vendredi 20 juillet 2018

Le roi de fer - 2ème partie - ch 10 - Le jugement

LE JUGEMENT

  Durant tout le trajet de Paris à Pontoise, la comtesse Mahaut, dans sa litière, chercha des arguments propres à fléchir le courroux du roi. Mais elle parvenait mal à fixer ses idées. Trop de pensées l’habitaient, trop de craintes, trop de colère aussi contre la folie de ses filles, contre la bêtise de leurs maris, contre l’imprudence de leurs amants, contre tous ceux qui par légèreté, aveuglement ou quête sensuelle, risquaient de ruiner le laborieux édifice de sa puissance. Mère de princesses répudiées, que deviendrait Mahaut ? Elle était bien décidée à noircir autant qu’elle le pourrait la reine de Navarre, et à rejeter sur celle-ci toute la culpabilité. Marguerite n’était pas sa fille. Pour ses propres enfants Mahaut plaiderait l’entraînement, le mauvais exemple… 
  Robert d’Artois avait mené la troupe bon train, comme s’il voulait faire montre de zèle. Il prenait plaisir à voir le chanoine-chancelier rebondir sur sa selle, et surtout à entendre les gémissements de sa tante. Chaque fois que de la grande litière secouée par les mules s’échappait une plainte, Robert, comme par hasard, faisait forcer l’allure. Aussi, la comtesse eut-elle un râle de soulagement quand apparurent enfin, au-dessus d’une ligne d’arbres, les tourelles de Maubuisson. Bientôt, l’équipage pénétra dans la cour du château. Un grand silence y régnait, rompu seulement par le pas des archers. Mahaut descendit de litière et, à l’officier de garde, demanda où était le roi. 
  — Il rend justice, Madame, dans la salle capitulaire. 
  Suivie de Robert, de Thierry d’Hirson et de Béatrice, Mahaut se dirigea vers l’abbaye. En dépit de sa fatigue, elle marchait vite et ferme. La salle capitulaire offrait ce jour-là un spectacle inhabituel. Sous les voûtes froides qui abritaient d’ordinaire des assemblées de nonnes, toute la cour de France se tenait figée devant son roi. Quelques rangs de visages se tournèrent, à l’entrée de la comtesse Mahaut, et un murmure courut. Une voix, qui était celle de Nogaret, s’arrêta de lire. Mahaut vit le roi, couronne en tête et sceptre en main, l’œil grand ouvert, immobile. 
  Dans la terrible fonction de justice qu’il remplissait, Philippe le Bel semblait absent du monde, ou plutôt il semblait communiquer avec un univers plus vaste que le monde visible. La reine Isabelle, Marigny, Charles de Valois, Louis d’Évreux, ainsi que les trois princes et plusieurs grands barons, étaient assis à ses côtés. Au pied de l’estrade, trois petits moines agenouillés inclinaient vers les dalles leurs crânes rasés. Alain de Pareilles se tenait un peu en retrait, debout, les mains croisées sur la garde de son épée. « Dieu soit loué, pensa Mahaut. J’arrive à temps. On juge quelque affaire de sorcellerie ou de sodomie. » Elle s’apprêtait à gagner l’estrade où son rang de pair du royaume lui donnait place. 
  Soudain, elle sentit ses jambes se dérober. L’un des pénitents agenouillés avait levé la tête ; Mahaut reconnut sa fille Blanche. Les trois princesses avaient été rasées et vêtues de bure. Mahaut chancela sous le coup avec un cri sourd, comme si on l’avait frappée au ventre.
  Machinalement, elle s’accrocha au bras de son neveu, parce que c’était le premier bras qui se trouvait là. 
  — Trop tard, ma tante. Hélas ! Nous arrivons trop tard, dit Robert d’Artois qui savourait pleinement sa vengeance. 
  Le roi fit un signe au garde des Sceaux qui reprit la lecture du jugement. 
  — «… et par lesdits témoignages et aveux ayant été prouvées adultères, lesdites dames Marguerite, épouse de Monseigneur le roi de Navarre, et Blanche, épouse de Monseigneur Charles, seront emprisonnées dans la forteresse de Château-Gaillard, et ce, pour le restant des jours qu’il plaira à Dieu de leur accorder. » 
  — À vie, murmura Mahaut, elles sont condamnées à vie.     
  — « Aussi dame Jeanne, comtesse palatine de Bourgogne et épouse de Monseigneur de Poitiers, étant considéré qu’elle n’a point été convaincue d’avoir forfait le mariage et que ce crime ne peut lui être imputé, mais étant établies les complaisances coupables qu’elle eut, sera enfermée en le donjon de Dourdan, pour autant qu’il sera nécessaire à sa repentance et qu’il plaira au roi. » 
