait des mains grasses et pointues, et les frottait
doucement l’une contre l’autre. Ses ennemis assuraient que son œil ouvert était
celui du mensonge, et qu’il tenait fermé l’œil de la vérité.
Ce banquier, l’un des plus puissants de Paris, avait des manières d’évêque. En
cet instant tout au moins, où il s’adressait à un prélat.
Le prélat était Jean de Marigny, homme jeune et mince, élégant, celui-là
même qui, la veille, au Tribunal épiscopal, devant le portail de Notre-Dame,
s’était fait remarquer par ses poses alanguies avant de s’emporter si fort contre le
grand-maître. Archevêque de Sens, dont dépendait le diocèse de Paris, et frère
d’Enguerrand de Marigny, il touchait du plus près aux affaires du royaume.
— Deux mille livres ? fit-il.
Il feignit de déplisser sur son genou la précieuse étoffe de sa robe violette,
pour cacher l’heureuse surprise que lui causait le chiffre énoncé par le banquier.
— Ma foi, cette somme me convient assez, reprit-il en affectant un air
détaché. J’aimerais donc que les choses fussent réglées au plus vite.
Le banquier le guettait comme un gros chat guette un bel oiseau.
— Mais nous pouvons les régler céans, répondit-il.
— Fort bien, dit le jeune archevêque. Et quand voulez-vous que vous soient
apportés les…
Il s’interrompit, car il avait cru entendre du bruit derrière la porte. Mais non.
Tout était tranquille. On percevait seulement les rumeurs habituelles du matin
dans la rue des Lombards, les cris des repasseurs de lames, des marchands d’eau, d’herbes, d’oignons, de cresson de fontaine, de fromage blanc et de charbon de
bois. « Au lait, commères, au lait… J’ai du bon fromage de Champagne !…
Charbon ! Un sac pour un denier…» Par les fenêtres à trois ogives, faites selon
la mode siennoise, la lumière venait éclairer doucement les riches tapisseries, les
crédences de chêne, le grand coffre bardé de fer.
— Les… articles ? dit Tolomei, achevant la phrase de l’archevêque. À votre
convenance, Monseigneur, à votre convenance.
Il ouvrit le coffre et en sortit deux sacs qu’il posa sur un meuble à écrire
encombré de plumes d’oie, de parchemins, de tablettes et de stylets.
— Mille dans chacun, dit-il. Prenez-les dès à présent si vous le désirez. Ils
étaient apprêtés pour vous. Vous voudrez bien, Monseigneur, me signer cette
décharge…
Et il tendit à Jean de Marigny un feuillet et une plume d’oie.
— Volontiers, dit l’archevêque en prenant la plume, sans se déganter.
Mais comme il allait signer, il eut une hésitation. Sur la décharge étaient
énumérés les « articles » qu’il devait remettre à Tolomei pour que celui-ci les
négociât : matériel d’église, ciboires en or, croix précieuses, armes rares, toutes
choses provenant de biens saisis naguère dans les commanderies de Templiers, et
gardés à l’archidiocèse. Or ces biens eussent dû revenir, partie au Trésor royal, et
partie à l’ordre des Hospitaliers. C’était un détournement, une belle malversation
que le jeune prélat commettait là, et sans perdre de temps. Apposer une signature
au bas de cette liste, alors que le grand-maître était juste grillé de la nuit…
— J’aimerais mieux…, dit-il.
— Que les articles ne soient pas vendus en France ? dit Tolomei. Cela va de
soi, Monseigneur. Non sono pazzo, comme on dit en mon pays ; je ne suis pas
fou.
— Je voulais dire… cette décharge…
— Personne d’autre que moi ne la verra jamais. Ce n’est pas plus mon intérêt
que le vôtre. Nous autres banquiers sommes un peu comme les prêtres,
Monseigneur. Vous confessez les âmes ; nous confessons les bourses, et sommes
nous aussi tenus au secret. Et bien que je sache que ces fonds ne serviront qu’à
fournir votre inépuisable charité, je n’en soufflerai mot. C’est seulement dans le
cas où il nous arriverait malheur, à l’un ou l’autre… que Dieu nous en garde.
