L’ARGENT ET LE POUVOIR
Un soir de la mi-octobre, une trentaine d’hommes tenaient réunion, toutes
portes closes, chez messer Spinello Tolomei.
Le plus jeune, Guccio Baglioni, neveu de la maison, avait dix-huit ans. Le
plus âgé en comptait soixante-quinze ; c’était Boccanegra, capitaine général des
compagnies lombardes. Si différents qu’ils fussent d’âge et de traits, il y avait
entre tous ces personnages une curieuse ressemblance dans l’attitude, la mobilité
de visage et de geste, la manière de porter le vêtement.
Éclairés par de gros cierges fichés dans des candélabres forgés, ces hommes
de teint brun formaient une famille au langage commun. Une tribu en guerre
aussi, et dont la puissance était égale à celle des grandes ligues de noblesse ou
des assemblées de bourgeois.
Il y avait là les Peruzzi, les Albizzi, les Guardi, les Bardi avec leur principal
commis et voyageur Boccace, les Pucci, les Casinelli, tous originaires de
Florence comme le vieux Boccanegra. Il y avait les Salimbene, les Buonsignori,
les Allerani et les Zaccaria, de Gênes ; il y avait les Scotti, de Piacenza ; il y
avait le clan siennois autour de Tolomei.
Entre tous ces hommes existaient des
rivalités de prestige, des concurrences commerciales, et même parfois des haines
solides pour raisons de famille ou affaires d’amour. Mais dans le péril ils se
retrouvaient comme frères.
Tolomei venait d’exposer la situation avec calme, sans en dissimuler la
gravité. Ce n’était d’ailleurs pour personne une totale surprise. Il y avait peu
d’imprévoyants parmi ces hommes de banque, et la plupart avaient déjà mis à
l’abri, hors de France, une partie de leur fortune. Mais il est des choses qui ne se
peuvent emporter et chacun songeait avec angoisse ou colère ou déchirement à
ce qu’il allait devoir abandonner : la belle demeure, les biens fonciers, les
marchandises en magasin, la situation acquise, la clientèle, les habitudes, les
amitiés, la jolie maîtresse, le fils naturel…
— Je possède peut-être, dit alors Tolomei, un moyen d’enchaîner le Marigny,
sinon même de l’abattre.
— Alors, n’hésite pas : ammazzalo dit Buonsignori, le chef de la plus grosse
compagnie génoise.
— Quel est ton moyen ? questionna le représentant des Scotti.
Tolomei secoua la tête :
— Je ne puis le dire encore.
— Des dettes sans doute ? s’écria Zaccaria. Et après ? Est-ce que cela a jamais
gêné cette sorte de gens ? Au contraire ! Ils auront, s’ils nous expulsent, une
bonne occasion d’oublier ce qu’ils nous doivent…
Zaccaria était amer ; il ne possédait qu’une petite compagnie et enviait à
Tolomei sa clientèle de grands seigneurs. Tolomei se tourna vers lui et, sur un
ton de profonde conviction, répondit :
— Beaucoup plus que des dettes, Zaccaria ! Une arme empoisonnée, et dont je
ne veux pas éventer le venin. Mais, pour l’utiliser, j’ai besoin de vous tous, mes
amis. Car il me faudra traiter avec le coadjuteur de force à force. Je tiens une
menace ; il me faut pouvoir l’assortir d’une offre… afin que Marigny choisisse
ou l’entente ou le combat.
Il développa son idée. Si l’on voulait spolier les Lombards, c’était pour
combler le déficit des finances publiques. Marigny devait à tout prix remplir le
Trésor. Les Lombards allaient feindre de se montrer bons sujets, et proposer
spontanément un prêt très important à faible intérêt. Si Marigny refusait,
Tolomei sortait l’arme du fourreau.
— Tolomei, il faut nous éclairer, dit l’aîné des Bardi. Quelle est cette arme
dont tu parles tant ?
Après un instant d’hésitation, Tolomei dit :
— Si vous y tenez, je puis la révéler à notre capitano, mais à lui seul.