  Il y eut un temps de silence pendant lequel Mahaut pensa, en regardant Nogaret : « C’est lui, c’est ce chien qui a tout fait, avec sa rage d’épier, de dénoncer et de tourmenter. Il me le paiera. Il me le paiera de sa peau. » Mais le garde des Sceaux n’avait pas achevé sa lecture. 
  — « Aussi les sires Gautier et Philippe d’Aunay, ayant forfait à l’honneur et trahi le lien féodal en commettant l’adultère avec personnes de majesté royale, seront roués, écorchés vifs, châtrés, décapités et pendus au gibet public de Pontoise, au matin du jour à suivre celui-ci. Ainsi notre très sage, très puissant et très aimé roi notre Sire en a jugé. » 
  Les épaules des princesses avaient frissonné pendant l’énoncé des supplices qui attendaient leurs amants. Nogaret roula son parchemin, et le roi se leva. La salle commença de se vider, dans un long murmure qui résonnait entre ces murs habitués à la prière. 
  La comtesse Mahaut vit qu’on s’écartait d’elle et qu’on évitait son regard. Elle voulut aller vers ses filles, mais Alain de Pareilles lui barra le passage. 
  — Non, Madame, dit-il. Le roi n’autorise que ses fils, s’ils le désirent, à entendre l’adieu de leurs épouses, et leur repentir. 
  Elle chercha aussitôt à se retourner vers le roi, mais celui-ci était déjà sorti, de même que Louis de Navarre et Philippe de Poitiers. Seul des trois époux, Charles était resté. Il s’approcha de Blanche. 
  — Je ne savais pas… Je ne voulais pas… Charles ! dit celle-ci en éclatant en sanglots. 
  Le rasoir avait laissé sur sa tête chauve de petites plaques rouges. Mahaut se tenait à quelques pas, soutenue par son chancelier et sa demoiselle de parage. 
  — Ma mère, lui cria Blanche, dites à Charles que je ne savais pas, et qu’il m’accorde pitié ! 
  Jeanne de Poitiers se passait les mains sur les oreilles, qu’elle avait un peu décollées, comme si elle ne s’habituait pas à les sentir nues. 
  Adossé contre un pilier près de la porte, Robert d’Artois, les bras croisés, contemplait son œuvre. 
  — Charles, Charles ! répétait Blanche. 
  À ce moment s’éleva la voix dure d’Isabelle d’Angleterre.     — Point de faiblesse, Charles. Restez prince, dit-elle.    
  Ces mots provoquèrent un sursaut de fureur chez la troisième condamnée, Marguerite de Bourgogne. 
  — Point de faiblesse, Charles ! Point de pitié ! s’écria-t-elle. Imitez votre sœur Isabelle qui ne peut comprendre les élans d’amour. Elle n’a que haine et fiel dans le cœur. Sans elle, vous n’auriez jamais rien appris. Mais elle me hait, elle vous hait, elle nous hait tous. 
  Isabelle considéra Marguerite avec une colère froide. 
  — Dieu vous pardonne vos crimes, dit-elle. 
  — Il me pardonnera plus vite mes crimes qu’il ne fera de toi une femme heureuse, lui lança Marguerite. 
  — Je suis reine, répliqua Isabelle. Si je n’ai pas le bonheur, au moins j’ai un sceptre et un royaume, que je respecte. 
  — Moi, si je n’ai pas eu le bonheur, au moins j’ai eu le plaisir, qui vaut toutes les couronnes du monde, et je ne regrette rien. 
  Dressée en face de sa belle-sœur qui portait diadème, Marguerite, le crâne dénudé, le visage ravagé par l’angoisse et les larmes, trouvait encore la force d’insulter, de blesser, et de plaider pour son corps. 
  — Il y avait le printemps, dit-elle d’une voix pressée, haletante, il y avait l’amour d’un homme, la chaleur et la force d’un homme, la joie de prendre et d’être prise… tout ce que tu ne connais pas, que tu crèves de connaître et que tu ne connaîtras jamais. Ah ! tu ne dois guère être attirante au lit pour que ton mari préfère chercher son plaisir auprès des garçons ! 
  Blême, mais incapable de répondre, Isabelle fit un signe à Alain de Pareilles. 
  — Non, cria Marguerite. Tu n’as rien à dire à messire de Pareilles. Je l’ai déjà commandé, et je le commanderai peut-être de nouveau quelque jour. Il souffrira bien encore une fois de partir à mon ordre. 
  Elle tourna le dos et indiqua d’un signe au chef des archers qu’elle était prête. Les trois condamnées sortirent, traversèrent sous escorte la cour de Maubuisson, et regagnèrent la chambre qui leur servait de cellule. Quand Alain de Pareilles eut refermé la porte sur elles, Marguerite courut au lit et s’y jeta en mordant les draps. 
  — Mes cheveux, mes beaux cheveux, sanglotait Blanche.   
  Jeanne de Poitiers cherchait à se rappeler l’aspect du donjon de Dourdan.

Demain 2ème partie chapitre XI Le supplice   

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