Il se signa, et puis rapidement, derrière la table, il fit les cornes avec les doigts
de la main gauche.
— Ce ne sera pas trop lourd ? poursuivit-il en désignant les sacs, comme si
pour lui l’affaire ne souffrait plus discussion.
— J’ai mes serviteurs en bas, répondit l’archevêque.
— Alors… ici, je vous prie, dit Tolomei, en marquant du doigt, sur le feuillet, la place où l’archevêque devait signer.
Celui-ci ne pouvait plus reculer. Quand on est forcé de prendre des complices,
on est bien obligé de leur faire confiance…
— Vous voyez d’ailleurs, Monseigneur, reprit le banquier, qu’à pareille
somme, je ne puis guère attendre de profit. J’aurai les peines et point de
bénéfices. Mais je veux vous avantager parce que vous êtes un homme puissant,
et que l’amitié des hommes puissants est plus précieuse que l’or.
Il avait prononcé cela d’un ton débonnaire, mais son œil gauche était toujours
fermé. « Après tout, le bonhomme dit vrai », pensa Jean de Marigny.
Et il signa la décharge.
— À propos, Monseigneur, dit Tolomei, savez-vous comment le roi… que
Dieu le préserve… a reçu les chiens à lièvre que je lui ai envoyés hier ?
— Ah ! Comment ? C’est donc de vous que vient ce grand lévrier qui ne le
quitte plus et qu’il appelle Lombard ?
— Il l’a appelé Lombard ? Je suis content de l’apprendre. Le roi notre Sire a
bien de l’esprit, dit Tolomei en riant. Figurez-vous qu’hier matin,
Monseigneur…
Il allait raconter l’histoire lorsqu’on frappa à la porte. Un commis parut,
annonçant que le comte Robert d’Artois demandait à être reçu.
— Bien. Je vais le voir, dit Tolomei en renvoyant du geste son commis.
Jean de Marigny s’était rembruni.
— Je préférerais… ne pas le rencontrer, dit-il.
— Certes, certes, répondit le banquier avec douceur. Monseigneur d’Artois est
un grand parleur.
Il agita une clochette. Une tenture s’écarta aussitôt et un jeune homme en
justaucorps serré pénétra dans la pièce. C’était le garçon qui, la veille, avait failli
renverser le roi de France.
— Mon neveu, lui dit le banquier, reconduis Monseigneur sans passer par la
galerie, en veillant à ce qu’il ne rencontre personne. Et porte-lui ceci jusqu’à la
rue, ajouta-t-il en lui mettant les deux sacs d’or dans les bras. À vous revoir,
Monseigneur !
Messer Spinello Tolomei s’inclina bien bas pour baiser l’améthyste au doigt
du prélat. Puis il souleva la tenture.
Lorsque Jean de Marigny fut sorti, le Siennois revint vers la table, prit le reçu
signé, le plia soigneusement.
— Coglione ! murmura-t-il. Vanesio, ladro, ma sopratutto coglione.
Son œil gauche un instant s’était ouvert. Ayant serré le document dans le
coffre, il quitta la pièce à son tour, pour accueillir son autre visiteur.
Il descendit au rez-de-chaussée et traversa la grande galerie, éclairée par six
fenêtres, où étaient installés ses comptoirs ; car Tolomei n’était pas seulement
banquier, mais aussi importateur et marchand de denrées rares, depuis les épices
et les cuirs de Cordoue jusqu’aux draps de Flandre, aux tapis de Chypre brodés
d’or, aux essences d’Arabie.
Une dizaine de commis s’occupaient des clients qui entraient et sortaient sans
cesse ; les comptables faisaient leurs calculs, à l’aide d’échiquiers spéciaux sur
les cases desquels ils empilaient des jetons de cuivre ; et la galerie entière
résonnait du sourd bourdonnement du commerce.
Tout en avançant rapidement, le gros Siennois saluait quelqu’un, rectifiait un
chiffre, houspillait un employé ou faisait refuser, d’un niente prononcé entre les
dents, une demande de crédit.