Un
murmure courut, et l’on se consulta du regard.
— Si… d’accorda, facciamo cosi… entendit-on.
Tolomei attira Boccanegra dans un coin de la pièce. Les autres guettaient le
visage au nez mince, aux lèvres rentrées, aux yeux usés, du vieux Florentin ; ils
saisirent seulement les mots de fratello, et farcivescovo[26].
— Deux mille livres, bien placées, n’est-ce pas ? murmura enfin Tolomei. Je
savais qu’elles me serviraient un jour.
Boccanegra eut un petit rire gargouillant au fond de sa vieille gorge ; puis il
reprit sa place et dit simplement en désignant du doigt Tolomei :
— Abbiate fiducia.
Alors Tolomei, tablette et stylet en mains, commença d’interroger chacun sur
le chiffre de la subvention qu’il pouvait consentir.
Boccanegra s’inscrivit le premier pour une somme considérable : dix mille et
treize livres.
— Pourquoi les treize livres ? lui demanda-t-on.
— Perportar loro scarogna.
— Peruzzi, combien peux-tu faire ? demanda Tolomei.
Peruzzi calculait.
— Je vais te dire… dans un moment, répondit-il.
— Et toi, Salimbene ?
Les Génois, autour de Salimbene et de Buonsignori, avaient la mine
d’hommes à qui l’on arrache un morceau de chair. Ils étaient connus pour être
les plus retors en affaires. On disait d’eux : « Si un Génois te regarde seulement
la bourse, elle est déjà vide. » Pourtant, ils s’exécutèrent.
Certains des assistants
se confiaient :
— Si Tolomei réussit à nous tirer de là, c’est lui un jour qui succédera à
Boccanegra.
Tolomei s’approcha des deux Bardi qui parlaient bas avec Boccace.
— Combien faites-vous, pour votre compagnie ?
L’aîné des Bardi sourit :
— Autant que toi, Spinello.
L’œil gauche du Siennois s’ouvrit.
— Alors, ce sera le double de ce que tu pensais.
— Ce serait encore bien plus lourd de tout perdre, dit le Bardi en haussant les
épaules. N’est-ce pas vrai, Boccacio ?
Celui-ci inclina la tête. Mais il se leva pour prendre Guccio à part. Leur
rencontre sur la route de Londres avait établi entre eux des liens d’amitié.
— Est-ce que ton oncle a vraiment le moyen de briser le cou d’Enguerrand ?
Guccio, de son air le plus sérieux, répondit :
— Je n’ai jamais entendu mon oncle faire une promesse qu’il ne pouvait tenir.
Quand on leva la séance, le Salut était achevé dans les églises, et la nuit
tombait sur Paris. Les trente banquiers sortirent de l’hôtel Tolomei. Éclairés par
les torches que tenaient leurs valets, ils se raccompagnèrent de porte en porte, à
travers le quartier des Lombards, formant dans les rues sombres une étrange
procession de la fortune menacée, la procession des pénitents de l’or.
Dans son cabinet, Spinello Tolomei, seul avec Guccio, faisait le total des
sommes promises, comme on compte des troupes avant une bataille. Quand il
eut terminé, il sourit. L’œil mi-clos, les mains nouées sur les reins, regardant le
feu où les bûches devenaient cendre, il murmura :
— Messire de Marigny, vous n’avez pas encore vaincu.
Puis, à Guccio :
— Et si nous réussissons, nous demanderons de nouveaux privilèges en
Flandre.
Car, si près du désastre, Tolomei songeait déjà, s’il l’évitait, à en tirer profit. Il
se dirigea vers son coffre, l’ouvrit.
— La décharge signée par l’archevêque, dit-il en prenant le document. Si l’on
venait à nous faire ce qu’on fit aux Templiers, je préférerais que les sergents de
messire Enguerrand ne la puissent trouver ici. Tu vas sauter sur le meilleur
cheval, et partir aussitôt pour Neauphle, où tu mettras ceci en cache, dans notre
comptoir. Tu resteras là-bas.