Robert d’Artois était penché sur un comptoir d’armes du Levant et soupesait
un lourd poignard damasquiné.
Le géant se retourna d’un mouvement brusque quand le banquier lui posa la
main sur le bras, et prit cet air rustre et jovial qu’il affectait généralement.
— Alors, Monseigneur, lui dit Tolomei, besoin de moi ?
— Ouais, fit le géant. Deux choses à vous demander.
— La première, j’imagine, c’est de l’argent ?
— Chut ! grogna d’Artois. Est-ce que tout un chacun doit savoir, usurier de
mes tripes, que je vous dois des fortunes ? Allons causer chez vous.
Ils sortirent de la galerie. Une fois dans son cabinet, au premier étage, et la
porte refermée, Tolomei dit :
— Monseigneur, si c’est pour un nouveau prêt, je crains que ce ne soit plus
possible.
— Pourquoi ?
— Cher Monseigneur Robert, répliqua posément Tolomei, quand vous avez
fait procès à votre tante Mahaut pour l’héritage du comté d’Artois, c’est moi qui
ai payé les frais. Ce procès, vous l’avez perdu.
— Mais je l’ai perdu par infamie, vous le savez bien ! s’écria d’Artois. Je l’ai
perdu par les intrigues de cette chienne de Mahaut… qu’elle en crève !… On lui
a donné l’Artois, pour que la Franche-Comté, par sa fille, revienne à la
couronne. Marché de coquins. Mais en vraie justice, je devrais être pair du
royaume et le plus riche baron de France. Et je le serai, vous m’entendez
Tolomei, je le serai!
Et, de son poing énorme, il frappait la table.
— Je vous le souhaite, dit Tolomei toujours calme. Mais en attendant, vous
avez perdu votre procès.
Il avait abandonné ses manières d’église, et en usait avec d’Artois bien plus familièrement qu’avec l’archevêque.
— J’ai quand même reçu la châtellenie de Conches et la promesse du comté
de Beaumont-le-Roger, avec cinq mille livres de revenus, répondit le géant.
— Mais votre comté n’est toujours pas constitué, et vous ne m’avez rien
remboursé. Au contraire.
— Je n’arrive point à me faire verser mes revenus. Le Trésor me doit les
arrérages de plusieurs années…
— … dont vous m’avez engagé une bonne part. Il vous a fallu de l’argent
pour réparer les toitures de Conches et les écuries…
— Elles avaient brûlé, dit Robert.
— Bon. Et puis il vous a fallu encore de l’argent pour entretenir vos partisans
en Artois…
— Et que ferais-je sans eux ? C’est grâce à ces féaux amis, à Fiennes, à
Souastre, à Caumont et aux autres, que je gagnerai ma cause un jour, et les armes
à la main s’il le faut… Et puis dites-moi, messer banquier…
Et le géant changea de ton, comme s’il en avait assez de jouer les écoliers
qu’on semonce. Il prit le banquier par la robe, entre le pouce et l’index, et
commença de le soulever, doucement.
— … Dites-moi donc… vous m’avez payé mon procès, mes écuries, mes
partisans, soit. Mais n’avez-vous pas fait quelques bonnes petites recettes grâce à
moi ? Qui donc vous a annoncé voici sept ans que les Templiers allaient être
piégés comme lapins en garenne, et vous a conseillé de leur faire quelques
emprunts que vous n’avez jamais eu à leur rendre ? Qui donc vous a averti des
rognages de monnaie, ce qui vous a permis de mettre tout votre or en
marchandises, que vous avez revendues avec un tiers de gain ? Hein ! Qui donc ?
Les traditions de la finance sont éternelles, et toujours la haute banque eut ses
informateurs auprès des gouvernements.
Le principal informateur de messer
Spinello Tolomei était le comte Robert d’Artois, parce que celui-ci était l’ami et
le commensal de Monseigneur le frère du roi, Charles de Valois, qui siégeait au
Conseil étroit et lui racontait tout.
Tolomei se dégagea, défroissa le pli de sa robe, sourit, et dit, la paupière
gauche toujours close :
— Je reconnais, Monseigneur, je reconnais. Vous m’avez quelquefois bien
utilement renseigné. Mais hélas…
— Quoi, hélas ?
— Hélas ! Les bénéfices que vous m’avez fait faire sont loin de couvrir les
sommes que je vous ai avancées.
— Est-ce vrai ?
— C’est vrai, Monseigneur, dit Tolomei de l’air le plus innocent et le plus profondément désolé.
Il mentait, et il était sûr de pouvoir le faire impunément, car Robert d’Artois,
s’il était habile à l’intrigue, s’entendait peu aux calculs d’argent.
— Ah ! fit ce dernier, dépité.
Il se gratta la couenne, balança le menton de droite à gauche.
— Tout de même, les Templiers… Vous devez être bien content, ce matin ?
demanda-t-il.
— Oui et non, Monseigneur ; oui et non. Depuis longtemps déjà ils ne
faisaient plus tort à notre négoce. À qui va-t-on s’en prendre, maintenant ? À
nous autres, aux Lombards, comme on dit… Le métier de marchand d’or n’est
point facile. Et pourtant, sans nous, rien ne pourrait se faire… À propos, ajouta
Tolomei, Monseigneur de Valois vous a-t-il appris si l’on allait encore changer le
cours de la livre parisis comme je l’ai entendu assurer ?
— Non, non ; rien de tel… Mais cette fois, dit d’Artois qui suivait son idée, je
tiens Mahaut. Je tiens Mahaut parce que je tiens ses filles et sa cousine. Et je vais
les étrangler… crac… comme de malfaisantes belettes !
La haine lui durcissait les traits et lui dessinait un masque presque beau. Il
s’était de nouveau rapproché de Tolomei. Celui-ci pensait : « Cet homme-là,
pour sa vengeance, est capable de n’importe quoi… De toute façon, je suis
décidé à lui prêter encore cinq cents livres…» Puis il dit :
— De quoi s’agit-il ?
Robert d’Artois baissa la voix. Ses yeux brillaient.
— Les petites catins ont des amants, et depuis cette nuit j’en sais les noms.
Mais silence ! Je ne veux point donner l’éveil… pas encore.
Le Siennois se mit à réfléchir. On le lui avait déjà dit ; il ne l’avait pas cru.
— En quoi cela peut-il vous servir ? demanda-t-il.
— Me servir ? s’écria d’Artois. Mais voyons, banquier, vous imaginez la
honte ? La future reine de France et ses belles-sœurs, pincées comme des
ribaudes avec leurs freluquets… C’est scandale jamais ouï ! Les deux familles de
Bourgogne sont plongées dans cette crotte jusqu’à la gueule ; Mahaut perd tout
crédit à la cour ; les mariages sont dissous ; les héritages disparaissent des
espoirs de la couronne ; je requiers alors reprise de mon procès, et je le gagne !
Il marchait de long en large et ses pas faisaient vibrer le plancher, les meubles,
les objets.
— Et c’est vous, dit Tolomei, qui allez découvrir la honte ? Vous irez trouver
le roi…
— Mais non, messer, pas moi. Moi, on ne m’entendrait pas. Quelqu’un
d’autre de bien mieux désigné… Mais qui n’est pas en France… Et c’est
précisément la seconde chose que je venais vous demander. Il me faudrait un
homme sûr et peu voyant pour aller en Angleterre porter un message.
— À qui, Monseigneur ?
— À la reine Isabelle.
— Ah ! bah !… murmura le banquier.
Puis il y eut un silence, pendant lequel on n’entendit que les bruits de la rue.
— Il est vrai que Madame Isabelle ne passe pas pour chérir beaucoup ses
belles-sœurs de France, dit enfin Tolomei qui n’avait pas besoin d’en entendre
davantage pour comprendre comment d’Artois avait monté son complot. Vous
êtes fort son ami, je crois, et vous fûtes là-bas il y a peu de jours ?