Il regarda Guccio bien en face, et ajouta gravement :
— S’il m’arrivait quelque malheur…
Tous deux firent les cornes avec leurs doigts, et touchèrent du bois.
— … tu remettrais cette pièce à Monseigneur d’Artois, pour qu’il la remette
au comte de Valois, lequel en saurait faire bon usage. Sois défiant, car le
comptoir de Neauphle ne sera pas non plus à l’abri des archers…
— Mon oncle, mon oncle, dit vivement Guccio, j’ai une idée. Plutôt que de
loger au comptoir, je pourrais aller à Cressay dont les châtelains restent nos
obligés. Je leur ai naguère été fort secourable, et nous avons toujours créance sur
eux. J’imagine que la fille, si les choses n’ont point changé, ne refusera pas de
m’aider.
— C’est bien pensé, dit Tolomei. Tu mûris, mon garçon ! Chez un banquier, le
bon cœur doit toujours servir à quelque chose… Fais donc ainsi. Mais puisque tu
as besoin de ces gens, il te faut arriver avec des cadeaux. Emporte quelques
aunes d’étoffe, et de la dentelle de Bruges, pour les femmes. Il y a aussi deux
garçons, m’as-tu dit ? Et qui aiment à chasser ? Prends les deux faucons qui nous
sont arrivés de Milan.
Il retourna au coffre.
— Voici quelques billets souscrits par Monseigneur d’Artois, reprit-il. Je
pense qu’il ne refuserait pas de t’aider, si le besoin s’en faisait sentir. Mais son
appui sera encore plus sûr si tu lui présentes ta requête d’une main et ses
comptes de l’autre… Et voici la créance du roi Edouard… Je ne sais pas, mon
neveu, si tu seras riche avec tout cela, mais au moins tu pourras te rendre
redoutable. Allons ! Ne t’attarde plus maintenant. Va faire seller ton cheval, et
préparer ton bagage. Ne prends qu’un seul valet d’escorte, pour n’être point
remarqué. Mais dis-lui de s’armer.
Il glissa les documents dans un étui de plomb qu’il remit à Guccio, en même
temps qu’un sac d’or.
— Le sort de nos compagnies est à présent moitié entre tes mains, moitié entre
les miennes, ajouta-t-il. Ne l’oublie pas.
Guccio embrassa son oncle avec émotion. Il n’avait pas besoin, cette fois, de
se créer un personnage ni de s’inventer un rôle ; le rôle venait à lui.
Une heure plus tard, il quittait la rue des Lombards.
Alors, messer Spinello Tolomei mit son manteau doublé de fourrure, car
l’octobre était frais ; il appela un serviteur auquel il fit prendre torche et dague,
et se rendit à l’hôtel de Marigny.
Il attendit un long moment, d’abord dans la conciergerie, puis dans une salle
des gardes qui servait d’antichambre. Le coadjuteur menait train royal, et il y
avait grand mouvement en sa demeure, jusque fort tard. Messer Tolomei était
homme patient. Il rappela sa présence, à plusieurs reprises, en insistant sur la
nécessité qu’il avait d’entretenir le coadjuteur en personne.
— Venez, messer, lui dit enfin un secrétaire.
Tolomei traversa trois grandes salles et se trouva en face d’Enguerrand de
Marigny qui, seul dans son cabinet, finissait de souper tout en travaillant.
— Voici une visite imprévue, dit Marigny froidement. Quelle est votre
affaire ?
Tolomei répondit d’une voix aussi froide :
— Affaire du royaume, Monseigneur.
Marigny lui désigna un siège.
— Éclairez-moi, dit-il.
— Il est bruit depuis quelques jours, Monseigneur, d’une certaine mesure qui
se préparerait en Conseil du roi, et qui toucherait aux privilèges des compagnies
lombardes. Le bruit, à se répandre, nous inquiète, et gêne fort le commerce. La
confiance est suspendue, les acheteurs se font rares ; les fournisseurs exigent
paiement sur l’heure ; nos débiteurs diffèrent de s’acquitter.