— J’en suis revenu la semaine passée, et j’ai été assez vite en besogne.
— Mais pourquoi n’envoyez-vous pas à Madame Isabelle un homme à vous,
ou bien un chevaucheur de Monseigneur de Valois ?
— Mes hommes sont connus et ceux de Monseigneur de Valois aussi, dans ce
pays où tout le monde surveille tout le monde ; on aurait tôt fait de me gâcher
mon affaire. J’ai pensé qu’un marchand, mais un marchand en qui l’on puisse se
fier, conviendrait mieux. Vous ne manquez pas de gens qui voyagent pour
vous… D’ailleurs, le message n’aura rien qui puisse faire inquiéter le porteur…
Tolomei regarda le géant dans les yeux, médita un moment, puis, enfin, il
secoua sa clochette de bronze.
— Je vais essayer de vous rendre encore une fois service, dit-il.
La tenture
s’écarta et le même jeune homme qui avait accompagné l’archevêque reparut. Le
banquier le présenta.
— Guccio Baglioni, mon neveu, nouvellement arrivé de Sienne. Je ne crois
point que les prévôts et sergents de notre ami Marigny le connaissent encore…
Bien qu’hier matin, ajouta Tolomei à mi-voix en regardant le jeune homme avec
une feinte sévérité, il se soit distingué par une belle prouesse au vu du roi de
France… Comment le trouvez-vous ? Robert d’Artois considéra Guccio.
— Joli garçon, dit-il en riant ; bien tourné, mollet sec, taille mince, yeux de
troubadour. Est-ce lui que vous dépêcheriez, messire Tolomei ?
— C’est un autre moi-même, dit le banquier… en moins gros et en plus jeune.
J’ai été comme lui, figurez-vous, mais je suis seul à m’en souvenir.
— Si le roi Edouard le voit, bougre comme on le connaît, vous risquez fort
que ce jouvenceau ne vous revienne jamais.
Et, là-dessus, le géant partit d’un grand rire auquel se joignirent l’oncle et le
neveu.
— Guccio, dit Tolomei, tu vas connaître l’Angleterre. Tu partiras demain à
l’aube crevant ; tu te rendras à Londres chez notre cousin Albizzi…
— Albizzi, je connais ce nom, interrompit d’Artois. Ah ! Mais oui, c’est le fournisseur de la reine Isabelle…
— Vous voyez, Monseigneur… Donc tu te rendras chez Albizzi, et là, avec
son aide, tu iras à Westmoutiers délivrer à la reine, et à elle seule, le message que
Monseigneur va écrire. Je te dirai tout à l’heure plus longuement ce que tu
devras faire.
— Je préférerais dicter, dit d’Artois ; je me sers mieux d’un épieu que de vos
satanées plumes d’oie.
Tolomei pensa : « Et méfiant en plus, le gaillard ; il ne veut pas laisser de
traces. »
— À votre guise, Monseigneur. Je vous écoute.
Et il prit lui-même sous la
dictée la lettre suivante : « Madame,
Les choses que nous avions devinées sont véridiques et plus honteuses encore
qu’il se pouvait croire. Je sais les personnes et les ai si bien découvertes qu’elles
ne sauraient échapper si nous faisons hâte. Mais vous seule avez puissance assez
pour accomplir ce que nous escomptons, et mettre terme par votre venue à tant
de vilenie qui noircit moult l’honneur de vos parents. Je n’ai d’autre désir que
d’être en tout votre serviteur de corps et d’âme. »
— La signature, Monseigneur ? demanda Tolomei.
— La voici, répondit d’Artois en sortant de sa bourse une énorme bague
d’argent qu’il tendit au jeune homme.
Il en portait une semblable au pouce, mais
en or.
— Tu remettras ceci à Madame Isabelle ; elle saura… Mais es-tu sûr,
troubadour, de te faire accorder audience dès ton arrivée ?
— Bah ! Monseigneur, dit Tolomei, nous ne sommes pas trop mal placés
auprès des souverains d’Angleterre. Quand le roi Edouard est venu l’année
passée, avec Madame Isabelle, il a emprunté à nos compagnies vingt mille livres
que nous nous sommes associés pour lui fournir, et qu’il ne nous a pas encore
rendues.