— Cela n’est point affaire du royaume, répondit Marigny.
— À voir, Monseigneur, à voir. Beaucoup de gens, ici et ailleurs, s’émeuvent.
On en parle même hors de France…
Marigny se frotta le menton et la joue.
— On parle trop. Vous êtes un homme raisonnable, messer Tolomei, et vous
ne devez pas accorder foi à ces bruits, dit-il en regardant tranquillement un des
hommes qu’il s’apprêtait à abattre.
— Si vous me l’affirmez, Monseigneur… Mais la guerre flamande a coûté fort
cher, et le Trésor peut se trouver en nécessité d’or frais. Aussi avons-nous
préparé un projet…
— Votre commerce, je le répète, n’est point affaire qui me concerne.
Tolomei leva la main comme pour dire : « Patience, vous ne savez pas tout…»
et poursuivit :
— Si nous n’avons pas pris parole à la grande Assemblée, nous n’en sommes
pas moins désireux de fournir aide à notre roi bien-aimé. Nous sommes disposés
à un gros prêt auquel participeraient toutes les compagnies lombardes, sans
limite de temps, et au plus faible intérêt. Je suis ici pour vous en donner avis.
Puis Tolomei se pencha et murmura un chiffre. Marigny tressaillit, mais aussitôt pensa : « S’ils sont prêts à s’amputer de cette somme, c’est qu’il y a
vingt fois plus à prendre. »
À lire beaucoup et à veiller ainsi qu’il le faisait, ses yeux se fatiguaient et il
avait les paupières rouges.
— C’est bonne pensée et louable intention dont je vous sais gré, dit-il après un
silence. Il convient toutefois que je vous témoigne ma surprise… Il m’est venu
aux oreilles que certaines compagnies auraient dirigé vers l’Italie des convois
d’or… Cet or ne saurait être en même temps ici et là-bas.
Tolomei ferma tout à fait l’œil gauche.
— Vous êtes un homme raisonnable, Monseigneur, et vous ne devez pas
accorder foi à ces bruits-là, dit-il en reprenant les propres paroles du coadjuteur.
Notre offre n’est-elle pas la preuve de notre bonne foi ?
— Je souhaite pouvoir donner croyance à ce que vous m’assurez. Car, si cela
n’était, le roi ne saurait souffrir ces brèches à la fortune de la France, et il lui
faudrait y mettre terme…
Tolomei ne broncha pas. La fuite des capitaux lombards avait commencé du
fait de la menace de spoliation, et cet exode allait servir à Marigny pour justifier
la mesure. C’était le cercle vicieux.
— Je vois qu’en cela au moins, vous considérez notre négoce comme affaire
du royaume, répondit le banquier.
— Nous nous sommes dit, je crois, ce qu’il fallait, messer Tolomei, conclut
Marigny.
— Certes, Monseigneur…
Tolomei se leva et fit un pas. Puis, soudain, comme si quelque chose lui
revenait en mémoire :
— Monseigneur l’archevêque de Sens est-il en la ville ? demanda-t-il.
— Il y est.
Tolomei hocha la tête, pensivement.
— Vous avez plus que moi occasion de le voir. Votre Seigneurie aurait-elle
l’obligeance de lui faire savoir que je souhaiterais l’entretenir dès demain, et
quelle que soit l’heure, du sujet qu’il sait. Mon avis lui importera.
— Qu’avez-vous à lui dire ? J’ignorais qu’il eût affaire avec vous !
— Monseigneur, dit Tolomei en s’inclinant, la première vertu d’un banquier,
c’est de savoir se taire. Toutefois, comme vous êtes frère à Monseigneur de Sens,
je puis vous confier qu’il s’agit de son bien, du nôtre… et de celui de notre
Sainte-Mère l’Église.
Puis, comme il allait sortir, il répéta sèchement :
— Dès demain, s’il lui plaît.
Demain 3ème partie chapitre VI Tolomei gagne
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