— Lui aussi ? s’écria d’Artois. À propos, banquier, et cette… première chose
que je venais vous demander ?
— Ah ! Je ne vous résisterai jamais, Monseigneur, dit Tolomei en soupirant.
Et il alla prendre dans le coffre un sac qu’il remit à d’Artois en ajoutant :
— Cinq cents livres. C’est tout ce que je puis. Nous marquerons cela à votre
compte, ainsi que le voyage de votre messager.
— Ah ! banquier, banquier, s’écria d’Artois, avec un grand sourire qui
illumina son visage, tu es un ami. Quand j’aurai repris mon comté paternel, je
ferai de toi mon argentier.
— J’y compte bien, Monseigneur, dit l’autre en s’inclinant.
Et sinon, je t’emmènerai avec moi dans l’Enfer pour que tu m’achètes les
faveurs du Diable.
Et le géant sortit, trop large pour la porte, en faisant sauter le sac d’or comme
une balle dans sa paume.
— Vous lui avez encore donné de l’argent, mon oncle ? dit Guccio en hochant
la tête avec réprobation. Vous aviez pourtant bien dit…
— Guccio mio, Guccio mio, répondit doucement le banquier (et maintenant il
avait les deux yeux bien ouverts), rappelle-toi toujours ceci : les secrets des
grands de ce monde sont l’intérêt de l’argent que nous leur prêtons. Dans ce
même matin, Monseigneur Jean de Marigny et Monseigneur d’Artois m’ont
donné sur eux des lettres de crédit qui valent plus que de l’or, et que nous
saurons négocier en leur temps. Quant à l’or… nous allons en rattraper un peu.
Il resta pensif un instant et reprit :
— En revenant d’Angleterre, tu feras un détour. Tu passeras par Neauphle-leVieux.
— Bien, mon oncle, répondit Guccio sans enthousiasme.
— Notre commis de là-bas n’arrive pas à recouvrir une créance que nous
avons sur les châtelains de Cressay. Le père vient de mourir. Les héritiers
refusent de payer. Il semble qu’ils n’aient plus rien.
— Et comment faire, s’ils n’ont plus rien ?
— Bah ! Ils ont des murs, ils ont une terre, ils ont peut-être des parents. Ils
n’ont qu’à emprunter ailleurs de quoi nous rendre. S’ils ne peuvent, tu vas voir le
prévôt de Montfort, tu fais saisir, tu fais vendre. C’est dur, je sais. Mais un
banquier doit s’habituer à être dur. Pas de pitié pour les petits clients, sinon nous
ne pourrions plus servir les gros. À quoi penses-tu, figlio mio ?
— À l’Angleterre, mon oncle, répondit Guccio.
Le retour par Neauphle lui
paraissait une corvée, mais qu’il acceptait de bon gré ; toute sa curiosité, tous ses
rêves d’adolescent étaient déjà tournés vers Londres. Il allait traverser la mer
pour la première fois… La vie de marchand lombard était décidément une vie
agréable, et qui ménageait de belles surprises. Partir, courir les routes, porter aux
princes des messages secrets…
Le vieil homme contempla son neveu avec un air de profonde tendresse.
Guccio était la seule affection de ce cœur rusé et usé.
— Tu vas faire un beau voyage, et je t’envie, dit-il. Peu de gens à ton âge ont
l’occasion de voir autant de pays. Instruis-toi, fouine, furète, regarde tout, fais
parler et parle peu. Prends garde à qui t’offre à boire ; ne donne pas aux filles
plus d’argent qu’elles ne valent, et veille bien à te découvrir devant les
processions… Et si tu croises un roi sur ton chemin, fais en sorte qu’il ne m’en
coûte pas cette fois un cheval ou un éléphant.
-Est-il vrai, mon oncle, demanda Guccio en souriant, que Madame Isabelle
est aussi belle qu’on le dit ?
Demain 2ème partie chapitre II La route de Londres
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